Les feuilles de styles complexes font souvent apparaître des contradictions entre les différentes règles. Cela se produit lorsqu'une propriété reçoit des valeurs différentes, avec des sélecteurs différents mais qui ciblent un ou plusieurs éléments identiques.
Cette page décrit le mécanisme standard de CSS pour résoudre ces conflits. Vous pourrez également vous reporter à la page sur la directive @layer qui permet de mettre en œuvre une autre gestion des priorités : les couches de cascade.
Il arrive fréquemment que plusieurs règles CSS soient contradictoires. Cela se produit chaque fois que l'on tente d'affecter des valeurs différentes à une même propriété.
Par exemple, les deux règles CSS suivantes se contredisent sur le premier paragraphe. En effet, la première règle demande que l'élément dont l'identifiant est parag1 soit en rouge, tandis que la deuxième règle demande que les paragraphes soient en bleu. L'élément parag1 étant lui-même un paragraphe, il y a contradiction.
#parag1a {color:red;}
.exemple1 {color:blue;}
Voici comment s'affichera le code présenté ci-dessus. On voit que ce n'est pas nécessairement la dernière règle rencontrée qui est prioritaire par rapport aux précédentes. Dans cet exemple on voit que le sélecteur par identifiant ( # ) est prioritaire sur un sélecteur par type d'élément ( p ) : le style appliqué sur l'ID (couleur rouge) est prioritaire sur celui qui est appliqué sur la classe (couleur bleue) bien que ce dernier soit énoncé après.
p id="parag1a" class="exemple1a"
Le premier paragraphe.
/p
p id="parag1b" class="exemple1"
Le deuxième paragraphe.
/p
p id="parag1b" class="exemple1"
Le troisième paragraphe.
/p
Rappel : le sélecteur est ce qui détermine sur quel(s) élément(s) une règle CSS s'applique. Dans l'exemple ci-dessous, le sélecteur est .encart. Il désigne tous les éléments comportant l'attribut class="encart".
.encart {border:solid 1px silver;}
Tous les sélecteurs n'ont pas la même priorité. En cas de contradiction entre deux règles, celle qui s'applique est celle qui a le sélecteur le plus prioritaire. De façon générale, les sélecteurs ont une priorité d'autant plus grande qu'ils sont plus précis. Le sélecteur très général * a une priorité de 0. A l'inverse, un sélecteur sur un identifiant, qui en principe ne concerne qu'un seul élément de la page, à une priorité de 100.
Pour déterminer la priorité d'un sélecteur, il faut considérer la logique suivante :
Une règle avec la mention !important a une priorité de 10000.
Une règle écrite dans l'attribut style d'une balise HTML a une priorité de 1000.
Une règle avec un sélecteur sur un identifiant ( # ) a une priorité de 100.
Une règle avec un sélecteur sur une classe ( . ) ou des pseudo-classe ( : ) a une priorité de 10.
Une règle avec un sélecteur sur un type d'élément ( p ) ou des pseudo-élément ( :: ) a une priorité de 1.
Le sélecteur étoile ( * ) a une priorité de 0.
Les animations sont prioritaires par rapport à toutes les autres déclarations, sauf celles qui sont notées !important. Ce qui est logique sinon les animations ne pourraient jamais s'exécuter. Voir le tutoriel sur les animations en CSS.
Les transitions sont prioritaires par rapport à toutes les autres règles, y compris celles comportant la mention !important. Voir la propriété transition.
Lorsqu'un sélecteur comporte plusieurs parties combinées, les priorités de chacune des parties s'additionnent pour donner la priorité globale du sélecteur.
Une exception cependant : lorsque le sélecteur est composé de plusieurs parties séparées par des virgules, chaque partie est considérée comme un sélecteur à part entière. Chacune des parties peut éventuellement recevoir une priorité différente.
Enfin, lorsque deux règles contradictoires ont un sélecteur de même priorité, la dernière règle rencontrée remplace les valeurs définies par les règles précédentes.
Exemples :
/* Sélecteur sur un identifiant -> priorité = 100 */
#edito {color:blue;}
/* Sélecteur sur une pseudo-classe -> priorité = 10 */
:link {color:inherit;}
/* Sélecteur sur un type d'élément -> priorité = 1. */
p {font-size:1.1em;}
/* Règle comportant la mention !important -> priorité = 10000 */
p {color:silver!important}
/* Sélecteur désignant les images enfants l'élément #edit -> priorité = 101 */
#edit img {width:25%;}
/* Sélecteur désignant les images enfants direct d'une cellule -> priorité = 2 */
td > img {width:100%;}
Les sélecteurs :is() et :has() prennent la priorité du sélecteur le plus sélectif parmi ceux passés en arguments.
:is(#edito, .introduction) /* Priorité = 100 (celle de #edito) */
:has(img) /* Priorité = 1 (celle d'un sélecteur par balise) */
Le sélecteur :not() prend la priorité du sélecteur passé en argument.
:not(:first-line) /* Priorité = 10 (celle d'une pseudo-classe) */
Le sélecteur :where() a une priorité de 0, bien que ce soit une pseudo-classe.
Le mot !important peut être ajouté à n'importe quelle valeur dans une règle CSS. Il rend la règle prioritaire. L'exemple ci-dessous est identique au premier sauf que !important figure dans la deuxième règle. On voit que la priorité des règles a été changée.
Le premier paragraphe.
Le deuxième paragraphe.
Remarque : la mention !important est à utiliser le moins possible.
Les choses se compliquent si on considère que :
Plusieurs feuilles de styles peuvent être associées à une même page.
Des styles peuvent être écrits dans la page elle-même (dans la section head) ou dans l'attribut style des balises HTML.
Le navigateur dispose de sa propre feuille de styles, appliquée à toutes les pages qu'il affiche.
L'utilisateur (le lecteur ou l'internaute) peut lui-même définir ses propres styles.
Pour cette raison nous devrons distinguer les styles de l'utilisateur (l'internaute) et les style de l'auteur (celui qui crée le les pages).
Les styles de l'utilisateur sont peu utilisés et ont tendance à disparaître complètement. Voir le paragraphe sur les feuilles de styles utilisateur plus bas dans cette page.
Cela fait apparaître trois sortes de styles : les styles du navigateur, ceux de l'auteur (le web designer qui a travaillé sur le site) et ceux de l'utilisateur (l'internaute).
Le traitement de toutes ces feuilles de styles est effectué dans l'ordre suivant :
Le navigateur effectue une première résolution des conflits sur sa propre feuille de styles. Les valeurs obtenues seront utilisées si aucun autre style ne vient les modifier.
Dans un deuxième temps, il résout les conflits éventuels entre les sélecteurs de la feuille de styles de l'utilisateur. Les valeurs obtenues remplacent celles de la feuille de styles du navigateur.
Enfin le navigateur résout les conflits des sélecteurs sur la ou les feuilles de styles jointes à la page (balise link) et sur les styles décrits dans la page elle-même entre les balises style et /style). Les valeurs obtenues seront celles qui seront finalement utilisées.
Cependant, comme la possibilité laissée à l'utilisateur de définir ses propres styles est en voie de disparition, nous pouvons simplifier tout ça et considérer que :
Le navigateur affecte les valeurs définies dans sa propre feuille de styles après résolution des conflits éventuels.
Le navigateur résout les conflits de sélecteurs sur les styles de l'auteur et applique les valeurs obtenues à la place de celles de sa propre feuille de styles.
Il faut bien noter une chose qui est souvent mal comprise : les styles écrits dans la page elle-même, entre des balises style et /style, dans le section head, sont considérés avec la même priorité que les styles auteur provenant d'une feuille de styles externe. Firefox semble cependant leur donner un petit avantage en les explorant après les styles de la feuilles externe : ils peuvent donc être légèrement prioritaires si toutes les autres règles de priorité sont neutres.
En résumé, voici comment sont gérées les priorités entre les différentes feuilles de styles, en considérant également la valeur !important. La liste ci-dessous est triée du plus prioritaire au moins prioritaire.
Les effets de transition.
Les règles notées !important de la feuille de styles du navigateur.
Les règles notées !important de la feuille de styles de l'utilisateur.
Les règles notées !important de la feuille de styles de l'auteur.
Les animations.
Les règles de la feuille de styles de l'auteur.
Les règles de la feuille de styles de l'utilisateur.
Les règles de la feuille de styles du navigateur.
Il existe un outil particulièrement pratique, fourni par la plupart des navigateurs et souvent nommé "l'inspecteur". On l'active en faisant un clic droit sur un des éléments de la page web affichée :
clic droit -> inspecter
L'inspecteur présente des quantités d'informations, aussi bien sur le code HTML, que sur les règles CSS appliquées à l'élément sur lequel on a cliqué. Il montre très bien en particulier la règle qui est active et celles qui ont été surchargées par une autre règle de priorité supérieure : les règles surchargées sont rayées.
L'inspecteur de styles, dans Chrome
Styles définis par l'attribut style de HTML.
Styles définis entre les balises style.../style dans la section head de la page.
Styles définis dans la feuille de styles externes.
Styles définis dans la feuille de styles du navigateur.
La feuille de styles utilisateur.
La feuille de styles utilisateur permet à l'utilisateur, c'est à dire l'internaute, de définir ses propres styles, qui seront appliqués à toutes les pages affichées.
Cette possibilité est peu utilisée et n'est finalement pas très utile car les styles définis par l'utilisateur sont appliqués à toutes les pages, sans qu'il soit possible de faire de différence d'un site à l'autre.
Chrome a désactivé cette possibilité. Firefox ne l'active plus par défaut. Il est cependant possible de l'activer sur Firefox avec le flag toolkit.legacyUserProfileCustomizations.stylesheets (accéder aux flags sur Firefox). Il eput être nécessaire de redémarrer Firefox.
Les styles utilisateur doivent être écrits dans un fichier nommé userContent.css et enregistré dans le dossier de profil. Pour créer ou éditer ce fichier procéder de la façon suivante :
Taper about:support dans la barre d'adresse.
Chercher Profile folder et cliquer sur le bouton Open folder. Le dossier de profil s'ouvre dans l'explorateur Windows.
Créer si nécessaire un sous-dossier nommé chrome en minuscules (oui c'est étonnant, le dossier s'appelle "Chrome").
Créer ou éditer le fichier userContent.css : écrire les styles utilisateur dans ce fichier.
Redémarrer Firefox.
A une époque déjà lointaine, il était courant de définir une mise en forme directement par des attributs HTML.
h1font color="blue">Titre de la page/fonth1
Les styles CSS sont TOUJOURS prioritaires sur les attributs HTML autres que style. Les attributs tels que color, size, etc. ne devraient d'ailleurs plus être utilisés puisqu'ils ne sont plus standardisés depuis HTML5.
Évolution des règles de priorité.
La gestion des priorités est, pour l'essentiel, resté inchangée depuis la première version du langage CSS. Le niveau 3 a simplement pris en compte les animations et les transitions dans l'ordre des priorités.
Les spécifications CSS éditées par le W3C sont organisées en modules. La propriété ref-priorities fait partie du module CSS Cascading and Inheritance. Les définitions suivantes sont également décrites dans ce module.
Propriétés :
all : Initialisation de toutes les propriétés.
Directives :
@import : Importation d'une feuille de styles.
@layer : Définit les couches de cascade (layer) pour faciliter la gestion des priorités entre les règles CSS.
Valeurs:
!important : Rend une règle prioritaire sur toutes les autres.
inherit : Donne à une propriété la même valeur que celle de l'élément parent.
initial : Redonne à une propriété sa valeur initiale.
revert : Donne à une propriété la valeur définie par le navigateur.
revert-layer : Rétablit la valeur d'une propriété à la valeur qu'elle avait à la couche précédente.
unset : Donne à une propriété la valeur qu'elle aurait eu si aucun style ne l'avait changée.
Virée californienne avec Jean-Pierre Dupuy par Matheo Malik
Nous allons parler de la Californie. Pourriez-vous nous raconter votre premier rapport avec cet État si important pour vous : se fait-il d’abord par des lectures ?
L’image que je me faisais de la Californie avant de m’y rendre pour la première fois, en 1981, était bien différente de ces cartes postales représentant de hauts palmiers bordant d’interminables plages de sable fin, réchauffées par un soleil toujours présent.
Les noms de Malibu ou de Santa Monica font rêver beaucoup de gens.
Je vais peut-être vous étonner, mais je voyais quant à moi la Californie sur le mode d’un roman ou d’un film noir : tragique, mélancolique, désespérée, marquée par le signe du destin ou de la fatalité.
Jeune, j’étais un lecteur passionné de Raymond Chandler (Le grand sommeil) et de James Cain (Le facteur sonne toujours deux fois). J’écoutais en boucle le jazz « cool » de la Côte ouest : Gerry Mulligan, Chet Baker, Dave Brubeck. Surtout, des films dont le cadre était la Californie me confirmaient qu’il y avait dans ce lieu comme un sortilège, à la fois attirant et malfaisant : d’Orson Welles, Citizen Kane et A Touch of Evil ; d’Hitchcock, Shadow of a Doubt, Vertigo, Les Oiseaux ; plus tard, de Polanski, Chinatown, et le premier film réalisé par Clint Eastwood, Play Misty For Me.
Je pense que nous reviendrons sur Vertigo, mais tous ces films — de purs chefs-d’œuvre — m’envoûtaient.
Pour éviter tout malentendu, je tiens à ajouter deux choses.
Aujourd’hui, après plusieurs décennies de fréquentation assidue de cette région du monde, ma vision n’a pas fondamentalement changé. Ensuite, le tragique et la mélancolie dont j’ai parlé ne sont pas, pour moi, des passions tristes ou négatives, tout au contraire. Ce sentiment a inspiré certaines des plus belles œuvres d’art, en musique, en littérature, en peinture et au cinéma. Mes goûts me portent vers ces œuvres-là. Celles que la Californie a inspirées en font partie.
Je préférais au fond que la Californie restât comme une fiction au-delà du réel. Jean-Pierre Dupuy
Votre première rencontre avec les États-Unis a lieu au cours d’un voyage d’études lorsque vous êtes étudiant à l’École Polytechnique. Quand arrivez-vous pour la première fois en Californie — et pourquoi ?
Je prends votre « pourquoi ? » au sens de « pourquoi si tard ? »…
En effet, entre mon premier voyage aux États-Unis et ma découverte de la Californie, il s’est passé 20 ans. Pendant cette période, mon activité de chercheur en philosophie et sciences humaines m’a conduit régulièrement à me rendre dans les universités de la côte est, comme Harvard à Boston, Johns Hopkins à Baltimore, Princeton et l’Institute of Advanced Studies, et parfois dans le Midwest, à l’université du Wisconsin à Milwaukee. Je ne manquais jamais de rendre visite à New York pour mon plaisir, mais la pensée de me rendre en Californie ne me venait pas à l’esprit.
Pourquoi ? Je ne suis pas sûr de pouvoir répondre à cette question, sauf en revenant à ce que je vous ai dit précédemment. La Californie était pour moi avant tout une image ambivalente, comme le sacré et j’avais sans doute le sentiment vague que je commettrais un sacrilège en y posant le pied. Je préférais au fond qu’elle restât comme une fiction au-delà du réel.
C’est une occasion inespérée qui m’a finalement poussé à franchir le pas.
Je connaissais René Girard pour avoir écrit sur son œuvre un ouvrage critique, en compagnie du philosophe canadien Paul Dumouchel. Au mois de juillet 1981, Paul et moi avions organisé un colloque international au centre culturel de Cerisy-la-Salle, en Normandie, sur le thème « L’auto-organisation, de la physique au politique ». Pour beaucoup de ceux qui y ont participé, ce colloque fut un tournant dans leur vie, intellectuelle mais aussi personnelle. René Girard faisait partie des invités alors même qu’il venait d’être recruté par l’université Stanford, en Californie. Il m’invita à organiser un colloque semblable dans son nouveau milieu, ce que je fis en un temps record. L’auto-organisation, c’est la constitution d’un ordre à partir du désordre sans qu’aucun « designer », ni Dieu ni la nature, n’en ait tracé le plan à l’avance. C’est tout naturellement que le colloque de Stanford, qui eut lieu en septembre de la même année, s’intitula « Disorder and Order ». Ce fut aussi un grand succès.
L’université californienne m’offrit un poste de professeur invité et, un an plus tard, je devins professeur titulaire à temps partiel. C’est ce poste que j’occupe encore aujourd’hui.
Paysage de San Francisco qui sert de décor au film matriciel de la Californie de Dupuy : Vertigo de Hitchcock
Diriez-vous que vous avez un rapport ambivalent avec la Californie, alors même que votre premier contact avec les États-Unis fut comme un « coup de foudre », selon vos propres paroles ?
Par définition, on n’explique pas un coup de foudre. J’avais 21 ans et ne connaissais l’Amérique qu’à travers les représentations dont j’ai parlé. New York m’a ébloui. Comme dirait plus tard Jean Baudrillard, cette ville, la Gotham des comic books, m’apparaissait comme la copie parfaite de ses représentations. Elle était la copie de ses copies, c’est-à-dire un simulacre. De ce choc initial, je ne suis pas encore revenu.
Ma découverte de la Californie fut tout autre. Pour vous faire comprendre ma déception, je dois vous révéler que mon deuxième pays n’est pas la Californie, mais le Brésil, le pays de mes enfants et de mon petit-fils. Les plages infinies de sable fin, c’est là qu’on les trouve, à Salvador da Bahia, à Porto Seguro ou sur l’île de Jaguanum nichée dans la baie d’Angra dos Reis, au sud du pays. Mais l’Océan Pacifique qui borde la Californie sur 1350 km, cette étendue d’eau noire et froide peuplée d’une faune qui est davantage celle des régions arctiques que celle des régions méditerranéennes, d’emblée me repoussa. Il est certes excitant de voir des baleines grises et des orques se prélasser dans la baie de Monterey et des colonies d’otaries et de lions de mer bêler et rugir, perchées sur des rochers au large de Big Sur. Mais ce ne sont pas les Tropiques. On en est si loin que l’eau est glaciale au point que nul ne peut s’y baigner sans porter une combinaison en néoprène.
Ne parlons pas du climat. En été, dans la région de San Francisco, il se forme à la rencontre de l’air frais de l’océan et de la chaleur des terres un brouillard si épais que pendant six mois, d’avril à septembre, la ville grelotte de froid. Le grand poète San-Franciscain Robert Frost a pu dire : « L’hiver le plus froid que j’ai jamais connu, était un été à San Francisco. »
Tel fut mon premier contact. Au fil des ans, j’ai appris à aimer la beauté de la Californie. C’est une beauté qui se mérite. La littérature et la poésie m’ont grandement aidé. Ses côtes fantastiquement escarpées, ses arbres multimillénaires, ses montagnes aux formes admirables, ses villes de fin du monde, font de la Californie un lieu exceptionnel.
La Californie, ce ne sont pas les Tropiques. On en est si loin que l’eau est glaciale. Jean-Pierre Dupuy
Qu’est-ce que la Californie aura représenté pour vous, dans votre vie et votre travail ?
La Californie est très vaste. Sa surface représente les deux tiers de celle de la France. La Californie que j’habite n’est qu’une partie de ce grand ensemble. On la nomme la Bay Area, c’est-à-dire la région de la baie de San Francisco. Un peu moins de 8 millions de personnes y habitent, soit 20 % de la population totale de l’État. Mais c’est une région que le monde entier croit connaître, car s’y trouve ladite Silicon Valley, ce haut lieu des technologies parmi les plus avancées qui se déploie autour de l’université Stanford.
Celle-ci est rattachée à la ville de Palo Alto, dont le nom espagnol signifie le haut arbre, en l’occurrence un séquoia géant. Mais la région de la baie abrite d’autres universités importantes, en particulier plusieurs campus de l’université de l’État de Californie (UC), comme Berkeley, San Francisco et Davis. Les laboratoires Lawrence Livermore, qui ont joué un rôle essentiel dans le développement de l’arme nucléaire américaine, font partie de cet ensemble.
Que dire en quelques mots de ma vie dans ce décor depuis quarante ans ?
En premier lieu, et c’est essentiel, j’y ai trouvé une compagne, une Américaine issue du Midwest profond mais l’ayant quitté jeune pour rejoindre la côte Pacifique. Je ne vais sûrement pas vous parler de choses intimes mais je peux dire ceci, compte tenu des circonstances actuelles. Comme beaucoup de ses compatriotes mais pas assez nombreux, elle souffre atrocement et a honte de son pays, qu’elle ne reconnaît plus. Trop de gens autour d’elle, s’ils ont voté Trump, ne font aucun effort pour sortir de leur ignorance crasse et parmi les autres, beaucoup courbent l’échine parce qu’ils ont peur : peur de perdre leur emploi, peur que leur couverture médicale fédérale (Medicaid) disparaisse, peur de perdre leurs crédits de recherche, etc. Le président de Stanford, récemment nommé, a piteusement refusé de joindre sa signature à la lettre de soutien à Harvard que plusieurs de ses collègues ont concoctée.
J’ai appris une leçon importante en vivant ici : le respect du travail.
Le rapport au travail conjugue deux traits que dans d’autres cultures, on jugerait incompatibles : le très grand sérieux que l’on porte à cette activité et le fait que l’on ne s’identifie pas à sa profession. On sait qu’on pourrait facilement en changer : si la Californie était un État-nation, ce serait la quatrième puissance économique mondiale. Le statut et la peur du « déclassement » sont des notions qui jouent un rôle bien moindre qu’en France. On peut sans humiliation se retrouver garçon de café le temps de retrouver un emploi, en recevant d’ailleurs des pourboires faramineux (plus de 20 ou 25 %). La référence ici est moins le livre de Max Weber sur l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme que l’opuscule du philosophe chrétien Jacques Maritain intitulé Réflexions sur l’Amérique, qui date de 1958. Un chapitre savoureux traite du « sourire de la serveuse de restaurant ». Bien sûr, l’esprit cynique des Gaulois ne sait voir dans ce sourire qu’un argument commercial. Mais Maritain va jusqu’à y déceler une promesse de paradis. Il n’a rien à voir en tout cas avec l’attitude grincheuse du garçon de café qui vous fait payer le ressentiment qu’il éprouve à faire un métier qui n’est pas digne de lui.
Le rapport au travail conjugue deux traits que dans d’autres cultures, on jugerait incompatibles : le très grand sérieux que l’on porte à cette activité et le fait que l’on ne s’identifie pas à sa profession. Jean-Pierre Dupuy
Comment le film Vertigo a-t-il influencé votre relation avec San Francisco et la Californie en général ?
Nous voici revenus à mon rapport fantasmé à la Californie. J’ai expliqué ailleurs 1 que ma vie et mon parcours philosophique ont été irrévocablement marqués par le choc que j’ai reçu pendant mon adolescence en voyant ce chef-d’œuvre métaphysique dû au génie d’Alfred Hitchcock.
Je sais que je ne suis pas seul dans ce cas.
Inévitablement, la découverte que cette fiction avait un support matériel, à savoir tous les lieux de San Francisco et de ses environs où Hitchcock planta sa caméra, a eu un impact sur mon rêve. Cet impact aurait été uniquement négatif si je ne m’étais efforcé de maintenir le rêve en vie par divers moyens qui relèvent de ce que la philosophie analytique de l’esprit nomme la self-deception et de ce que Sartre a appelé la mauvaise foi. L’un de mes cours les plus réussis a porté justement sur la confrontation entre ces deux manières de penser le mensonge à soi-même.
Je suis devenu pour l’éternité Scottie Ferguson, l’homme qui ne peut empêcher les femmes de tomber dans l’abîme. Jean-Pierre Dupuy
Ce jeu de l’esprit a connu son climax avec le colloque que j’ai organisé à Stanford pour célébrer le 50ème anniversaire du film, en 2008 donc. La liste des participants avait ceci d’original que les spécialistes du cinéma d’Hitchcock, et même du cinéma américain en général en furent bannis. Seuls ceux et celles qui, comme moi, avaient eu leur vie changée et façonnée par Vertigo avaient droit à la parole. Aucun enregistrement des débats n’a eu lieu. Il ne reste donc rien de cette rencontre autre que le souvenir que chacun en a gardé. Outre la projection du film, que je voyais peut-être pour la cinquantième fois, le clou de ces trois journées a été la visite des lieux où il a été tourné : entre autres, la mission Dolores à San Francisco et le cimetière adjacent, le Golden Gate Bridge, la Coit Tower, Nob Hill, l’intersection des rues Lombard et Jones, la plage Stinson, la mission de San Juan Bautista au sud de la Bay Area et Muir Woods au nord du Golden Gate.
Êtes-vous définitivement devenu un personnage du film de Hitchcock en Californie ?
C’est à l’occasion de ce colloque que j’ai, pour la première fois de ma vie, parlé en public de Vertigo.
Mais, j’ai aussi pu, grâce à une amie, Christine Suppes, donner une seconde conférence dans un lieu très spécial.
Le personnage principal du film est une fiction — comprendre, une fiction dans la fiction que constitue le film. Nommée Madeleine, cette fiction habite fictivement au sommet de l’une des sept collines de San Francisco, Nob Hill, au dernier étage d’un immeuble célèbre, le Brocklebank Apartments. C’est dans un appartement correspondant à cette description que j’ai parlé de cette femme imaginaire et de celui qui tombe éperdument amoureux d’elle, le détective privé Scottie Ferguson. Mon amie avait préparé une très grande affiche représentant une spirale logarithmique avec, en son centre, la silhouette noire de Scottie tourbillonnant dans l’abîme en tentant de retenir un fantôme de femme. C’est l’affiche du film, à ceci près que c’est mon nom, et non celui de l’acteur qui incarne Scottie, Jimmy Stewart, qui se trouve en haut de l’affiche. Je suis donc devenu pour l’éternité Scottie Ferguson, l’homme qui ne peut empêcher les femmes de tomber dans l’abîme. C’est peu flatteur si l’on adopte la lecture « borgésienne » de Vertigo que je propose, qui fait de Scottie un impuissant sexuel.
Vous débutez votre excellent Vertiges. Penser avec Borges justement par une lecture de Vertigo, film auquel il est difficile de penser sans la partition de Bernard Herrmann, laquelle s’inspire de l’opéra de Wagner, Tristan et Isolde. Retrouvez-vous cette musique en Californie ?
Le générique génial que le graphiste Saul Bass a conçu pour Vertigo représente une spirale logarithmique qui s’enroule en s’en rapprochant d’un centre que jamais elle n’atteint, et qui de plus tournoie sur elle-même. Cette dynamique a un point fixe qui reste extérieur à la structure. C’est la figure du suspense. C’est aussi celle de Tristan. L’opéra débute par un accord qui appelle une résolution qui ne vient pas et qui n’adviendra que dans l’accord parfait final, quatre heures et demie plus tard, quand Tristan et Isolde auront enfin trouvé l’accomplissement de leur amour dans la mort. La mission de San Juan Bautista a dans le film d’Hitchcock un clocher du haut duquel la fausse Madeleine est censée se jeter dans le vide — un faux suicide qui est le cœur de l’intrigue. Or la mission actuelle ne possède aucun clocher, car elle l’a perdu dans le tremblement de terre de 1906 qui parcourut la faille de San Andreas, au-dessus de laquelle se trouve la mission.
Le film, la musique et la réalité forment un accord parfait.
J’ai eu pour étudiants plusieurs membres de ce qu’on a appelé plaisamment la PayPal Mafia. En particulier, Peter Thiel épisodiquement, Reid Hoffmann sérieusement, et probablement Elon Musk pour une heure seulement. Jean-Pierre Dupuy
Votre rapport à la Californie a-t-il changé ces derniers mois, depuis l’élection de Trump ?
C’est une question essentielle à laquelle je ne puis répondre en quelques mots.
Je me suis déjà beaucoup exprimé sur le sujet, en français et en anglais, au point même que je ne suis pas sûr que mon visa soit renouvelé. Ou, s’il l’est, je n’écarte pas qu’une fois sur place, des individus cagoulés et de noir vêtus m’interpellent en pleine rue et me poussent dans une camionnette noire sans plaque d’immatriculation pour ensuite m’envoyer sans autre forme de procès vers un camp salvadorien où l’on m’oubliera. Le régime qui se met en place n’est ni une dictature, ni une variété de fascisme, mais, selon le mot du grand historien américain qui s’est exilé au Canada, Timothy Snyder, un terrorisme d’État. En face, que voit-on, y compris à gauche ? Des gens qui ont peur, j’en ai déjà parlé. Ce qui se passe est une tragédie.
Avez-vous côtoyé ou du moins croisé à l’université des personnalités proches de l’actuelle administration américaine, comme Peter Thiel ou Elon Musk par exemple ? Racontez-nous.
À Stanford, à la charnière des années 1980 et 1990, j’ai eu la chance d’avoir eu pour étudiants plusieurs membres de ce qu’on a appelé plaisamment la PayPal Mafia. En particulier, Peter Thiel épisodiquement, Reid Hoffmann sérieusement, et probablement — mais je ne m’en suis pas aperçu — Elon Musk pour une heure seulement. Tous trois sont devenus multimilliardaires, ce qui ne m’a pas enrichi d’un centime de dollar. Ensemble, ils ont créé PayPal, le service de paiement sur Internet, qu’ils ont revendu pour un milliard et demi à Ebay. Chacun a empoché sa part et ils se sont engagés sur des voies différentes. Thiel a financé Mark Zuckerberg créant Facebook, fondé Palantir, la boîte d’espionnage aux techniques sophistiquées et, s’engageant politiquement, a d’abord financé des libertariens puis s’est rangé en 2016 auprès de Trump. De tous les techno-milliardaires, il était le seul à le faire. S’il cherchait le pouvoir, il a eu une prescience remarquable puisque huit ans plus tard, la plupart ont fait le même choix. Reid Hoffman, lui, a créé LinkedIn et a mis sa fortune au service du parti Démocrate.
Je les vois assez régulièrement l’un et l’autre et leur conversation est fascinante d’intelligence. Bien que de bords complètement opposés, ils restent amis. Ils ont été formés à la pensée de René Girard, qu’ils ont interprétée chacun à sa manière. Ai-je besoin de rappeler que Thiel a fait lire Girard à son dauphin, J. D. Vance, que celui-ci s’est converti au catholicisme et qu’il est devenu Vice-Président des États-Unis ? J’ai développé ailleurs la thèse que les maux de l’Amérique trouvent leur origine dans diverses versions corrompues du christianisme 2.
Mais le moment où j’ai été le plus proche du pouvoir, je le dois à mon amitié avec Jerry Brown.
Brown fut gouverneur démocrate de la Californie quatre fois — un record — de 1975 à 1983 puis de 2011 à 2019. C’est Ivan Illich, ce grand critique des sociétés industrielles avec qui j’ai collaboré pendant dix ans, qui nous a réunis au milieu des années 1970. Ma collaboration avec Brown a consisté en de longues conversations chaque fois que je me trouvais en Californie. Un journal de San Francisco a même affirmé en 2016 que j’étais responsable du « catastrophisme » de Brown et de son surnom de « Moonlight Governor », c’est-à-dire de quelqu’un qui a constamment la tête dans les nuages — imputation largement exagérée ! Maintenant qu’il n’est plus aux affaires, Brown vit dans son ranch mais il est toujours très actif dans deux domaines qui sont aussi les miens : la possibilité d’une guerre nucléaire mondiale et le changement climatique.
Le Pacifique sera toujours là quand l’humanité se sera fait sauter dans un feu d’artifice atomique. Jean-Pierre Dupuy
Y a-t-il un livre ou un auteur que vous rattachez assez immédiatement à la Californie ?
Je pourrais bien sûr vous citer des auteurs célèbres dont l’œuvre s’est formée, partiellement ou totalement, en Californie où fut inspirée par elle, et que j’aime lire et relire : John Steinbeck, James Ellroy, Joan Didion, Mark Twain, Raymond Carver, Henry Miller ou Dashiell Hammett.
Mais je préfère évoquer le poète Robert Frost que j’ai cité en commençant notre entretien.
Né à San Francisco en 1874, il y passa les onze premières années de sa vie jusqu’à la mort de son père, après quoi sa mère l’amena dans sa Nouvelle Angleterre natale. L’essentiel de l’œuvre de Frost porte sur les zones rurales de la côte Est, mais j’ai une tendresse toute particulière pour les poèmes qu’il a écrits sur la Californie. Ils m’ont fait voir la beauté sans pareille de cet océan Pacifique, bien mal nommé, qui m’avait tant rebuté au départ.
Quel est votre endroit préféré en Californie ? Une ville, un lieu en particulier, un restaurant, une bibliothèque ou une librairie ?
À la fin du XVIIIᵉ siècle et au début du XIXᵉ, la couronne espagnole établit vingt-et-une missions sur la côte californienne, gérées par des moines franciscains.
Beaucoup sont très belles et ont joué un rôle notable dans l’histoire de la Californie.
Le moine Junípero Serra en fut l’un des artisans principaux, et son patronyme se retrouvait partout dans l’État, à l’université Stanford en particulier, nommant rues, immeubles et amphithéâtres. Ce n’est plus le cas. La communauté amérindienne du campus a réussi à convaincre l’administration que ce nom devait être banni, l’intéressé étant déclaré coupable de prosélytisme excessif. Deux statues le représentant à San Francisco ont été déboulonnées. Les justiciers n’ont toutefois pas osé exiger, pour l’instant, que le nom de la ville, une référence évidente au fondateur de l’ordre franciscain, soit changé.
Le film Vertigo, je l’ai dit en passant, s’articule autour de deux de ces missions, la mission Dolores, à San Francisco, et la mission de San Juan Bautista, au sud de la Bay Area. Mais c’est une autre mission que je veux nommer en réponse à votre question : la mission San Carlos Borromeo qui se trouve dans la petite ville de Carmel-by-the-Sea, au bord du Pacifique, entre la péninsule de Monterey et Big Sur.
La grande beauté de son église et de son site s’accorde à mon histoire personnelle, ce qui justifie ce choix.
Sur le campus de Stanford.
Y avez-vous une promenade sacrée ?
Le mot « sacré » est sans doute trop fort et je parlerai plutôt de communion avec la nature.
Je suis évidemment tenté d’évoquer des balades fabuleuses sur les collines qui surplombent l’océan, à Mendocino au nord de Bodega Bay ou à Point Reyes, un cap vertigineux à 50 kilomètres au nord du Golden Gate Bridge.
Le Pacifique sera toujours là quand l’humanité se sera fait sauter dans un feu d’artifice atomique.
La nature a en revanche produit dans ce coin du monde une créature fantastique et en principe pérenne que l’homme est en train de détruire irrémédiablement : certains des séquoias géants qui peuplent la Californie du Nord ont plus de 3000 ans et atteignent 115 mètres de haut. À l’échelle géologiquement minuscule de quelques siècles, leur survie est aujourd’hui menacée, tant par les incendies de plus en plus fréquents et intenses que par la disparition progressive, année après année, des brouillards matinaux dont s’abreuvent les arbres. Dans l’un et l’autre cas, le changement climatique est en cause.
Dans une scène intense et énigmatique de Vertigo, la fausse Madeleine analyse à destination de Scottie les anneaux de croissance, appelés cernes, d’un séquoia sectionné. Elle montre le point sur l’arbre qui correspond au moment où elle est censée être née. L’intrigue implique que cette scène se passe près de San Francisco, dans la forêt de séquoias sempervirens de Muir Woods, immédiatement à la sortie du Golden Gate. En réalité, Hitchcock l’a filmée dans une forêt encore plus belle, le parc de Big Basin Redwoods, dans la montagne de Santa Cruz au sud de la Bay Area.
C’est là que j’aime me promener, au milieu de ces géants majestueux que je préfère tenir pour immortels — alors que je sais très bien qu’ils sont en train de périr de la bêtise des hommes.
Sources
Jean-Pierre Dupuy, Vertiges. Penser avec Borges, Seuil, Coll. La Librairie du XXIème siècle, 2025.
Jean-Pierre Dupuy, La Marque du sacré, Flammarion, Champs Essais, 2010.
On connaissait le Toulon " olé olé " ou le Toulon insolite mais pas encore le Toulon durant la Seconde Guerre mondiale. Organisée par le Mémorial du Débarquement et de la Libération en Provence, cette visite guidée est pour la première fois proposée aux estivants. Ou comment découvrir la capitale du Var en se nourrissant d’anecdotes historiques à son sujet.
En voici cinq (parmi d’autres), racontées par Enzo Maurel, le médiateur culturel chargé de cette déambulation dans le temps.
Le début de ce parcours urbain est fixé au monument aux morts, place Gabriel-Péri. "Une plaque y figure “à la mémoire des victimes civiles des bombardements de Toulon“", signale Enzo Maurel. "Pour affaiblir l’ennemi et préparer le Débarquement de Provence, les alliés ont ainsi visé, depuis le ciel, les Allemands qui occupaient le port de Toulon".
Près de 1.000 civils périront entre Toulon et La Seyne lors des huit bombardements qui frapperont la ville entre novembre 1943 et août 1944.
"La commission d’armistice italo-allemande occupait le Grand hôtel, sur la place de la Liberté, en 1940", souligne Enzo Maurel, devant les touristes admirant l’architecture raffinée de l’immeuble. À côté de l’opéra, rue Molière, "le bâtiment accueillait la milice et la ligue des volontaires français", deux mouvements vichystes tristement célèbres pour leur collaborationnisme.
L’exploitation des lieux par la marque basque Biltoki ne doit pas faire oublier l’histoire des halles. En 1956, celles-ci ont pris le nom d’Esther Poggio, une revendeuse qui travaillait dans le "ventre de Toulon". "C’est un des rares monuments à porter le patronyme d’une femme", explique Enzo Maurel. "Et pour cause: il s’agissait d’une jeune résistante qui travaillait ici avec ses parents, cachant même des armes au sous-sol."
Aujourd’hui, une plaque lui rend hommage et rappelle que cette agente de liaison a été arrêtée et fusillée le 15 août 1944.
C’est une petite porte rouge, au milieu de la place Puget, à laquelle personne ne prête attention. "Ici, il y avait le commissariat aux questions juives", annonce le guide. Le 26 août 1942, quarante personnes seront arrêtées à Toulon et déportées.
Enzo Maurel raconte que sa grande tante, l’écrivaine et poétesse Micheline Maurel, a elle aussi été envoyée à Ravensbrück pour son rôle jouée dans la Résistance.
Le stade Mayol a accueilli nombre de rugbymen talentueux mais également quelques héros de la Seconde Guerre mondiale. "C’est notamment le cas d’Henri Laugier, ou encore de Joseph Lafontan", rappelle Enzo Maurel.
Le pilier droit varois, dans l’équipe qui remportera le premier titre de champion de France du RCT en 1931, est "un martyr de la Résistance", fusillé à Beaulieu pour un acte de sabotage sur un poste électrique. La tribune présidentielle porte aujourd’hui son nom.
Savoir +
Balades urbaines du Mémorial:
Lors d’une audition publique au Sénat, Microsoft France a confirmé qu’elle ne pouvait empêcher la justice américaine d’accéder aux données hébergées en France. Un aveu glaçant, qui révèle l’ampleur du décalage entre les promesses de souveraineté numérique et la réalité contractuelle de l’État français.
Le 10 juin 2025, la commission d’enquête sénatoriale sur la commande publique a reçu Microsoft France pour une audition très attendue. Ce qui s’y est dit n’a laissé aucune place à l’ambiguïté : le droit américain s’impose, même lorsque les données sont hébergées à Paris ou Marseille. Et l’aveu n’est pas venu d’un militant ou d’un expert extérieur, mais du directeur juridique de Microsoft France lui-même.
Face aux sénateurs, Anton Carniaux, directeur juridique de Microsoft France, n’a pas tourné autour du pot. À la question de savoir si Microsoft pouvait protéger les données françaises d’une injonction américaine, il a répondu, sans détour :
Si nous sommes contraints par une décision de justice américaine, nous devons remettre les données.
Le Cloud Act, adopté aux États-Unis en 2018, oblige toute entreprise américaine à répondre à une réquisition judiciaire, y compris pour des données stockées à l’étranger. Microsoft, bien que disposant de centres en France, reste juridiquement soumise à ce cadre. Le lieu de stockage ne fait donc pas barrière au droit.
Ce qui trouble davantage, c’est que l’État français continue d’acheter massivement des services Microsoft via l’UGAP, notamment par le marché “multi-éditeurs logiciels”, dans lequel Microsoft Ireland agit en tant que fournisseur. Des milliers d’administrations, d’hôpitaux ou de collectivités utilisent ainsi Microsoft 365 ou Azure, souvent sans conscience des conséquences juridiques. Même si l’hébergement est local, le risque reste transatlantique.
Et le problème ne vient pas seulement de Microsoft. Lors de la même audition, la DINUM (Direction interministérielle du numérique) a reconnu que les exigences de souveraineté définies par l’État ne sont pas encore appliquées de manière complète. Autrement dit, les marchés publics continuent de passer par des solutions non conformes, malgré la doctrine officielle.
Les conditions de souveraineté, telles qu’elles ont été définies dans la doctrine de l’État, ne sont pas encore appliquées de manière complète.
Microsoft, de son côté, met en avant des garde-fous : contestation des demandes abusives, rapports de transparence, chiffrement avancé, projet de cloud souverain avec gouvernance européenne. Mais même ces dispositifs, aussi sérieux soient-ils, s’effacent dès lors qu’un tribunal américain prononce une injonction.
En réaction à ces failles, la ville de Lyon a décidé de rompre avec la suite Microsoft Office. Selon la mairie, cette décision s’inscrit “dans un contexte de prise de conscience croissante des enjeux de souveraineté numérique ”. Elle adopte la suite libre Territoire Numérique Ouvert, développée avec le SITIV, hébergée dans des datacenters régionaux, et remplaçant progressivement Microsoft par OnlyOffice, Linux et PostgreSQL.
Lyon fait office de cas d’école : une collectivité publique qui met en œuvre des solutions localisées, libres et maîtrisées, afin d’échapper au poids des lois extraterritoriales.
Spoiler : ce n’est pas (que) sa faute. C’est probablement aussi la tienne.
Commençons par un fait : l’Internet d’aujourd’hui est un gigantesque buffet à volonté pour la connerie humaine. Une sorte de McDo cérébral où tu choisis ton complot préféré, tu l’arroses d’indignation bien grasse, et tu termines avec un petit milkshake de désinformation algorithmique. Bon appétit !
Mais rassure-toi, ce n’est pas juste un sentiment. Non. C’est théorisé. Documenté. Et même prophétisé, bien avant que Zuckerberg ne décide de transformer la planète en un cirque de contenus sponsorisés pour crétins.
Il y a 80 ans, Dietrich Bonhoeffer, théologien allemand et antinazi (donc, spoiler : pas TikTokeur), posait un constat glacial : "La stupidité est plus dangereuse que la méchanceté." Et ce n’est pas une punchline de philosophe. C’est une analyse chirurgicale de ce qui transforme un peuple de penseurs en applaudisseurs de génocide. Rien que ça.
Mais attends, c’est pas fini. Dans les années 70, Carlo Cipolla, économiste à lunettes et à l'humour discret, enfonce le clou avec ses "5 lois fondamentales de la stupidité humaine". Et autant te dire que le bonhomme n’avait pas prévu les stories Instagram, mais on jurerait qu’il les avait prédites.
Bonhoeffer nous balance une idée aussi simple qu’explosive : la stupidité n’est pas un manque d’intelligence. C’est un choix. Un abandon. Un acte de soumission mentale.
Oui oui, ton pote ingénieur qui partage des mèmes antivax n’est pas “bête”. Il est juste stupide au sens moral du terme : il a choisi la facilité du groupe plutôt que la peine de penser.
"Des gens brillants peuvent être stupides, et des gens simples peuvent être lucides." - Dietrich, qui ne trollait pas, lui.
Et c’est ça le drame : tu ne peux pas raisonner la stupidité. C’est imperméable. C’est le gore-tex du cerveau.
Cipolla, lui, a chiffré la catastrophe
Petit best-of de ses lois :
• On sous-estime toujours le nombre de gens stupides. Toujours. Même toi, là, en ce moment.
• Ils sont partout. Toutes les catégories sociales. Du PDG au postier. De la star de télé-réalité au prix Nobel.
• Ils causent du tort aux autres sans bénéfice personnel. Ni pour eux. Ni pour personne. C’est du sabotage en roue libre.
• Ils sont imprévisibles. Impossible à anticiper. Comme un bug dans la matrice.
• Ce sont les plus dangereux. Oui, plus qu’un criminel rationnel. Parce qu’un abruti, lui, agit sans plan. Et souvent, en souriant.
Alors non, on ne dit pas que Meta = Hitler (quoique, certains jours…). Mais les mécanismes psychologiques sont les mêmes. Ce que Bonhoeffer décrivait en 1942 se rejoue chaque jour dans ton feed :
• Abandon de la pensée critique ? Check.
• Soumission au groupe ? Double check.
• Refus des faits qui dérangent ? Tonton Gérard t’appelle sur WhatsApp pour t’expliquer que Pfizer est une entreprise sataniste.
Et pendant que tu cries dans le vide, l’algorithme, lui, encaisse les biftons !
C’est du “Stupidity-as-a-Service” (SaaS), et ça génère un R.O.I. (Retour sur investissement, pour ceux qui ne suivent pas) bien plus solide que la raison. L’engagement avant la vérité. L’émotion avant la réflexion. TikTok, c’est Bonhoeffer, mais avec des filtres chiens.
Tu veux des chiffres ? En 2020, 47% des Américains connaissaient QAnon. Et 41% des républicains exposés trouvaient ça “bénéfique pour le pays” (Pew Research). Oui, bénéfique. Comme une lobotomie à la perceuse.
Et pendant ce temps, les fake news se propagent 6 fois plus vite que les vraies infos (MIT). Six. Fois !
Ce n’est pas simplement de la bêtise, c’est de la connerie orchestrée à grande échelle !
Bonhoeffer te le dit : tu ne peux pas convaincre un stupide. Tu peux hurler, présenter des preuves, leur faire un PowerPoint animé… Rien. Nada. Ils deviennent hostiles. Comme un anti-virus qui détecte la logique comme une menace.
Ce qu’il faut ? Créer les conditions de la libération.
Pas les convaincre. Les libérer. Lentement. Patience et amour (ou alors, fuir loin dans les bois).
Exemples de libération réussie :
• La Finlande, qui apprend aux enfants à fact-checker dès la maternelle. Résultat ? 69% de confiance dans les médias (vs 29% aux USA).
• Les programmes de désintox sectaire à base de dialogue bienveillant et de reconnexion sociale.
Les hacks anti-stupidité (à usage quotidien)
• Dans la vie pro :
• Dans la vie perso :
La stupidité n’est pas une fatalité biologique. C’est un engrenage social. Un bug moral. Et le plus souvent, un business.
Mais à la différence des Allemands de 1942, on a accès aux outils. Aux études. Aux mécanismes. Et à Bonhoeffer et Cipolla, ces deux mecs bien trop lucides pour leur époque.
Alors à toi de jouer.
Ne sois pas le maillon faible du réseau neuronal collectif.
Pense. Résiste. Libère. Et surtout : désactive les notifications.
Sources multiples :
L’édito de Pierrick
Avec Willy, développeur dans l’équipe, on travaille en ce moment sur un gros projet d’intégration de l’intelligence artificielle dans Piwigo. L’idée n’est pas de surfer sur la tendance de l’IA mais de l’utiliser de façon réellement utile. Pour le moment, tout n’est pas encore prêt, mais on s’est dit que ça vous intéresserait d’en savoir plus dès maintenant 🙂
Pourquoi utiliser l’IA dans Piwigo
Vous vous demandez peut-être :
“Mais en quoi l’intelligence artificielle peut-elle être utile dans Piwigo ?”
La réponse la plus évidente, c’est l’automatisation de l’indexation des photos, avec par exemple l’ajout automatique de mots-clés.
Le moteur de recherche de Piwigo repose sur les informations textuelles associées aux images : titre, description, tags, albums…
Mais si vos photos sont toutes dans un dossier “vrac”, nommées IMG_0123.jpg, sans description ni mot-clé, alors ce moteur devient inutile.
Vous pourrez peut-être filtrer par date ou format, mais pas beaucoup plus.
Pour que la recherche soit pratique, il faut donc indexer les photos en ajoutant des titres, descriptions, tags… Ce travail d’indexation est essentiel… et chronophage.
⇒ L’IA permet de faire une première passe automatique, en quelques secondes par image. Nos tests montrent que les résultats sont bons.
Vous pouvez ensuite relire, corriger, compléter. Et vous obtenez une photothèque bien mieux organisée, prête à être explorée.
Si vous voulez, vous pouvez découvrir ci-dessous des maquettes (non contractuelles !) de ce que pourrait donner l’intégration de ces fonctionnalités dans Piwigo.
Traitement d'une série de photos par IA au téléchargement
Ce qu’on avait déjà… et ce qui posait problème
Depuis quelques années, il existe un plugin développé par Zacharie : Tag Recognition. Il s’appuie sur des services externes (Microsoft ou Imagga) pour analyser une photo et proposer des tags.
C’est efficace, mais :
Ce sont des services fermés, dont on ne maîtrise ni le fonctionnement ni les conditions d’utilisation. Et ça va à l’encontre de l’esprit de Piwigo : garder le contrôle sur ses données.
Ils sont chers. Imagga, par exemple, est récemment passé à 70 $/mois pour une utilisation de base. C’est trop.
Ce qui a changé
Les évolutions récentes de l’IA ouvrent de nouvelles possibilités. Aujourd’hui, il est possible de faire tourner des modèles IA open source, chez soi ou sur un serveur dédié.
Pas sur un petit hébergement partagé, mais sur une machine un peu plus costaud… comme celles que nous louons et administrons pour la plateforme piwigo.com.
C’est exactement ce qu’on met en place. Pigolabs, la société qui développe Piwigo.com, va héberger un service IA qui permettra à tous les Piwigo (auto-hébergés compris) de profiter de traitements automatiques, via un plugin : Piwigo AI.
Ce que Piwigo AI sait déjà faire
Voici les traitements déjà disponibles dans la première version du projet :
Ajout automatique de mots-clés
Génération de descriptions
Reconnaissance de texte dans l’image (OCR)
Et ce n’est qu’un début. D’autres fonctionnalités viendront dans les prochaines versions.
Et mes données dans tout ça ?
C’est une priorité pour nous : vos données restent à vous.
Le serveur d’IA que nous mettons en place :
ne connaît pas l’URL de votre Piwigo,
supprime les données dès que l’analyse est terminée.
Il reçoit une demande, traite l’image, envoie le résultat, puis efface tout.
Nous ne stockons rien, nous n’analysons rien d’autre, et nous ne cherchons pas à collecter d’informations. Point.
Le modèle économique
Ce service ne sera pas gratuit. Pour deux raisons simples :
Il a un coût (serveurs, maintenance, R&D…), et il faut que ce soit viable à long terme.
Le gratuit incite souvent à la surconsommation. Or, faire tourner des serveurs d’IA a un impact environnemental réel. Il faut encourager une utilisation raisonnée.
Le modèle qu’on envisage : un système de crédits.
Vous aurez des crédits gratuits pour tester. Et si ça vous plaît, vous pourrez en acheter d’autres, à utiliser quand vous le souhaitez.
Une intégration fluide dans votre Piwigo
Pour que tout cela fonctionne, il faut que l’analyse soit simple, rapide, intégrée dans votre routine.
C’est là qu’on met le paquet : Alice travaille sur les maquettes d’interface, Willy commence l’intégration. Une première version du serveur est déjà fonctionnelle.
Maintenant, le plus dur va être de rendre tout ça fluide dans Piwigo.
Concrètement, vous pourrez lancer une analyse :
à l’ajout d’une photo,
depuis la gestion par lot,
dans l’édition d’une photo individuelle.
Et vous pourrez choisir les traitements à appliquer. Par exemple, ne faire que de l’OCR pour économiser vos crédits.
Voilà où on en est.
C’est un projet ambitieux, et on voulait vous en parler dès maintenant. On sait que l’IA peut susciter des questions — à juste titre — et on veut avancer en toute transparence.
Comme toujours, vos retours sont les bienvenus !
L’environnement numérique change profondément notre façon d’écrire. Moins de règles, plus de réflexes : l’écriture devient rapide, spontanée, souvent dictée à la voix ou copiée-collée. Un nouveau chapitre d’une histoire entamée il y a plus de 5000 ans.
L’écriture naît sous le signe de l’économie et de la mémoire (comptabilité pastorale, enregistrement de dettes). Vers 3200 avant J.-C., à Sumer, les symboles écrits prirent une apparence proche de la convention abstraite (c’est l’écriture dite cunéiforme) mais l’étape capitale dans l’évolution des systèmes d’écriture apparut chez les Grecs à la fin du deuxième millénaire avant J.-C. C’est le système alphabétique.
Les symboles consonantiques d’un alphabet sémitique furent mélangés à la langue grecque pour créer des voyelles. Cette innovation eut une immense influence puisque les Romains empruntèrent ensuite l’alphabet grec pour créer celui que nous utilisons ici.
Les écrits rendaient superflue la présence du détenteur du souvenir puis se déportèrent vers l’abstraction pour représenter également des idées. Au Moyen-Âge, l’invention de la ponctuation contribua au découpage plus précis de la pensée mais il faut également dire un mot de l’importance du support. En observant les tablettes mésopotamiennes, on remarque qu’il s’agissait de plaques de glaise qui tenaient dans la main.
Or l’intérêt de la tablette moderne, numérique, est similaire : on favorise la portabilité de l’objet. Avec le papyrus apparut la possibilité de fabriquer des rouleaux qui ne révélaient encore qu’une partie du texte à la fois, comme aujourd’hui sur un écran d’ordinateur lorsque nous devons faire « dérouler » l’écran. Le parchemin, une page en peau d’animal, pliable et solide, démontra ensuite la supériorité du codex (plusieurs pages de parchemin cousues ensemble) et le codex devint le type de livre le plus répandu.
Le lecteur de codex pouvait passer d’une page à une autre en obtenant une impression d’ensemble instantanée. Le codex pouvait aussi se cacher sous les vêtements et participer de la diffusion de textes interdits.
Les formes de livres les plus populaires furent toujours celles qui permettaient de tenir le livre facilement. Le livre qui tenait dans la main est devenu propriété privée du lecteur. Après Gutenberg, l’imprimerie permit une production de livres rapide et en énormes quantités, favorisant la lecture individuelle.
De même le texte écrit en tant que tel, et non plus seulement l’objet-livre, devint propriété du lecteur au sens où il était alors commun de lire silencieusement.
On put établir en silence une relation illimitée avec les mots, qui n’occupaient plus le temps nécessaire à les prononcer et existèrent dans un espace intérieur permettant des comparaisons, accroissant la puissance de l’esprit.
Dans tout cela, on remarque un processus de dématérialisation et d’éloignement par rapport à la langue parlée qui se prolongea encore par la suite. Dès la fin du XIXe siècle, on découvrit que l’hémisphère cérébral gauche constitue la partie utilisée par le cerveau pour les fonctions de codage et de décodage.
Pour le langage, coder c’est écrire et décoder c’est lire. Nous serions donc capables de lire avant de savoir lire. Or Platon affirme que la connaissance est présente en nous avant la perception de l’objet : nous découvrons un mot parce que quelque chose lui préexiste dans le monde des Idées. Cette affirmation illustre une méfiance vis-à-vis de l’écriture. Dans le Phèdre, Socrate déclare que les mots écrits ne font que nous rappeler ce que nous savons déjà.
Pourtant, avec l’écriture, une langue objective s’est émancipée d’une langue invisible et de la voix. Cette mise au silence corrélative à un accroissement de l’esprit est fondamentale pour l’espèce humaine. Ils ont démultiplié les possibilités de la mémoire contre la disparition, l’oubli, la mort. Cette mémoire a favorisé la connaissance du monde et de nous-mêmes autant que la richesse matérielle.
Or nous pouvons constater que la somme d’information sur Internet, impossible à maîtriser individuellement, rend tous les jours plus nécessaire une hiérarchisation des données qui dépend de notre capacité à les interpréter et les classer selon des buts précis. Une « netocratie » de l’information a donc surgi, une catégorie de personnes qui tirent leur pouvoir d’un avantage comparatif en connaissances technologiques et de la mise en réseau de leurs compétences. La netocratie participe d’un nouveau rapport des forces.
Songeons aux « vérités alternatives », « fake news », « trolls » et aux tentatives parfois étatiques d’influencer numériquement les opinions publiques.
L’idée apparaît également parmi les avant-gardes de la création qu’il n’est plus nécessaire de créer des textes ex nihilo mais de savoir transférer les textes disponibles. C’est la question du copier-coller. Dans L’Ecriture sans écriture, le théoricien des avant-gardes Kenneth Goldsmith avance que le renouvellement de l’écriture rendu nécessaire par le numérique doit se faire par l’appropriation de textes existants, réarrangés voire plagiés, dans une sorte d’extension du geste devenu commun de copier-coller. La notion d’auteur et de propriété est mise en jeu.
Ce geste de régression infinie dans l’utilisation des textes et des sources va cependant à l’encontre du principe aristotélicien aristotélicien selon lequel il faut bien, quelque part, s’arrêter et toute chose a une cause première. Au contraire, la régression vers l’origine doit être infinie.
La question posée est finalement de déterminer où se trouve l’origine de l’acte créateur. Il n’y aurait donc jamais de fond et toujours une cause plus lointaine à aller chercher, celle-ci fut-elle tacite ou inconsciente, ce que la technologie rend chaque jour plus facile à vérifier.
L’écriture est donc moins liée à une authenticité de contenu qu’à son processus de production. Elle se déplace vers des pratiques toujours plus liées à une décharge pulsionnelle – on fait aujourd’hui des achats en parlant uniquement à son téléphone, actant l’annulation de l’écriture pour des transactions commerciales. Elle revient à l’oralité et à une insurrection du corps dans l’écrit : un émoticône est l’expression muette d’un affect, la multiplication des points d’exclamation réitère les signes d’un affect et la « reconnaissance vocale » permet d’en finir avec l’écriture.
Les scripteurs contemporains peuvent donc se diviser en deux classes : l’une s’apparente à un prolétariat de la consommation dont les désirs sont fractionnés, créés ou provoqués par l’autre classe, la netocratie, grâce à la publicité par exemple, sous toutes les formes subtiles que celle-ci peut prendre. L’horizon du lexique, de la syntaxe, de la ponctuation et de la grammaire recule alors au profit d’une satisfaction pulsionnelle liée à la jouissance du support technologique.
Ceux qui appartiennent à la première classe ont donc une compréhension du monde limitée à ce que veulent bien leur fournir les autres, qui sont capables de hiérarchiser (décoder) l’information et produire du sens (coder) qui correspond à leurs valeurs.
Vous pouvez consommer votre propre production d’électricité en installant des panneaux solaires photovoltaïques sur le toit de votre habitation. Lorsqu’ils fonctionnent à plein régime, vos panneaux produisent en règle générale plus d’électricité que vous ne pouvez en utiliser. Vous pouvez donc vendre votre surplus à EDF. Les prix de vente de ce surplus, fixés par l’État, évoluent.
Un arrêté, publié au Journal officiel du 26 mars 2025, fait évoluer les conditions d'achat de l'électricité produite par les panneaux photovoltaïques installés sur :
des bâtiments (maisons, immeubles…) ;
des hangars ;
ou des ombrières photovoltaïques (une structure surmontée d’un panneau solaire, qui est par ailleurs destinée à stocker du matériel ou à abriter un véhicule à l’ombre).
En règle générale, lorsque vous faites installer des panneaux photovoltaïques en tant que particulier, il s’agit de dispositifs ayant une puissance totale inférieure ou égale à 9 kWc (kilowatts-crête).
Vous pouvez choisir, lors de la mise en place de ces panneaux, l’option « autoconsommation avec vente de surplus » : vous consommez une partie de l’électricité produite et vous revendez l’électricité non utilisée à EDF. Lorsque vous faites ce choix vous percevez une prime d’investissement délivrée par l’État, dont le montant varie en fonction de la puissance cumulée de vos panneaux photovoltaïques. Le montant de cette prime s’élève désormais à 80 € le kilowatt-crête (soit une prime de 240 € par exemple si vous installez des panneaux photovoltaïques dont la puissance cumulée atteint 3 kWc). Auparavant, le montant de cette prime s’élevait à 220 €/kWc pour les installations d’une puissance inférieure ou égale à 3 kWc, et à 160 €/kWc pour les installations d’une puissance inférieure ou égale à 9 kWc.
À noter
À partir du 1er octobre 2025, la TVA sur l’installation de panneaux photovoltaïques de moins de 9 kWc sera de 5,5 % ; elle est actuellement de 10 % pour les installations d’une puissance inférieure ou égale à 3 kWc et de 20 % pour celles ayant une puissance supérieure à 3 kWc. Cette disposition figure dans la loi de finances pour 2025. Un arrêté ministériel doit définir les conditions précises d’application de ce taux de TVA.
Le tarif d’achat de votre surplus d’électricité est, pour sa part, désormais fixé à 4 centimes d’euro le kilowattheure (kWh), contre 12,69 centimes d’euro le kilowattheure auparavant.
Les nouveaux montants de la prime d’investissement et du surplus d’électricité s’appliquent aux foyers dont la demande de raccordement a été déposée auprès du gestionnaire du réseau (Enedis ou une entreprise locale de distribution) après le 27 mars 2025.
Si vous ne souhaitez pas vendre votre surplus d’électricité, vous pouvez améliorer votre autonomie en électricité à l’aide d’une batterie solaire. Cette batterie stocke le surplus et vous pouvez ainsi consommer cette électricité plus tard.
À savoir
Si vous souhaitez mettre en place sur le toit de votre logement des panneaux photovoltaïques, il est recommandé de déterminer avec un professionnel RGE (reconnu garant de l’environnement) quelle puissance est la mieux adaptée à votre profil et quel type de consommation choisir (autoconsommation sans batterie, autoconsommation avec batterie de stockage ou autoconsommation avec vente du surplus). Cette étude s’appuie sur plusieurs critères : votre consommation moyenne d’électricité, votre budget, etc.
Vous pouvez retrouver sur notre fiche pratique les différentes démarches à effectuer en fonction de votre projet.
par Dominique de Villepin 7 avril 2025
Face à la nouvelle équation impériale, nous avons le choix en France, en Europe et dans le monde d’écrire une autre histoire.
Nous vivons une époque charnière, traversée par des fractures profondes que l’on peine encore à nommer. Le monde vacille sous le poids de ses propres excès : surexploitation des ressources, dérèglement climatique, instabilité géopolitique, fatigue démocratique, perte du sens collectif. Ce que nous affrontons n’est pas une simple crise, c’est une mutation historique, une bascule d’époque. Nous sommes pris dans une accélération prodigieuse de l’Histoire, tel un train fou, lancé à pleine vitesse, dont les passagers ne peuvent plus descendre. 1979 : l’irruption de l’islamisme radical sur la scène mondiale et les révolutions conservatrices anglo-saxonnes. 1989 : la recomposition de la puissance avec d’un côté, la chute du mur de Berlin, de l’autre, les événements de Tian An Men. La séquence de 2001 avec la guerre contre le terrorisme et la démesure des interventions occidentales. 2008 : la secousse de l’ordre économique et financier de l’après-guerre, suivie de convulsions de plus en plus rapprochées : la crise des dettes souveraines, les printemps arabes, la crise migratoire, la guerre commerciale sans compter la multiplication des États faillis et l’extension des crises régionales.
Ce texte est né d’une nécessité : celle de comprendre ce basculement, de déchiffrer les forces à l’œuvre, d’interroger les logiques qui redessinent notre avenir sans toujours dire leur nom. Il est né d’une intuition : le trumpisme n’est pas la maladie du monde, il en est le symptôme. Et l’excès d’attention qu’il réclame et reçoit nous détourne de nos maux essentiels. L’idée de progrès s’effrite, les promesses de la modernité se dérobent, et l’ordre international issu des révolutions démocratiques semble perdre sa boussole. Face aux vertiges de l’histoire, il nous reste un levier fondamental : notre esprit de résistance et la force du refus. Ce pouvoir inaltérable de dire Non, non pas par repli ou nostalgie, mais pour rester fidèles à nous-mêmes et rouvrir le champ des possibles. Mais pour cela, il faut se donner, méthodiquement, progressivement, les moyens de dire Non.
Partout, des formes impériales resurgissent — politiques, économiques, technologiques, culturelles — dans un monde livré à la compétition brutale des puissances. Face à cette recomposition globale, il nous faut poser une nouvelle équation : non plus celle de l’illimité prométhéen, mais celle des limites partagées ; non plus celle de la domination, mais celle de la cohabitation. Ce texte explore les logiques d’épuisement, les dérives autoritaires, les fractures sociales, mais aussi les voies possibles d’un sursaut européen et républicain, dans la fidélité à l’idéal d’émancipation, à la promesse démocratique, à la dignité humaine afin de retrouver le courage d’inventer une République des vivants.
Car l’Histoire n’est pas écrite d’avance. Nous avons le pouvoir de dire Non à l’épuisement de la planète, au retour des logiques impériales, à cet âge de fer où la guerre redevient une méthode ordinaire, à la montée des autoritarismes, à la résignation démocratique. Non à la fragmentation identitaire, au repli sur soi, à la perte du sens, à l’effacement du commun.
Le trumpisme n’est pas la maladie du monde, il en est le symptôme. Dominique de Villepin
Prométhée est épuisé. Voilà ce que nous devons reconnaître sans détour, avec la gravité qui s’impose. Notre monde, ivre de puissance, vacille désormais au bord de ses propres limites. Le sol se dérobe sous nos pas et l’horizon s’assombrit. Ma thèse est simple : les transformations politiques actuelles et à venir du monde s’enracinent dans un phénomène unique, l’épuisement du modèle de développement de la modernité, fondé sur l’exploitation intensive des ressources naturelles, sur l’intensification continue des échanges mondiaux, sur l’expansion de la sphère marchande dans nos vies, sur la centralité de la puissance militaire pour garantir l’ordre, et sur l’illusion de rivaliser avec les dieux. Cinq épuisements qui n’en font qu’un.
L’épuisement des ressources planétaires n’est plus un spectre lointain, mais une réalité concrète, pesante, palpable. Il ne s’agit plus de prophéties alarmistes, mais d’un présent qui chancelle, d’un avenir qui se rétracte. À mesure que montent les eaux et que s’effondrent les écosystèmes, c’est notre modèle de développement qui se révèle pour ce qu’il est : insoutenable, insatiable, inadapté.
Nous franchissons, les uns après les autres, les seuils du réchauffement comme on franchit des lignes rouges dans un conflit que l’on ne maîtrise plus. Celui des 1,5 degrés celsius, longtemps présenté comme une limite à ne pas dépasser, est désormais en passe de l’être, emporté par une croissance toujours plus vorace, par une consommation mondiale devenue aveugle à ses propres ravages. Le budget carbone pour s’y maintenir se réduit à peau de chagrin, moins de sept ans d’émissions, et déjà les promesses des États s’étiolent dans l’ombre des renoncements. Les Accords de Paris ne sont plus que des serments oubliés ou trahis. Et voilà que l’on accepte l’idée d’un dépassement temporaire, comme si l’on pouvait jouer avec la chimie de l’atmosphère et la mécanique du vivant aussi aisément que l’on jongle avec des chiffres sur un tableau d’experts.
Mais ce dépassement est un mirage. On nous parle de compensations, de plantations d’arbres, de technologies de capture du carbone, alors même que les fraudes prolifèrent, que les dispositifs expérimentaux restent balbutiants, que les forêts brûlent plus vite qu’on ne les plante. Le climatoscepticisme a cédé la place au climato-défaitisme, ce mal rampant qui sape les volontés, mine les engagements, désarme les peuples. Il se glisse partout, dans les discours, dans les urnes, dans les foyers. Il se fait fatalisme, résignation, cynisme.
C’est un renoncement mondial qui nous menace, un effondrement de la diplomatie climatique, ce frêle édifice de promesses et de responsabilités partagées. Alors que les conférences se succèdent, l’alerte lancée par Jacques Chirac résonne comme un écho tragique : « notre maison brûle, et nous regardons ailleurs ». Plus encore, ce défaitisme est une fracture. Il divise le Nord global et le Sud global, incapables de s’accorder sur une justice climatique, sur un partage équitable du fardeau. Et lorsque la responsabilité collective devient un fardeau individuel, les égoïsmes prolifèrent. Chacun accuse, jalouse, se replie. Ce n’est plus une solidarité du vivant, mais une concurrence des survivances.
Ce que nous touchons du doigt, c’est la rareté du monde, l’étroitesse de notre planète. La compétition revient en force, féroce, pour les ressources minérales. Une nouvelle géopolitique des matières premières s’installe, brutale et instable. Le nickel indonésien, le coltan congolais, le cuivre chilien : autant de nouveaux Eldorado autour desquels s’aiguisent les appétits, se cristallisent les tensions. L’île de Sulawesi, le Kivu, les plateaux andins deviennent les nouveaux carrefours du monde, non plus pour l’échange, mais pour la conquête. Les trois quarts de la transformation du lithium se concentrent en Chine. Et pendant ce temps, nous poursuivons encore les mirages fossiles de la précédente révolution industrielle. Le pétrole, le gaz naturel, ces vieux dieux du progrès, continuent de régner, repoussant toujours plus loin les limites de l’extractible, même au prix de l’irréversible. L’Arctique est saigné, l’Orénoque est fracturé, et tout cela en hâtant un « pic pétrolier » qui crée de nouveaux chocs sans que le monde ait réussi à se désintoxiquer.
Face aux vertiges de l’histoire, il nous reste un levier fondamental : notre esprit de résistance et la force du refus. Ce pouvoir inaltérable de dire Non. Dominique de Villepin
Les sols s’appauvrissent, les engrais chimiques menacent de manquer, les champs se révoltent contre le productivisme. Comment nourrir dix milliards d’humains dans un monde qui dévore ses propres fondations ? Le ventre de la Terre n’est pas un puits sans fond, et les réserves du sous-sol en phosphore, indispensables à l’agriculture, pourraient être épuisées d’ici 50 à 100 ans.
Mais l’épuisement n’est pas seulement celui des ressources naturelles. Il est aussi celui d’un modèle : celui de la mondialisation elle-même qui a contribué à sortir des centaines de millions de personnes de la pauvreté extrême, notamment en Asie. Au début, on crut à un équilibre presque alchimique : ici, des prix bas ; là, des emplois nouveaux. Le Nord consommait, le Sud produisait, et chacun y semblait trouver son compte. Mais ce pacte fragile s’est rompu. Le Nord s’est découvert dépendant, désindustrialisé, privé de sa souveraineté économique, concurrencé dans sa consommation par l’émergence de nouvelles classes moyennes mondiales ; le Sud, bien qu’accédant à des nouveaux revenus, a vu souvent les fruits de sa croissance confisqués. Ce qui fut promesse de prospérité partagée s’est mué en fracture planétaire. Les bénéfices se sont concentrés entre les mains d’une élite mondialisée et métropolitaine. Les marges sont devenues privilèges, les profits se sont mués en rentes. Le ressentiment a enflé. En Occident, les populismes s’élèvent, nourris de la colère de ceux qui ont vu s’évaporer leur travail, leur dignité, leur espoir. Dans les pays émergents, les inégalités se creusent, les villes tentaculaires s’étendent dans une fébrilité croissante. Ce reflux de la promesse mondialiste se manifeste aussi par un tournant tangible : la montée du protectionnisme et la fragmentation des chaînes d’échange. Depuis quelques années, les grandes puissances, sous l’impulsion des États-Unis à partir de 2016, et en réaction, l’Europe et la Chine, redressent leurs barrières douanières, invoquant la souveraineté économique, la sécurité ou la justice commerciale. Le commerce mondial, autrefois symbole d’intégration, devient théâtre de rivalités : les taxes punitives sur les véhicules électriques, les restrictions sur les semi-conducteurs, les sanctions croisées prolifèrent. La mondialisation, longtemps promue comme horizon inévitable, se fissure en blocs régionaux, en chaînes raccourcies, en flux reconfigurés entre alliés de circonstance. C’est une nouvelle ère du « chacun pour soi », où la coopération cède la place à la suspicion.
Et au sommet, une minorité d’acteurs économiques et politiques concentre une part croissante des richesses, façonne les règles du commerce mondial et dicte les récits. Le fossé entre le 1 % et le reste de l’humanité s’élargit chaque jour davantage, irrépressible, insupportable. La mondialisation n’est pas un complot, elle est une mécanique implacable. C’est le monde du chacun pour soi qui s’impose, un monde à somme nulle, où les gains des uns deviennent les pertes des autres. Un monde sans horizon commun.
Dans ce monde, l’épuisement est partout. Il est dans l’air que l’on respire, dans la terre que l’on foule, dans les regards que l’on croise. Il est celui d’un Prométhée enchaîné non plus par les dieux, mais par ses propres œuvres.
Depuis le tournant du siècle, la puissance militaire, cette force qu’on crut un temps capable de tout, s’est heurtée également à ses propres limites. Nous vivons le paradoxe amer d’une époque où l’impuissance naît de l’excès même de puissance. L’effondrement de l’URSS avait laissé les États-Unis seuls maîtres d’un ordre mondial en recomposition. La domination militaire qu’ils exerçaient alors, soutenue par leurs alliés, n’avait pas d’équivalent dans l’histoire connue : les deux tiers, parfois les trois quarts des capacités globales étaient concentrées entre quelques mains. Et cette domination s’était donné pour justification une promesse, celle d’un ordre libéral pacifié, régulé par le droit international et défendu par la force.
Au début, on crut à un équilibre presque alchimique : ici, des prix bas ; là, des emplois nouveaux. Le Nord consommait, le Sud produisait, et chacun y semblait trouver son compte. Ce pacte fragile s’est rompu. Dominique de Villepin
La guerre du Golfe, en 1991, avait été présentée comme l’exemple éclatant de cette logique : une guerre juste, brève, légitime. Mais si l’intervention militaire a atteint ses objectifs immédiats, faute de solution politique, elle a laissé en place un régime affaibli et autoritaire, nourri des frustrations et des humiliations qui allaient contribuer, une décennie plus tard, à de nouvelles instabilités régionales. Puis vinrent d’autres interventions, souvent sous couvert humanitaire, toujours portées par cette certitude que la force pouvait stabiliser, pacifier, réconcilier. Mais avec le recul, que reste-t-il de ces illusions ? L’Afghanistan, vingt ans d’efforts, des milliers de morts, pour un retour des talibans sous les caméras du monde entier — retour rendu possible par l’accord signé à Doha en 2020 entre les États-Unis et les talibans, négocié sous la présidence de Donald Trump, dans une logique de retrait rapide qu’il présentait comme l’art du deal, mais qui a surtout acté l’échec d’une stratégie sans vision politique de long terme. L’Irak, livré aux milices et aux factions, devenu un foyer du terrorisme qu’on prétendait y éradiquer. La Libye, transformée en théâtre d’ombres d’une guerre civile sans fin. Le Sahel, enfin, où la France est contrainte non seulement de partir, mais de constater la perte de son influence, de la Libye au Sénégal, et du Mali au Tchad, dans une indifférence mêlée de ressentiment des peuples qu’elle croyait venir aider.
À chaque fois, la même tentation : celle du raccourci stratégique. Puisque nous avons la force, pensait-on, pourquoi s’encombrer des lenteurs du dialogue, des incertitudes de la diplomatie, des méandres du compromis ? Je connais ces arguments : on me les a opposés sans relâche depuis 2002, face à la volonté des États-Unis de partir en guerre en Irak jusqu’aux expéditions militaires occidentales contre le terrorisme et pour les droits de l’homme, au Sahel, sous l’égide française, en passant par la Libye de 2011. Mais cette force, sans vision ni patience, s’est à chaque fois retournée contre ses porteurs. Elle a piégé les puissances dans un engrenage infernal. La logique de l’escalade a laissé place à celle du retrait, souvent précipité, toujours humiliant. L’histoire bégaie, et c’est le même dilemme qu’au Vietnam ou en Algérie jadis : partir ou s’enliser. L’image de la prise chaotique de Kaboul par les talibans en août 2021 était un écho grinçant à la chute de Saïgon en avril 1975.
Mais tout autant que l’épuisement de la force, c’est l’épuisement de la logique marchande qui nous assaille. Le monde contemporain s’est mis en chiffres, en procédures, en équivalents monétaires. Il s’est fait abstrait. Devenu conquérant, le capitalisme a voulu faire de chaque chose, de chaque geste, une valeur mesurable. Il ne s’est pas contenté d’aliéner ceux qui produisent : il a aussi dépossédé ceux qui consomment. L’homme contemporain, loin d’être libéré, est devenu le produit d’un marché sans fin, où ses désirs sont formatés, ses besoins induits, sa singularité diluée. Or aujourd’hui, ce processus est proche de son accomplissement. Il ne lui reste plus guère de nouvelles conquêtes possibles.
Tout est à vendre, tout est monétisé : le soin, le loisir, la relation, l’intimité même. Le couple devient produit, l’amitié un service, la joie une performance. La vie devient marchandise, vidée de son mystère, privée de sa lenteur. Le tissu symbolique qui unissait les générations, les communautés, les langages, se délite. L’existence s’aplatit. Et l’on sent planer, dans cet aplatissement, l’écho prophétique de Walter Benjamin : ce que nous perdons n’est pas seulement du contenu, mais une présence. L’aura. Cette lumière silencieuse qui fait de chaque vie une œuvre d’art.
Ce processus se double d’une autre aliénation, plus insidieuse encore : celle de la bureaucratisation. À mesure que croît la complexité du monde, les règles se multiplient, les normes se superposent, les procédures s’empilent. La bureaucratie est la forme sociale de la rationalité, expliquait déjà Max Weber. Il ne s’agit plus seulement de l’État ou des institutions publiques. Les banques, les plateformes, les grandes entreprises participent tout autant à cette mécanique. Les individus eux-mêmes sont mis à contribution : qu’on se souvienne de cette folie du formulaire d’autorisation de sortie pendant le Covid, qui faisait de chaque Français le bureaucrate pointilleux de sa propre surveillance. Tout est codifié, standardisé, régulé, jusqu’à l’asphyxie. L’implicite culturel, le non-dit social, cette respiration subtile du lien humain, disparaît sous le poids de l’explicite normatif.
Les individus, en quête de protection et d’équité, finissent par réclamer ces filets administratifs. Mais en les obtenant, ils sacrifient quelque chose de plus essentiel : la liberté, la responsabilité, la capacité à donner sens. L’existence se réduit à un ajustement constant, une conformité sans épaisseur. Et l’homme se trouve face à un monde qu’il ne comprend plus, mais qui le mesure sans cesse.
Enfin, voici le dernier avatar de cet épuisement, l’empire de la donnée ou « dataïsation » du monde. Ce mot barbare cache une réalité redoutable. Nous avons cru que la révolution numérique ouvrirait une ère nouvelle de savoir, de communication, d’émancipation. Mais à mesure que nos gestes, nos mots, nos émotions mêmes deviennent des données, que le cœur battant des algorithmes nous transforme en produits de cette nouvelle économie numérique, nous avons troqué la liberté contre la convenance. Nos montres nous surveillent, la techno-surveillance nous encercle, les algorithmes nous analysent. Les plateformes nous gouvernent et un nouveau féodalisme s’installe. Chaque besoin satisfait est une information prélevée, chaque désir anticipé est une prophétie autoréalisée. Tous nos gestes se transforment en données, nos pensées mêmes se laissent devancer. Tout devient prédiction, tout devient produit. Ce n’est plus seulement le monde qui se chiffre, c’est notre humanité qui se calcule. Et bientôt, ce ne sera plus seulement nos actions qui seront représentées, mais nos vies entières simulées, reproduites, réduites, tout notre être même traduit en ligne de code.
Le vivant, dans sa singularité, sa fragilité, et sa grandeur aussi, risque lentement, insidieusement, de se dissoudre, car ce monde ne nous offre plus guère de marges de manœuvre. Il nous encadre, nous évalue, nous reflète. Mais il ne nous élève plus.
Alors oui, Prométhée est épuisé. Et avec lui, c’est toute notre civilisation qui s’interroge : avons-nous trahi la promesse que nous nous étions faite d’un monde plus libre, plus juste, plus habitable ? Il ne suffit plus d’innover, d’optimiser, de réguler. Il faut réenchanter. Il faut retrouver, dans le bruissement des jours et le silence des gestes, la part humaine qui résiste encore.
Tout autant que l’épuisement de la force, c’est l’épuisement de la logique marchande qui nous assaille. Dominique de Villepin
C’est, au fond, l’épuisement de la modernité elle-même que nous devons affronter. Non plus seulement l’épuisement des ressources, des modèles ou des institutions, mais celui d’une promesse vieille de plusieurs siècles : celle d’un monde libéré par la raison, élevé par la science, guidé par le progrès. Cette promesse s’effrite, se fissure, se dérobe. L’idéal prométhéen, qui porta l’humanité à se dresser contre les déterminismes, à défier les dieux, à s’arracher à la nature pour mieux la dominer, ne survit plus que dans quelques ultimes bastions.
La technologie constitue aujourd’hui l’unique territoire où le rêve de l’illimité semble encore toléré. Mais ce rêve, à y regarder de plus près, est déjà confisqué. L’intelligence artificielle, loin de constituer une libération, s’enferme dans la logique opaque des monopoles. Le savoir est devenu brevet, le progrès innovation privée, la puissance un actif contrôlé par quelques géants. De la suprématie de l’IA à la conquête du quantique, ce qui se dessine n’est pas une émancipation partagée, mais une rareté organisée, une science cloisonnée, réservée à ceux qui peuvent se l’acheter. Du côté du transhumanisme, la promesse de dépassement de la condition humaine, avec ses perspectives d’humanité augmentée ou de vie indéfiniment prolongée, s’annonce comme l’inscription de l’inégalité sociale au cœur de la vie humaine.
L’espace, autrefois vaste promesse de l’infini, dernier continent de l’imaginaire collectif, devient lui aussi terrain de luttes, de convoitises, de prédations. Il ne s’agit plus d’exploration, mais d’exploitation. À la manière des compagnies des Indes, ce sont des firmes à charte, des consortiums mêlant ambition privée et souveraineté déléguée qui tracent la carte du ciel. On parle de bases lunaires, de constellations militarisées, de forages d’astéroïdes. À peine avons-nous souillé la Terre que nous prétendons coloniser les étoiles, dans une logique qui tient davantage du pillage que de la transcendance.
Trois enjeux s’y entrelacent : celui, désormais banal, du commerce, avec ses autoroutes orbitales et ses marchés de demain ; celui, plus sinistre, de la militarisation, où chaque orbite devient un potentiel champ de bataille ; enfin, celui, plus ancien, plus mythique, de la colonisation, comme si l’homme pouvait fuir la Terre pour renaître ailleurs, vierge de ses erreurs. Mais que serons-nous, ailleurs, si nous ne changeons pas ici ?
Reste l’identité. Le dernier territoire de l’illimité, parce qu’il est le plus intérieur. Là où, dans le secret des consciences, chacun peut encore tenter de se réinventer, de devenir autre, de devenir soi. C’est là que devrait résider notre liberté la plus profonde. Et pourtant, même ce domaine se trouve pris d’assaut, codifié, instrumentalisé. À droite, par une logique d’enracinement rigide, fixiste, parfois xénophobe, qui réduit l’identité à l’héritage, à la biologie, à une pureté fantasmée. À gauche, par une logique de fragmentation, où chaque différence codifie sa blessure, où la revendication devient assignation. Au nom de l’émancipation, chacun est enfermé dans sa case. La recherche de soi s’est muée en cartographie ésotérique. Chaque groupe trace ses frontières, érige ses normes, construit ses appartenances. Et ainsi, l’identité, lieu de jaillissement, d’invention, de dialogue, devient à son tour territoire occupé. On ne s’y découvre plus, on s’y conforme. On n’y devient plus, on y appartient.
L’avenir s’annonce incertain comme suspendu. Habitée pendant deux siècles par le recul de toutes les limites démographiques, du nombre et de l’âge, l’humanité semble tout à coup douter, bifurquer, entrer dans un temps de turbulences. C’est la fracture démographique mondiale, une transition inachevée, qui redessine en profondeur les rapports de force entre les continents, entre les économies, entre les générations, entre les récits.
À peine avons-nous souillé la Terre que nous prétendons coloniser les étoiles, dans une logique qui tient davantage du pillage que de la transcendance. Dominique de Villepin
Le monde s’accroît toujours, mais de manière inégale. Au Nord, les sociétés vieillissent, s’atrophient, doutent d’elles-mêmes. En Europe, au Japon, en Corée, en Chine même, la fécondité s’effondre, les populations actives reculent, les systèmes sociaux chancellent. À l’inverse, au Sud, notamment en Afrique subsaharienne, au Moyen-Orient et dans une partie de l’Asie, les jeunesses s’impatientent, souvent laissées sans horizon. Deux mondes se regardent, l’un fasciné par sa longévité, l’autre par sa vitalité, mais ni l’un ni l’autre ne parvient à formuler un projet commun.
Cette asymétrie démographique n’est pas une simple question de chiffres : elle est un soulèvement silencieux du monde. Car à mesure que les jeunes du Sud cherchent une place, une voix, un avenir, le Nord se replie sur ses peurs, ses frontières, ses mémoires. Les désirs de mobilité rencontrent des murs et des refus. Et ainsi, le choc démographique se transforme en choc politique, alimentant le populisme, la crispation identitaire, le fantasme de submersion.
Mais peut-on construire un monde viable en dressant les générations les unes contre les autres, en mettant les continents en concurrence ? Ce que révèle cette fracture, c’est l’urgence d’une solidarité à la bonne échelle, d’un pacte intergénérationnel et intercontinental.
Car l’humanité se tient là, entre l’excès et le manque, entre les sociétés rassasiées et celles encore affamées d’avenir. Et dans cette tension, il ne s’agit pas de maîtriser la démographie comme on gère un stock, mais de l’habiter politiquement, de lui donner un sens.
Cette somme des épuisements du monde est le premier terme de la nouvelle équation impériale. De l’autre côté du signe « égal », se dresse le second terme : la réorganisation du monde autour de nouveaux empires, mus par la peur panique de la pénurie. Le « néo-impérialisme » se déploie en parallèle à l’intérieur des sociétés, en redistribuant le pouvoir, comme à l’extérieur, en changeant par la puissance les relations des nations entre elles.
Vers l’intérieur, le néo-impérialisme impose son modèle autoritaire en attaquant la démocratie libérale. Les réponses idéologiques se déploient comme autant de tentatives pour sauver, préserver, ou reconquérir une souveraineté perdue. Mais parmi elles, deux logiques s’imposent, non comme solutions, mais comme spirales. Des spirales impériales, nourries par l’angoisse du déclin et l’appel des forces brutes.
La première, c’est le déni frontal, la négation volontaire de toute limite. C’est l’illimitisme assumé, incarné par Donald Trump, figure d’un absolutisme sans habillage doctrinal, empire d’instincts et de postures, empire de commandement, au sens premier de l’imperium. L’action prime, le verbe tranche, le chef domine. Il ne gouverne pas, il incarne. Il n’organise pas, il impose. À l’intérieur comme à l’extérieur, tout doit se soumettre au théâtre de la puissance, à sa visibilité, à sa démonstration.
Son attrait pour les figures de l’homme fort ne tient pas du hasard, mais d’un récit profond, enraciné dans la mythologie américaine. Il convoque l’imaginaire collectif : le cowboy solitaire, le gangster impitoyable, le flic sans scrupule. Chaque geste, chaque mot, chaque silence même est un fragment de cette dramaturgie brutale. Et cela touche, cela parle. Car derrière le leader, il y a le peuple, non pas uni, mais ligué, mimétique, prêt à croire que la force du chef est sa propre revanche, sa propre force.
Ce trumpisme est davantage qu’un homme : c’est une structure affective, une économie morale fondée sur la domination. La nature, la femme, l’étranger, tout doit y rester à sa place. Les frontières doivent redevenir claires et les hiérarchies naturelles. L’énergie fossile est célébrée comme instrument de conquête, le pétrole foré comme totem de virilité économique. Et si le monde devient plus instable, alors l’empire devient mobile, réactif, adapté. Il ne suit aucun projet, mais épouse chaque opportunité. Il avance dans le brouillard, certain que sa force le guidera.
Ce modèle, qui mêle extractivisme, capitalisme hybride, et néo-impérialisme économique, repose sur un rapport au monde purement utilitaire : tout ce qui est périphérique doit rapporter au centre. Les matières premières doivent nourrir la prospérité nationale. Le commerce international doit servir à abolir, ou au moins réduire, l’impôt intérieur. Le dollar doit être un instrument de captation mondiale, un privilège sans contrepartie. L’horizon, c’est une économie mondiale siphonnée au profit d’un seul peuple, d’un seul État, d’un seul homme. Cette captation s’incarne aujourd’hui dans le retour assumé du protectionnisme américain dont les droits de douane effectifs sont relevés en avril 2025 à des niveaux sans précédent depuis les tarifs Hawley-Smoot des années trente qui ont conduit à l’effondrement du commerce mondial. Ce nationalisme économique, présenté comme déclaration d’indépendance, dissimule une logique d’absorption : maintenir l’avance nationale en déstabilisant la concurrence mondiale. Le commerce n’est plus un espace de règles partagées, mais un champ de bataille aux allures de guerre commerciale permanente.
Et à l’arrière-plan, c’est la technologie qui devient le bras armé de cette vision. Non pas l’innovation comme progrès partagé, mais la puissance technologique comme levier de domination. L’IA et le quantique ne sont pas perçus comme outils, mais comme armes. On consomme toujours plus d’énergie pour maintenir l’avance, quitte à en creuser le coût écologique. On collecte toujours plus de données, non pour comprendre, mais pour surveiller. La technologie devient empire. Et les empires d’aujourd’hui ne se contentent plus de gouverner les terres, mais partent à la conquête des esprits.
Le modèle trumpiste, qui mêle extractivisme, capitalisme hybride, et néo-impérialisme économique, repose sur un rapport au monde purement utilitaire : tout ce qui est périphérique doit rapporter au centre. Dominique de Villepin
La deuxième réponse, elle, s’inscrit dans une autre tradition. Elle ne nie pas les limites, elle les intériorise. C’est la logique de l’autosuffisance, portée par Xi Jinping dans l’héritage du maoïsme. L’empire ne s’étend pas vers l’extérieur, il se referme. Il ne cherche pas la projection, mais la forteresse. Il bâtit une muraille industrielle, technologique, morale — des Grandes Murailles de sable et de feu. Là-bas, le pouvoir ne se projette pas, il s’enracine. Le Parti tient l’État, l’État tient la société, et la société, patiemment, construit sa propre indépendance. Cette stratégie s’est récemment accentuée face aux restrictions occidentales. En réponse aux sanctions américaines et aux enquêtes européennes, Pékin renforce son autarcie industrielle, sécurise ses approvisionnements critiques, et restructure ses débouchés commerciaux vers l’Asie, l’Afrique ou l’Amérique latine. La Chine réagit non seulement par des mesures défensives, mais aussi par des contre-attaques ciblées sur des produits emblématiques.
L’investissement public, massif, méthodique, permet à la Chine d’accomplir des bonds technologiques spectaculaires. Là où l’Occident s’enlise dans la complexité, Pékin avance. DeepSeek, Xiaomi, Huawei, BYD : autant de symboles d’une conquête tranquille, d’une montée en puissance par l’intérieur. Et dans cette stratégie, la taille du marché domestique devient une arme. La Chine n’exporte pas seulement des produits, elle exporte des normes, des rythmes, des standards. Elle devient un monde en soi.
Mais cette logique est aussi fondée sur la méfiance. À l’intérieur, elle se traduit par la surveillance, le contrôle, l’homogénéité sociale qui atteignent leur paroxysme au Xinjiang et au Tibet. À l’extérieur, elle se double d’une prudence stratégique, d’une défiance constante. Le Parti, ici, ne prétend pas séduire, il veut durer. Et dans cette volonté de durabilité réside un impérialisme discret, enraciné, presque géologique. Là où l’Amérique choisit la projection de force, la Chine choisit l’exercice du contrôle. Là où les États-Unis laissent entrevoir la prédation, la Chine laisse imaginer une logique de rationnement.
La troisième réponse, enfin, est celle de l’empire bénin du droit et de la politique. C’est le modèle européen qui oppose à la centralisation du pouvoir sa volonté d’être « unis dans la diversité », qui atténue les tentations absolutistes par la logique du compromis ou du consensus. Nous redécouvrons que l’Europe est un modèle d’actualité et peut-être le meilleur contre-modèle au néo-impérialisme qui agite le monde. Pour une Europe qui s’est construite sur des fantômes, des rêves et des cauchemars d’empire et qui s’est voulue à la fois post-impériale et post-nationale, le temps est venu d’inventer les contours d’un « post-Empire ».Et après tout, le Saint Empire Romain Germanique, qui n’était ni romain, ni saint, ni très germanique, ni vraiment impérieux, n’en a pas moins été l’empire le plus durable et de loin sur le continent, un millénaire. Un empire électif, mosaïque d’entités de tailles diverses et presque souveraines, un vaste espace de délibération, de jurisprudence, de droit et de respect des libertés. Comment ne pas voir une forme de filiation avec l’Union européenne d’aujourd’hui et en tout cas une leçon pour elle ? Comment ne pas y lire un appel à résister aux tentations illibérales qui voudraient faire de l’Europe à son tour un empire parmi les autres ?
Ce modèle permet le partage des ressources, un multilatéralisme fondé non sur la force, mais sur la coopération. Mais cette voie est étroite. Car elle suppose l’accord, le dialogue, le consensus.
Il suffit de regarder la carte, les ambitions impériales font tache d’huile. Vingt-cinq ans de règne de Recep Tayyip Erdogan ont fait glisser la Turquie vers un autoritarisme néo-ottoman. La Russie de Poutine prend des airs néo-tsaristes de gardienne du conservatisme chrétien. L’Inde de Narendra Modi réorganise la politique indienne depuis plus de dix ans au profit d’une vision ethno-religieuse qui tend à ériger la minorité musulmane en ennemie de l’intérieur.
Car face à l’empire, toute démocratie devient vulnérable. Elle doute, elle se divise, elle hésite. Et c’est ainsi que, lentement, se dessine une nouvelle gouvernementalité, non plus libérale, mais impériale. À l’intérieur des États eux-mêmes, cette logique s’impose : verticalité du pouvoir, culte de l’efficacité, soumission de l’opinion aux récits du chef. Nous entrons dans l’âge des nouveaux despotes. Ils ne sont pas tous violents, ni même tous cyniques. Mais ils partagent cette même conviction : la liberté est un luxe que le monde d’aujourd’hui ne peut plus s’offrir.
La technologie devient empire. Et les empires d’aujourd’hui ne se contentent plus de gouverner les terres, mais partent à la conquête des esprits. Dominique de Villepin
Et c’est cela, la véritable menace. Non pas l’échec de la démocratie, mais son remplacement silencieux par une autre forme d’organisation, plus directe, plus brutale, plus rapide. Une forme qui sacrifie le débat à la décision, la justice à la sécurité, le droit à l’ordre, la raison à la raison d’État. Une forme impériale, née non de la force des empires d’hier, mais du vide laissé par les démocraties épuisées d’aujourd’hui.
Les empires ne naissent pas seulement de la conquête extérieure ; ils prospèrent d’abord par l’emprise intérieure. Ce que nous voyons émerger aujourd’hui, sous nos yeux souvent incrédules, c’est une distorsion lente, mais profonde des structures mêmes de la politique, une altération de ses fondements, de ses équilibres, de ses promesses.
Le premier glissement, c’est celui de nombreux régimes vers une forme de monarchie plus ou moins élective, nourrie de fascinations pour le chef. Ce phénomène n’est pas nouveau. Il est inscrit, de manière paradoxale, au cœur même de la République américaine, depuis George Washington, père fondateur d’un pouvoir qui s’est progressivement nimbé de sacralité, jusqu’à la présidence impériale assumée par Franklin D. Roosevelt. Ce souci légitime d’autorité peut dériver comme aujourd’hui vers un culte de la personnalité, une attente messianique à l’égard d’un homme seul, capable de tout résoudre par sa volonté, qui est l’expression d’un désespoir politique déguisé en espérance providentielle.
L’Europe n’est pas épargnée. Elle connaît ses propres figures tutélaires. Les peuples, pris dans le tumulte des divisions et des incertitudes, se tournent vers des hommes qui promettent de trancher, d’unifier, de décider. C’est là la grande tentation des heures troubles. La France elle-même, avec son fond bonapartiste, ses institutions fragiles — quatorze Constitutions depuis 1789 —, son centralisme pathologique, n’échappe pas à cette inclination. Lorsque la défiance envers les partis, les syndicats, les corps intermédiaires dépasse le désir d’émancipation, alors la liberté se retire, et l’homme fort s’avance.
Plus en profondeur encore, le pouvoir dans son essence même se réorganise. Il se concentre. Il se privatise. C’est la deuxième distorsion : celle de l’oligarchie qui glisse vers la ploutocratie. Partout dans le monde, les gouvernements sont peu à peu encerclés par une nouvelle aristocratie d’argent. Aux États-Unis, la généalogie est claire : des Pères fondateurs fortunés aux « barons voleurs » du XIXe siècle, les Rockefeller, les Carnegie, les Morgan, jusqu’aux treize milliardaires de l’administration Trump. Au Capitole, lors de la deuxième investiture de Donald Trump, on a compté mille trois cents milliards de dollars de fortunes personnelles réunis dans la même salle. Le pouvoir économique se confond avec le pouvoir politique.
La France n’est pas épargnée. La recomposition des fortunes, la rigidité des patrimoines, la montée des inégalités nourrissent un ressentiment profond. Au sommet, un petit nombre d’acteurs économiques dispose d’une influence considérable sur le levier médiatique. Il contrôle une part très significative de la presse quotidienne nationale — près de 90 % des tirages — ainsi qu’une majorité des audiences télévisées et une large portion du trafic sur les sites d’information en ligne. Dans les étages intermédiaires, une bourgeoisie patrimoniale sécurise ses acquis, transmet ses biens et ses actifs à l’abri des niches fiscales, consolide ses positions. La méritocratie recule, le capitalisme et la société d’héritiers progressent. La fortune héritée représente aujourd’hui 60 % du patrimoine des ménages en France, près du double des 35 % enregistrés au début des années 1970. L’effort, le travail, l’engagement ne suffisent plus. Et au cœur de la société, la classe moyenne oscille entre colère et peur, entre rejet et résignation. C’est elle qui sent le plus cruellement que l’ascenseur social est bloqué, que la promesse républicaine ne fonctionne plus. C’est elle qui voit venir le déclassement et redoute que ses enfants vivent moins bien qu’elle.
Le pouvoir dans son essence même se réorganise. Il se concentre. Il se privatise. Dominique de Villepin
La troisième distorsion, plus subtile, plus pernicieuse, c’est celle de la démocratie elle-même et de la place donnée au peuple. Lorsqu’elle se réduit à la volonté majoritaire, elle perd sa substance. C’est ce despotisme de la majorité que Tocqueville avait pressenti, que nos sociétés démocratiques expérimentent aujourd’hui. Aux États-Unis, l’unanimisme social pèse comme une injonction morale : toute opposition devient suspecte, toute nuance trahison. Ce fut le sens du propos brutal, mais révélateur, du vice-président J. D. Vance à Munich : ce n’est pas l’ennemi extérieur qui inquiète, mais bien les oppositions de l’intérieur à la toute-puissance populaire.
En Europe, ce phénomène prend le nom imprécis de populisme. Mais il ne s’agit pas d’un simple courant d’opinion. C’est une volonté d’épuration institutionnelle. Il s’agit d’abolir tout ce qui entrave la volonté immédiate du peuple tel qu’on l’imagine ou le fantasme : les contre-pouvoirs, les médias, la justice nationale et internationale, les collectivités, l’Europe. C’est la démocratie vidée de ses garanties, réduite à sa forme brute, instrumentalisée. En Israël comme aux États-Unis, le juge incarne l’ennemi de l’intérieur, l’empêcheur de commander en rond. Les accusations contre la « dictature des Juges » en France vont dans le même sens.
Cette évolution ne naît pas seulement de la mauvaise volonté ou des manipulations. Elle est aussi le produit d’une société fragmentée, désaffiliée, atomisée. Les réseaux sociaux, bien sûr, ont amplifié les logiques de confirmation, les bulles d’opinion, la violence de l’expression. Mais le mal est plus profond. Il réside dans la mutation silencieuse du rapport des individus à la politique.
C’est une individualisation extrême. Les grands récits collectifs s’effacent. Les partis, les Églises, les syndicats s’effondrent. Le citoyen devient consommateur politique. Il choisit, il zappe. La démocratie devient un marché de préférences. Les applications de recommandation de vote, ludiques en apparence, sont le symptôme d’une logique perverse : on ne choisit plus son destin commun, on sélectionne son profil politique comme on choisirait une série à regarder.
C’est aussi une forme de laxisme civique. Le refus de toute contrainte pour soi se double d’un désir accru de contrainte pour les autres. La liberté, dans ce contexte, devient caprice, et la responsabilité s’évapore.
Enfin, cette crise est celle de l’efficacité démocratique. Nos institutions, alourdies, fragmentées, peinent à se réformer. Les promesses sont répétées sans être tenues. Le langage politique perd sa valeur. La loi devient une forêt. L’initiative citoyenne paraît une façade. Le Référendum d’Initiative Partagée s’avère presque impossible à enclencher. Les conventions citoyennes restent sans lendemain. D’où ce cri qui monte contre le système, ce refus global, ce « dégagisme » devenu le seul recours de ceux qui n’en ont plus.
C’est cette mécanique de l’épuisement démocratique que les empires exploitent. C’est cette fatigue des peuples que les despotes modernes transforment en énergie. Car un peuple lassé de la liberté peut devenir disponible à la servitude. Non qu’il la souhaite. Mais il peut finir par l’accepter, par s’y résigner, par la confondre avec l’ordre. Et alors, le rideau tombe.
Les empires, aujourd’hui comme hier, se bâtissent sur une idée simple : refuser les avancées de l’émancipation. Refuser les fruits de l’âge des Révolutions. À mesure que le monde s’épuise, les systèmes impériaux se dressent à nouveau comme des forteresses du passé, réactivant les ressorts anciens du pouvoir, les verticalités oubliées, les exclusions féroces. Ils ne sont pas novateurs : ils sont réactionnaires. Ils ne regardent pas l’avenir avec confiance, ils y voient une menace.
Toutes les idéologies impériales contemporaines ont ceci de commun qu’elles entendent briser les promesses de 1789. Elles veulent faire taire les voix de l’autonomie, de la liberté, de l’égalité. Elles forment un chœur dissonant, mais convergent.
L’islamisme, d’abord, avec sa pulsion de mort, sa haine de la vie et du bonheur sur terre, agit à double tranchant : d’un côté, il vise à faire renoncer les démocraties à leurs principes en les enfermant dans la peur, la haine, la crispation sécuritaire. De l’autre, il cherche à imposer sa propre loi, autoritaire et théocratique, à régir les sociétés du Moyen-Orient comme les communautés musulmanes dans les pays occidentaux. Il refuse la sécularisation, récuse le pluralisme, nie l’autonomie des individus.
Le fascisme, quant à lui, n’a pas disparu : il mute, il se recycle, il se déguise. Il ressurgit partout, caméléon aux mille visages. Il rejoue sans cesse la même spirale : celle d’un « nous » fermé, agressif, ethno-identitaire. Et face à ce « nous » prétendument pur, il désigne des ennemis, toujours les mêmes : les immigrés, les étrangers, les minorités. Il ne cherche pas à instaurer l’ordre, mais à imposer la domination. Non pas à construire la nation, mais à dresser des murs d’exclusion. C’est un fascisme nouveau, mais fidèle à ses racines : autoritaire, charismatique, belliqueux.
On ne choisit plus son destin commun, on sélectionne son profil politique comme on choisirait une série à regarder. Dominique de Villepin
À cela s’ajoute le néolibéralisme durci en machine de guerre sociale. Un ordre économique qui, loin de tenir sa promesse de prospérité partagée, accroît les écarts, fracture les sociétés, attise les colères. L’État devient alors veilleur de nuit, partisan, au service d’intérêts consolidés. La redistribution est perçue non comme justice, mais comme fardeau. Et dans les marges, le crime organisé occupe les vides laissés par la République, usurpant les fonctions de l’État, là où celui-ci se retire.
Ces empires imposent ce que l’on pourrait appeler des « politiques de la vie », qui sont en réalité la mort de la politique. L’expérience du Covid a montré à quel point le pouvoir pouvait se redéployer dans la sphère intime : protéger les citoyens contre eux-mêmes, gérer les corps, contrôler les mobilités, suspendre les libertés au nom du bien commun. Et si cette logique peut, en certaines circonstances, être nécessaire, elle devient perverse lorsqu’elle s’installe dans la durée. Lorsque la sécurité prend le pas sur la liberté, la vie elle-même est administrée, régulée, surveillée, et l’espace du débat, de la contestation, de la désobéissance, s’amenuise. Mais ce que ces empires revendiquent surtout, c’est une nouvelle légitimité, un autre récit. Ils ne se contentent pas d’être des puissances : ils se posent en civilisations. C’est le retour des États-civilisations. Ils ne veulent plus être de simples acteurs dans le concert des nations, mais la forme aboutie d’un peuple, d’une histoire, d’une essence. Ils brouillent volontairement les frontières entre le politique et le sacré, entre le pouvoir et l’identité, entre l’administration des choses et le salut des âmes.
Les États-civilisations s’enracinent dans des récits anciens, des mémoires blessées, des nostalgies impériales. Ils prétendent incarner le destin d’une culture, d’un peuple choisi par l’Histoire. Ce glissement éclaire plusieurs tendances contemporaines : le rôle croissant de l’évangélisme ultraconservateur dans la vie politique américaine, alors même que le pays se déchristianise rapidement. La ferveur d’un peuple en quête de repères est récupérée par des acteurs politiques qui font de la foi non plus une quête spirituelle, mais un levier d’emprise et de pouvoir.
Ce glissement explique aussi la crise de la sécularisation et de la laïcité, qui ont pris en Europe, au fil des histoires nationales, des visages multiples, où les principes de séparation sont remis en cause à la fois par ceux qui veulent réimposer la religion dans la sphère publique et par ceux qui redoutent la coexistence des différences culturelles. Il permet aussi de comprendre l’impasse de l’islam politique, incapable de trouver une forme stable de représentation, tiraillé entre panarabisme, panislamisme et nationalismes concurrents, et rétif à la sécularisation. Et il éclaire enfin le retour idéologique du communisme chinois, sous la bannière d’une doctrine restaurée, la « Pensée Xi Jinping », qui mêle marxisme, tradition confucéenne, et ambitions impériales. Ce n’est pas simplement une politique ; c’est une ontologie du pouvoir. Un récit de grandeur, de permanence, d’unité millénaire. Ce qui est attaqué, ce sont les fondements mêmes de l’âge des Révolutions. L’idée que les peuples peuvent s’autogouverner. Que l’État est au service des citoyens. Que les droits précèdent le pouvoir. Ce qui vacille, ce ne sont pas uniquement des institutions, mais une philosophie du monde, née avec la Révolution française, prolongée par les grands basculements du XXe siècle.
On a cru, trop vite, que l’onde révolutionnaire avait pris fin en 1989, avec la chute du mur de Berlin. On a pensé que la démocratie libérale était le point final de l’histoire, le terme naturel de toute évolution. On a voulu croire que l’affrontement entre Révolution et Contre-Révolution était chose du passé. Mais la lutte continue. Elle connaît aujourd’hui une nouvelle vague, plus confuse, plus brutale, plus globale. Après la Révolution française et sa lutte contre l’absolutisme monarchique, après la Première Guerre mondiale et l’effondrement des empires autoritaires, après la Seconde Guerre mondiale et la défaite du fascisme, après la Guerre froide et le rejet du stalinisme, voici venue l’heure d’un nouveau combat contre l’hypercratie, cette forme liquide et tentaculaire du pouvoir globalisé, médiatique, algorithmique, déresponsabilisé.
C’est un combat sans tranchées, sans frontières nettes, sans manifestes flamboyants. Mais c’est un combat décisif. Car ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement le régime des libertés, mais la possibilité même de la politique. La possibilité de débattre, de décider ensemble, de choisir une orientation commune.
Dans ce monde éreinté, bousculé, tenté par le repli et la simplification, il nous faut réaffirmer les principes fragiles, mais essentiels, de l’héritage révolutionnaire. Non pas par nostalgie, mais par nécessité. Non pas pour restaurer un âge d’or perdu, mais pour retrouver la force d’un idéal partagé. L’idéal d’un monde où l’homme, libéré des dominations, retrouve le pouvoir de dire « nous », « le pouvoir de dire nous, le peuple ».
Voici venue l’heure d’un nouveau combat contre l’hypercratie, cette forme liquide et tentaculaire du pouvoir globalisé, médiatique, algorithmique, déresponsabilisé. Dominique de Villepin
Voilà l’esquisse de l’impérialisme tel qu’il s’enracine à l’intérieur. Mais, dans le même temps, il se déploie aussi à l’extérieur. Le monde ne se structure plus selon l’ordre westphalien des États-nations. Il ne repose plus sur l’équilibre fragile des souverainetés égales. Il s’organise, à nouveau, selon des logiques impériales. Il s’agit là d’un basculement historique majeur, qu’il faut nommer avec lucidité : nous sommes entrés dans un nouvel âge de fer et non dans un âge d’or. Un monde de puissances continentales, de civilisations arc-boutées, d’empires rivaux, engagés dans une lutte pour l’accès à des ressources désormais rares, escomptant par une stratégie de domination préventive et de suprématie technologique, se prémunir eux-seuls de la pénurie, en imposant leur hégémonie. Et dans ce monde-là, l’État-nation, fruit de l’âge des révolutions, semble chaque jour plus vulnérable.
Les États faillis prolifèrent, laissant la place aux guerres civiles et aux grands trafics transnationaux du Sahel au Moyen Orient. Ailleurs de nouvelles défaillances guettent, de la côte pacifique de l’Amérique latine jusqu’à l’arc caribéen. C’est le signe de l’échec de l’implantation du modèle de l’État nation après la décolonisation, c’est le signe également du refus des grandes puissances de laisser s’installer des souverainetés fortes.
Les États-Unis, d’abord, ont amorcé un virage impérial. Non pas à la manière des vieilles puissances coloniales, mais selon une logique de réseaux, d’infrastructures, de contrôle périphérique : le dollar, le droit extraterritorial et les sanctions, les plateformes technologiques, les flux de données. C’est une mutation longue, structurelle, pas un caprice. Depuis le pivot asiatique initié par Barack Obama, l’Europe n’est plus au cœur de la stratégie américaine. Les guerres perdues — Irak, Afghanistan — ont révélé les limites de la projection globale. Le trumpisme, en creusant l’écart entre idéologie isolationniste et affirmation brutale de la puissance, a fracturé l’alliance occidentale, mais aussi ouvert une série de possibles.
Car tout devient pensable : une Sainte-Alliance paradoxale entre Russie et États-Unis contre l’Europe, rêvée par certains doctrinaires ultraconservateurs. Un Yalta transactionnel avec la Chine, autour d’un partage des zones d’influence, improbable mais redouté. L’effondrement même de l’appareil impérial américain, devenu trop lourd, trop rigide, irréformable, à la manière d’une Perestroïka inversée. Ou encore une forme d’isolement géostratégique, laissant place à une multipolarité brutale, où les grandes aires d’influence se redistribuent sans ordre ni pacte.
Dans ce grand jeu, la Chine avance avec la lenteur méthodique des puissances anciennes. L’Empire du Milieu renoue avec sa propre mythologie. Sa transformation économique la pousse dans cette direction : l’augmentation des coûts de production exige une intégration régionale plus étroite, et ses nouvelles ambitions industrielles, notamment dans les technologies vertes, nécessitent une sécurisation offensive des ressources. Nickel, cuivre, routes maritimes deviennent autant de pièces sur un échiquier impérial. L’Initiative des Nouvelles Routes de la Soie en est la traduction la plus visible : couloirs de production, ports, infrastructures, endettement stratégique. Tout plutôt que l’isolement. Tout plutôt que l’asphyxie.
Nous sommes entrés dans un nouvel âge de fer et non dans un âge d’or. Dominique de Villepin
Mais la logique n’est pas seulement économique. Elle est aussi sociale et politique. Le Parti Communiste chinois, jadis adossé à la paysannerie et au prolétariat d’usine, s’adresse désormais aux bénéficiaires de la croissance : les classes moyennes des grandes villes, la bourgeoisie manufacturière et technologique. Pour tenir cet ensemble hétérogène, il faut de nouveaux récits : un nationalisme cocardier, la quête de reconnaissance mondiale, la réinvention d’une fierté impériale. L’armée suit. La marine s’équipe. L’espace, le cyber, l’intelligence artificielle deviennent les nouveaux théâtres de puissance. Mais la stratégie reste patiente : gagner du temps. Laisser l’Amérique s’isoler. Laisser Taïwan douter. Laisser l’hégémonie s’imposer d’elle-même, par effet d’évidence.
La Russie, elle, ne revient pas à l’empire. Elle ne l’a jamais quitté. Elle s’est construite comme un État impérial, sur la diversité forcée des peuples et un autoritarisme centralisateur. Elle ne conçoit pas son avenir en rupture avec son passé, mais dans la continuité d’une civilisation. Elle hésite entre un tropisme occidental et une identité eurasiatique, entre Pierre le Grand et Ivan le Terrible, entre Saint-Pétersbourg et Moscou.
Cette Russie post-soviétique, reconstruite autour de l’idée d’une destinée géopolitique singulière, se sent aujourd’hui confortée. Non pas isolée, mais légitimée. La reconquête de sa zone d’influence, la remise en cause des frontières héritées de 1991, la présence dans les crises du Moyen-Orient, les liens renforcés avec l’Afrique ou l’Asie : tout cela obéit à une logique d’encerclement souple, d’expansion périphérique. La guerre d’Ukraine n’a pas simplement choqué l’Europe : elle a confirmé au reste du monde que les règles internationales n’étaient plus universelles. Et que la force redevenait une langue audible.
L’Inde s’affirme, forte de sa démographie, de sa croissance, de son ancrage culturel millénaire. Mais elle hésite entre ouverture stratégique et nationalisme hindou. Elle veut être un empire sans renier la démocratie, un pivot entre l’Occident et l’Asie, sans toujours savoir quelle voie privilégier.
C’est cela, le nouvel âge de fer, une mécanique de dislocation du monde d’après 1945 qui avance d’elle-même inexorablement. Non plus un ordre mondial, mais une série de désordres impériaux. Des logiques conquérantes réactivées, des souverainetés remises en cause, des peuples utilisés comme leviers. Ce n’est pas le retour de l’histoire, c’est son emballement. Et dans cette mêlée, l’idéal d’un monde organisé autour d’États libres, égaux, coopérants, s’éloigne — comme une île brumeuse, au loin, qu’on aperçoit encore, mais qu’on ne parvient plus à atteindre.
Les empires relancent aujourd’hui leur rivalité globale, non plus sur le seul terrain militaire, mais dans tous les champs de la puissance. La guerre n’est plus une exception : elle devient un état latent, le fond sonore, la toile sur laquelle se dessine la compétition planétaire.
Les flux deviennent frontières. Les routes maritimes, naguère artères du commerce, sont désormais des lignes de front. Chaque détroit militarisé, chaque corridor sécurisé, chaque port surveillé, redessinent une nouvelle géographie de la puissance. La carte du monde n’est plus celle des Nations, mais celle des accès, des goulots, des points de bascule. Et partout la logistique parle la langue des armes. La guerre de demain commence dans les ports du Golfe, sur les rails de la Route de la Soie, dans les batteries électriques ou les réseaux de fibres sous-marines.
Les empires réarment. Les budgets militaires augmentent. L’espace aérien, maritime, exo-atmosphérique devient théâtre de manœuvres. Ils réinvestissent dans les capacités de production industrielle de guerre, modernisent leurs arsenaux nucléaires, développent des drones, des cyberarmes, des intelligences artificielles militaires. Le champ de bataille s’est étendu : il n’a plus de limites spatiales, plus de seuils temporels. Ce n’est plus la guerre comme rupture, mais la guerre comme continuum. Une guerre en réseau, fluide, permanente. Une guerre non déclarée, mais omniprésente.
La mécanique guerrière nourrit aussi une spirale de prolifération nucléaire. Bien des stratèges dans le monde n’auront tiré qu’une leçon de l’attaque de l’Ukraine par la Russie : si Kiev n’avait pas cédé en 1994 son arsenal nucléaire en échange de la garantie de ses frontières par les États-Unis, le Royaume-Uni et la Russie, elle n’aurait pas été envahie. Les mêmes, ou d’autres, constatent avec la diplomatie erratique de Donald Trump que la parole des États-Unis n’engage plus comme auparavant. Les alliés peuvent être tentés d’assurer désormais leur propre dissuasion. Ces tentations multiples sont ce qu’on appelle la prolifération horizontale, mais il faut y ajouter la pression à la prolifération verticale, à l’expansion, la modernisation et la diversification des arsenaux nucléaires des puissances dotées, augmentant de façon disproportionnée les risques d’usage réels de ces armes.
C’est dans ce contexte qu’émerge un concept aussi central que dangereux : la guerre hybride. Un terme apparemment technique, mais porteur d’une révolution stratégique. Il brouille les frontières entre guerre et paix, entre civil et militaire, entre itérieur et extérieur. Il dissout les distinctions fondatrices du droit international et de la démocratie. C’est en dernière analyse la guerre telle que les empires la conçoivent : perpétuelle, asymétrique, opaque. Un outil de maintien de l’ordre par la peur à l’intérieur, un instrument d’expansion dans les interstices incertains du monde. Nous devons apprendre à y résister, sans pour autant en adopter la logique au risque d’y être engloutis.
La carte du monde n’est plus celle des Nations, mais celle des accès, des goulots, des points de bascule. Et partout la logistique parle la langue des armes. Dominique de Villepin
À la différence de la Guerre froide, qui reposait sur une bipolarité explicite et une forme de stabilité stratégique, la guerre hybride fonctionne par seuils progressifs d’irréversibilité. Elle est faite de cyberattaques, de campagnes de désinformation, de sabotages économiques, de pressions diplomatiques maximales, de violences asymétriques. Elle est diffuse. Elle est systémique. Elle est insaisissable.
Mais déjà, cette guerre hybride devient mondiale. Ce que nous voyons émerger, c’est la première guerre hybride globale de l’histoire : un conflit multiforme, étendu à l’échelle planétaire, mobilisant tous les leviers de la puissance — militaires, économiques, technologiques, culturels, cognitifs. Une guerre dans laquelle les sociétés elles-mêmes sont devenues les premières cibles, et parfois, les premiers vecteurs. Et demain, si les seuils sont franchis, si les ambitions s’entrechoquent sans cadre, sans dialogue, sans dissuasion crédible, cette guerre globale pourrait devenir totale, quoique d’un genre nouveau. Non pas une Troisième Guerre mondiale au sens classique, mais une guerre totale d’un type inédit : déterritorialisée, multidimensionnelle, sans déclaration de guerre ni paix possible. Taïwan est l’abcès de fixation des aspirations nationales chinoises et des tentatives d’endiguement américaines. Chaque geste mal interprété est susceptible de conduire à l’irréparable. D’où la nécessité de mettre en œuvre des mécanismes robustes de déconfliction.
Aujourd’hui, dans cette logique impériale, la paix même peut devenir un levier de puissance, un calcul stratégique dans la guerre globale. Ainsi, face à l’engrenage des crises, tant en Ukraine qu’au Proche-Orient, Donald Trump se présente en promoteur de paix, mais une paix de circonstance, conçue comme un acte de communication, soucieuse de bénéfices immédiats, diplomatiques ou économiques, sans souci réel de l’avenir, ni des peuples concernés. À chaque fois, le même schéma se répète : un Président américain se rangeant du côté du plus fort, Vladimir Poutine en Ukraine, Benjamin Netanyahou à Gaza. Dans les deux cas, les peuples sont relégués au rang de variables secondaires.
Pourtant ce qui se joue aujourd’hui dépasse l’Ukraine. Ce qui se prépare dépasse Gaza. Nous entrons dans un monde où la guerre n’est plus un accident, mais un outil ordinaire, une méthode banalisée du rapport de force. Un monde de rivalités déchaînées, de puissances réarmées, d’équilibres disloqués. Ce nouvel âge de fer n’est pas une menace lointaine : il est déjà là. Et il tente d’aspirer l’Europe stupéfiée dans son engrenage, comme une proie offerte à des ambitions croisées. Le piège se referme. Il ne dit pas son nom. Il se présente comme un appel à la fermeté, à la solidarité, à l’honneur. Mais il dissimule une logique redoutable, celle de l’instrumentalisation. Car ce que certains souhaitent à Washington comme à Moscou, c’est faire de l’Europe le marchepied de leur stratégie, la variable d’ajustement de leurs ambitions impériales.
Face à cela, l’Europe doit tenir bon. La France doit tenir bon. Et cela commence par reconnaître que le soutien à l’Ukraine est vital, car c’est notre propre sécurité qui s’y joue, comme s’est joué en Espagne en 1936 le destin européen. Nous devons continuer à soutenir l’Ukraine, à défendre sa souveraineté face à l’agression russe. Nous devons également réaffirmer notre engagement à participer à tout effort de consolidation d’un cessez-le-feu, puis d’une paix durable avec garanties de sécurité, dans un cadre multilatéral et en coordination étroite avec nos partenaires européens.
Face aux crises, trois principes doivent guider l’action européenne. D’abord le principe d’unité. Il ne sert à rien de courir chacun pour soi dans l’antichambre du pouvoir américain. Il faut une voix européenne : claire, cohérente, collective. Une Europe qui ne cherche pas l’approbation du plus fort, mais l’accord volontaire des Nations. Ensuite, le principe de sécurité. La dissuasion ne s’improvise pas, elle se construit dans la durée, par la légitimité du droit et la solidité des alliances. Il ne peut y avoir de sécurité sans vision d’ensemble, sans stratégie partagée. Enfin, le principe d’indépendance. L’Histoire nous a appris les dangers des automatismes comme des emballements : l’engrenage des alliances en 1914, les retournements de 1940, l’humiliation de Suez, l’enlisement des guerres coloniales. C’est dans la fidélité à notre tradition diplomatique que réside notre force. Celle de la parole tenue, de l’équilibre recherché, de la paix bâtie. La France et l’Europe doivent être les architectes politiques, avec les Ukrainiens, d’une paix fondée sur le droit, la souveraineté des nations et la sécurité collective. Face aux initiatives compulsives de l’Administration Trump, cédant aux injonctions russes, il nous revient de rappeler au Président américain qu’il portera l’entière responsabilité de l’accord qu’il aura conclu. Face aux cynismes des empires, il n’est pas de plus grande force que celle des principes.
Ce que nous voyons émerger, c’est la première guerre hybride globale de l’histoire : un conflit multiforme, étendu à l’échelle planétaire, mobilisant tous les leviers de la puissance — militaires, économiques, technologiques, culturels, cognitifs. Dominique de Villepin
Et cela vaut aussi pour le Proche-Orient. À Gaza, l’Europe ne peut continuer à rester spectatrice muette d’un conflit qui broie les civils et détruit toute perspective de paix. Là encore, les peuples sont traités comme des variables secondaires et la voix européenne reste trop peu audible, faute d’unité, de vision et de volonté politique. Pourtant les pays de la région se mobilisent. Le Plan adopté au Caire constitue aujourd’hui une alternative crédible à la fois à l’enlisement dans la violence et à la légalisation du fait accompli portée par le Plan Trump, une « Riviera on Gaza » qui n’a guère d’autre précédent que les traités des réserves indiennes conclus par les États-Unis jadis.
Ce n’est pas un hasard si ces espaces — Ukraine, Gaza — sont devenus centraux dans la nouvelle grammaire de la puissance. Les empires investissent en priorité les zones interstitielles, ces marges que l’on croyait périphériques, mais qui deviennent des carrefours stratégiques. C’est là qu’ils peuvent se mesurer avec le moins de freins et de risques ; c’est là qu’ils peuvent affaiblir ensemble les États nations qui encombrent leur vision du monde divisé en zones d’influences. À cet égard le plan Trump sur le « partage » des ressources minérales ukrainiennes dépasse la simple cupidité, il vise aussi à saper la souveraineté ukrainienne dans un moment de vulnérabilité maximale.
L’Europe de l’Est, elle, semble rattrapée par une malédiction historique. Elle redevient ce qu’elle fut si souvent, un espace de frictions, d’affrontements et de glacis. L’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 a créé un fait accompli, quelles que soient les justifications avancées par Moscou. La remise en cause de l’intangibilité des frontières, la violation du Mémorandum de Budapest de 1994, qui garantissait l’intégrité territoriale de l’Ukraine, font redouter des répétitions ailleurs. Par la pression, par la ruse ou par la force. D’abord dans d’autres ex-républiques soviétiques, puis chez des voisins plus proches, comme la Pologne. Dans les Pays Baltes, où les minorités russophones sont encore significatives, le risque est d’autant plus aigu que ces États ont appartenu à la fois à l’URSS et à l’Union Européenne. Ils constituent le test ultime de la détermination européenne, la véritable inconnue de l’équation poutinienne. L’Europe n’a pas d’autre choix que de s’engager fortement et durablement sur les deux fronts vitaux pour elle : la défense du droit international d’un côté, la garantie de sa sécurité sur sa frontière orientale de l’autre. Cela suppose d’empêcher que l’Ukraine ne devienne un État failli, un trou noir sécuritaire. Il faut bâtir un chemin d’adhésion graduelle, pragmatique et réaliste. Il faut aussi refuser toute validation juridique de transferts territoriaux imposés qui ne seraient pas librement consentis par l’Ukraine.
Le Moyen-Orient, quant à lui, demeure un foyer incandescent des tensions impériales : fragmenté, fracturé, surarmé, traversé par des conflits identitaires, religieux, énergétiques. La région n’est plus seulement un théâtre d’affrontement entre grandes puissances : elle est devenue le creuset où s’imbriquent toutes les logiques impériales. Externes avec les États-Unis, la Russie, la Chine ; internes avec l’Iran, Israël, la Turquie, l’Arabie Saoudite. Mais dans ce carrefour du monde, nul ne peut durablement imposer son hégémonie. D’où une succession de jeux d’équilibre et de bascule, perpétuels et instables.
La tragédie du 7 octobre 2023 a ouvert une nouvelle ère pour tous les peuples de la région, tout en rappelant au monde que les plaies du passé ne se sont pas refermées. Face à des attaques terroristes d’une ampleur inédite, Israël, confronté à une menace existentielle sur son territoire, a répondu par une logique de guerre totale, menée sur sept fronts accompagnée d’un durcissement intérieur, de la mise au pas de la justice et des médias. Le risque est double : voir basculer la démocratie israélienne vers un modèle séparatiste, annexionniste, militariste ; mais aussi laisser dans l’histoire collective, les stigmates durables des bombardements massifs sur Gaza et du siège imposé à une population entière en violation du droit humanitaire international. Tant qu’il n’y aura pas de justice pour tous les peuples de la région, y compris les Palestiniens, mais aussi les Libanais et les Syriens, il n’y aura pas de paix durable, ni d’ordre véritable au Proche-Orient. C’est ce qui rend les victoires tactiques de Tsahal aussi tragiques que politiquement fragiles. Même si l’Iran apparaît aujourd’hui affaibli, même si ses relais — le Hamas, les Houthis et le Hezbollah — subissent des pertes lourdes, la tentation d’un changement de régime à Téhéran ravive un autre spectre, celui d’une déstabilisation régionale supplémentaire. Et avec lui, celui d’une domination américaine sans partage sur la région, directe ou par procuration. C’est là un retour inquiétant de la « question d’orient » avec ses effets pervers bien connus, d’instabilité durable, de surenchère des extrêmes, d’un retournement possible des alliés de circonstance.
Aucun empire africain ne se dessine. Mais les appétits s’aiguisent, la compétition s’intensifie, les routes stratégiques se densifient, du Sahel aux Grands Lacs. Dominique de Villepin
L’Amérique latine, autrefois considérée comme l’arrière-cour des États-Unis, redevient un espace d’intérêt stratégique mondial. La Chine et la Russie y avancent leurs pions avec méthode. Les ressources abondantes — cuivre, lithium, gaz, terres agricoles — aiguisent les rivalités et attisent les convoitises. Les régimes vacillent, les alliances se renégocient. Le Brésil de Lula tente de construire une troisième voie fondée sur l’équilibre et l’autonomie stratégique, qu’il est dans l’intérêt de l’Europe de soutenir et d’accompagner. Le traité Union-Mercosur ne saurait être abordé sous le seul angle commercial. Il a une dimension géopolitique majeure. Mais il nous revient de défendre pied à pied les intérêts européens dans ce partenariat, en assumant notre responsabilité politique.
L’Asie du Sud-Est incarne la zone-pivot du XXIe siècle. Elle est le cœur battant de la mondialisation et le principal théâtre de l’affrontement sino-américain. C’est là que se jouera l’équilibre du Pacifique, dans le détroit de Malacca, sur les récifs de la mer de Chine méridionale, dans les grands accords commerciaux, dans les pactes de sécurité. Les États devront veiller jalousement à leur indépendance et à leur stabilité intérieure, tout en arbitrant. Mais ils devront aussi éviter que ce jeu d’équilibre ne dégénère en instabilité chronique ou ne les transforme en théâtres de guerre civile par procuration. L’Inde peut, dans ce contexte, jouer un rôle stabilisateur empêchant le face à face sino-américain de dégénérer. Mais cela exige une vigilance permanente, en raison notamment de la prolifération d’alliances militaires — du pacte anglo-saxon de l’Aukus à la réunion du Quad — qui peuvent, à force d’entrelacements, conduire à la déflagration, comme jadis les alliances de 1914.
L’Afrique enfin, demeure convoitée, fragmentée, traversée par des appétits multiples. Les tentatives d’hégémonie s’y succèdent et échouent. Aucun empire africain ne se dessine. Mais les appétits s’aiguisent, la compétition s’intensifie, les routes stratégiques se densifient, du Sahel aux Grands Lacs. La course impériale s’y joue sur fond d’instabilité chronique et de tragédies humaines. Il est de l’intérêt, mais aussi de la responsabilité morale et politique de l’Europe d’empêcher un nouveau et funeste « partage de l’Afrique ». Aujourd’hui, la bataille collective pour la croissance et pour le développement, seule, peut éviter la catastrophe annoncée pour un continent dont le poids démographique mondial ne va cesser d’augmenter d’ici la fin du siècle, jusqu’à 2,5 milliards de personnes et dont le retard économique ne cesse de se creuser. En 1990 14 % des pauvres mondiaux vivaient en Afrique. En 2030, ils seront 80 %. La brutalité des coupes des États-Unis dans le budget de l’USAID doit être l’occasion de remettre autour de la table les donateurs mondiaux autour d’une nouvelle stratégie collective.
Mais au-delà de ces batailles géographiques, c’est une autre guerre qui se prépare : la bataille pour l’ordre. L’ordre international, tel qu’il a été conçu en 1945, repose sur une fiction noble, celle de la paix par le droit, de la souveraineté par l’égalité, de la sécurité collective par l’alliance. Or cet ordre est aujourd’hui miné de l’intérieur. Les empires n’en veulent plus. Les uns, comme la Russie, veulent le détruire. Les autres, comme la Chine, veulent le remodeler à leur avantage. L’ONU est marginalisée, le multilatéralisme court-circuité, le droit international invoqué à géométrie variable. Ce que l’on voit poindre, c’est un retour assumé aux sphères d’influence, aux zones d’exclusion, aux rapports de force bruts. L’ordre de 1945 ne s’effondre pas sous les coups de la guerre. Il s’efface par indifférence stratégique, par corrosion lente des principes.
Cette confrontation entre empires n’a pas pour horizon l’équilibre, mais l’hégémonie. Elle se développe en spirale : une rivalité qui ne s’autorégule pas, mais qui s’intensifie à mesure qu’elle se prolonge. L’ambition n’est plus la coexistence, mais la domination exclusive. Ce que certains osent déjà nommer un « empire mondial ».
Les empires dessinent, dans leur confrontation continue un monde d’incertitudes stratégiques, de recompositions brutales, de rapports de force déliés de toute morale à l’extérieur, et une soif de contrôle mobilisant les peurs à l’intérieur. Voilà la nouvelle équation impériale.
Si nous voulons en modifier les termes, nous devons y opposer deux forces d’équilibrage fondamental : l’Europe, comme puissance régulatrice, la République, comme principe de souveraineté, c’est-à-dire de maîtrise lucide de son propre destin.
L’ordre de 1945 ne s’effondre pas sous les coups de la guerre. Il s’efface par indifférence stratégique, par corrosion lente des principes. Dominique de Villepin
L’heure européenne a sonné. L’Europe est l’antidote qui nous permet d’espérer en un monde raisonnablement sûr.
Elle est d’abord la meilleure garantie de sécurité pour nous, Européens. L’enjeu est pressant. L’invasion de l’Ukraine en 2022 a été un réveil brutal face à nos dépendances énergétiques et à nos insuffisances militaires. Deux ans de guerre en Ukraine ont détruit plus de dix fois le nombre de chars de l’inventaire français. Pour ceux qui s’étaient rendormis, Donald Trump a brutalement sonné le rappel à l’ordre en ce début d’année par sa volte-face sur l’Ukraine. Nous sommes seuls, et isolés nous ne pesons pas grand-chose. La défense européenne n’est plus un choix. L’Europe qui fut, selon le mot du Général de Gaulle, le « levier d’Archimède » des nations d’Europe doit devenir le « bouclier d’Archimède » permettant à chaque pays de bénéficier de la protection effective des autres. Il n’y aura pas demain d’armée européenne, mais il peut y avoir une armée commune des Européens, mutualisant les achats, les entraînements, les planifications stratégiques et la logistique.
Sur les opérations, nous prenons conscience que les Européens membres de l’OTAN ne pourraient assumer de mission ambitieuse ensemble sans appui américain. Cela signifie qu’il faut œuvrer pour une OTAN à deux niveaux d’interopérabilité, l’un, de base, entre tous les Européens de l’alliance, l’autre entre le pilier européen et les États-Unis, de manière subsidiaire. Une « avant-garde » européenne sera nécessaire, associant d’abord les cinq principales armées de l’Union, France, Allemagne, Italie, Espagne, Pologne, c’est-à-dire à eux cinq les deux tiers des dépenses des Européens continentaux de l’OTAN, ainsi que des partenaires régionaux, Royaume Uni, Turquie et Norvège. Cette base volontaire aurait vocation à être formalisée dans un Traité de défense collective progressivement ouvert à d’autres participants.
En matière d’équipements, notre dépendance nous apparaît de façon éclatante également, sachant que les deux tiers des commandes militaires des pays européens, ces cinq dernières années, ont porté sur du matériel américain, et jusqu’à 90 % pour certains pays. De surcroît, l’utilisation de la technologie américaine n’est pas neutre. Les F35 américains pourraient à distance être empêchés de décoller par les États-Unis. Or plus de la moitié des forces aériennes européennes est constituée de F16 et de F35, d’où le paradoxe danois qui pourrait voir ses avions cloués au sol en cas d’invasion du Groenland. Dans de nombreux domaines industriels, nous ne sommes pas en mesure de produire les quantités nécessaires. Pour assumer l’indépendance collective de la défense européenne et nous hisser à la hauteur des empires, nous devrons accepter un véritable partage du fardeau, en assumant un certain degré de planification des installations industrielles de défense en Europe, une capacité de financement commune et pérenne par un emprunt européen, ainsi qu’une mutualisation des achats pour améliorer la qualité, les prix et les quantités disponibles.
Aujourd’hui, un angle mort persiste dans l’enthousiasme général pour le réarmement : réarmer, oui, mais pour quelles missions ? Les différents États ont des visions et des besoins très différents qu’il faudra parvenir à harmoniser. Une dimension de défense territoriale conventionnelle est indispensable pour rassurer les pays de l’Est en première ligne face à des menaces russes éventuelles à l’horizon de 3 à 10 ans.
Une dimension de projection de force, dans l’esprit de ce que l’armée française ou britannique est entraînée à faire, sera nécessaire pour conserver une crédibilité globale, notamment dans l’Indo-Pacifique. Cela plaide soit pour une plus grande intégration de notre force aéronavale avec les Britanniques ou des investissements plus importants dans la Marine, avec l’enjeu de la construction d’un second porte-avions et l’expansion de la flotte de sous-marins nucléaires d’attaque.
Une dimension de dissuasion renforcée implique une extension du stock d’armes nucléaires et peut-être une diversification des types d’armements, en réponse aux capacités croissantes des rivaux. À l’heure des doutes sur le parapluie nucléaire des États-Unis, la France a eu raison d’ouvrir le débat sur un possible remplacement de la garantie américaine par l’extension des garanties françaises. Mais cela impose des choix difficiles et urgents, et nécessite des négociations claires, tant sur les doctrines d’emploi que sur les volumes d’équipements à engager, sans pour autant remettre en cause le principe de souveraineté française sur la décision ultime.
Plus de la moitié des forces aériennes européennes est constituée de F16 et de F35, d’où le paradoxe danois qui pourrait voir ses avions cloués au sol en cas d’invasion du Groenland. Dominique de Villepin
Il faut aussi y ajouter une dimension essentielle de défense civile, inspirée du modèle suédois de « défense totale » ou du système suisse. Cela implique un renforcement des réserves de défense non seulement en termes de mobilisation stratégique en cas de crise, mais aussi en intégrant des compétences professionnelles spécialisées, notamment en cybersécurité. Il y a un besoin spécifique de plus d’ingénieurs et plus généralement d’un effort éducatif considérablement accru, car il constitue notre meilleure arme face aux obscurantismes et aux déclinismes dans cette compétition pour la puissance.
Ensuite, l’Europe a vocation à devenir une puissance d’équilibre dans le monde, capable de proposer un modèle alternatif aux impérialismes agressifs, en défendant avec fermeté le droit international et les institutions multilatérales.
La diplomatie climatique est un enjeu identitaire et structurant. C’est à travers elle, en nouant des partenariats solides et en tissant des passerelles concrètes entre le Nord et le Sud Global, au nom de l’efficacité et de la justice climatique, que nous pourrons revivifier l’architecture des Nations Unies aujourd’hui sévèrement remise en cause. En novembre prochain, la COP30 à Belém, au Brésil, sera un test majeur. Elle marquera soit un sursaut de la diplomatie climatique, soit son effondrement définitif. À nous de fédérer en amont le plus grand nombre de pays volontaires possibles et de maintenir l’espérance d’une action collective à la hauteur des enjeux planétaires.
Notre continent, sans naïveté, mais sans reniement, doit continuer d’être perçu comme une puissance bienveillante et post-impériale, capable d’exister non par la force mais par l’exemplarité, non par l’imposition mais par la proposition. Il doit continuer à défendre, avec clarté et constance, la possibilité d’un ordre juridique international. Si un ordre mondial véritable semble hors de portée, alors veillons au moins à maintenir, sur notre continent, une architecture cohérente, protectrice, démocratique. Un ordre international, non pas total mais inclusif, capable d’accueillir ceux qui le souhaitent, avec ou sans les États-Unis, si tel est le prix de la continuité, dans le cadre rénové des grandes institutions multilatérales : le FMI, la Banque mondiale, l’Organisation des Nations Unies. Mais cette renaissance continentale n’a de sens que si elle s’inscrit dans un multilatéralisme repensé, lucide, réarmé, adoptant pour doctrine un internationalisme réaliste contrecarrant efficacement la « realpolitik » dépourvue de scrupules.
L’ONU ne peut attendre de savoir si elle succombera à la maladie, comme jadis la Société des Nations, vidée de sa substance avant d’être abandonnée. Elle doit prendre l’initiative et engager sans tarder un processus de réforme, notamment sur la restriction, à l’étude, du droit de véto. Elle doit également s’atteler à améliorer la transparence des débats au sein du Conseil de Sécurité, en les diffusant mondialement et systématiquement. Autre chantier indispensable, l’adjonction de membres semi-permanents afin de mieux refléter l’équilibre des puissances du XXIe siècle et de garantir une meilleure représentativité de l’Inde, de l’Afrique, de l’Amérique Latine, sans qu’il soit nécessaire de conclure un nouveau traité, perspective aujourd’hui utopique. Et si, dans un scénario hier impossible, aujourd’hui seulement improbable, les États-Unis devaient répudier les Nations Unies, ce serait alors à Genève de porter l’esprit de paix et de propositions pour le monde, afin d’offrir une nouvelle demeure à la conscience universelle.
Face à la prolifération, l’Agence internationale à l’énergie atomique doit à nouveau être le fer de lance d’une politique de non-prolifération multilatérale et crédible. Mais il faudra sans doute créer d’autres agences pour superviser de nouvelles proliférations, dans le domaine des systèmes d’armements létaux automatisés, c’est-à-dire le visage militaire de l’IA. Un traité équivalent au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires de 1968 sera indispensable. De même qu’un nouveau traité de l’espace doit rappeler et rendre applicables les principes de non-militarisation et de non-appropriation de l’espace exo-atmosphérique.
La réforme de l’ONU doit s’accompagner d’une révision des institutions de Bretton Woods et de l’OMC, les trois clefs de voûte de l’ordre économique, financier et commercial mondial. Le FMI pour redevenir crédible, devra être rééquilibré par une redistribution des quotes-parts au bénéfice de la Chine, de l’Inde et de l’Afrique, afin d’acter une géopolitique du développement plus juste. Son mandat demanderait à être élargi à la stabilité et la sécurité des échanges financiers mondiaux, pour apporter une alternative crédible et juste à l’hégémonie du dollar.
La Banque mondiale, quant à elle, pourrait devenir le lieu d’une véritable coopération entre les Banques de développement, chinoises, africaines, européennes, afin de construire des projets communs, durables, mutualisés. Son mandat pourrait s’élargir à la supervision des échanges mondiaux liés aux matières premières stratégiques, pour garantir plus de transparence, de sécurité et d’équité, notamment sur le cuivre et le nickel.
Ce monde n’est pas à inventer à partir de rien. Il est là, en friche. Il attend que nous osions penser, décider et bâtir. Non pas en rêvant l’unité là où règne la diversité, mais en assumant la complexité, en tissant les compromis, en acceptant les imperfections. C’est cela, l’ambition du politique au XXIe siècle : non pas dominer, mais relier. Non pas incarner la force, mais faire vivre la promesse. Ce combat se joue aussi sur le terrain du commerce. Confrontée au dumping technologique, à la concurrence subventionnée et à l’extraterritorialité des sanctions, l’Union européenne a dû réagir : elle a imposé des droits compensateurs sur les véhicules électriques chinois, met en œuvre un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, et plaide pour une économie plus résiliente. C’est la recherche d’une autonomie stratégique ouverte, entre coopération régulée et protection ciblée. Mais cette ligne de crête est étroite : ne pas céder à l’illibéralisme, tout en refusant la naïveté commerciale. Le libre-échange sans règles est un mirage ; la fermeture brutale, un piège. Entre les deux, il y a un chemin de résistance : celui du juste échange, du respect mutuel, d’un multilatéralisme régénéré.
Enfin, l’Europe doit offrir une alternative d’équilibre, la preuve pour de grands ensembles politiques qu’il existe une autre voie que celle du fer et du sang pour maintenir l’unité, la prospérité et la sécurité. Cela ne se fera ni dans la peur, ni dans la haine, mais dans la fidélité active à ce que nous avons été, cette idée européenne de liberté réfléchie, de progrès partagé, de dignité universelle.
C’est cela, l’ambition du politique au XXIe siècle : non pas dominer, mais relier. Non pas incarner la force, mais faire vivre la promesse. Dominique de Villepin
Mais cela ne peut se faire seul. Ni à l’échelle d’un individu, ni à celle d’un seul pays, fut-il riche de son ambition et de sa mémoire. Cela suppose de penser à l’échelle continentale. D’assumer la vocation internationale et ouverte de ce camp du juste équilibre. Il ne peut réussir qu’en tissant des liens dans un monde fracturé, où les passions tristes menacent de tout recouvrir. Il ne peut espérer résister qu’en s’appuyant, partout, sur les braises encore vives de la démocratie : sur l’espoir populaire en Inde, sur l’envie de liberté en Chine, sur la soif de développement en Afrique, sur la peur persistante du fascisme oligarchique qui guette aux États-Unis. Partout, des forces existent, souvent étouffées, souvent invisibles, mais bien réelles. C’est à elles qu’il faut tendre la main.
Un saut confédéral assumé doit renouveler la libre association des États, assumant pleinement un principe de subsidiarité fort : faire faire par les institutions de l’Union tout ce que les États séparément ne sont pas en mesure d’accomplir, mais rien de ce que ceux-ci peuvent faire seuls. C’est cela le principe fondateur de la liberté européenne, celle que firent valoir contre d’autres puissances les cantons suisses jadis, celle que les cités italiennes opposaient aux empereurs. Ce saut peut s’articuler autour de quatre volets essentiels.
Premier volet : un instrument de pilotage pour un élargissement maîtrisé, accompagné, décorrélé de l’extension automatique de l’OTAN. Il faut se donner le temps d’une convergence économique, politique et sociale dans la durée, créer des paliers progressifs et des dispositifs d’aides diversifiés. Il faut éviter à la fois les précipitations et les blocages et notamment renoncer à la règle de l’unanimité pour l’ouverture des différents dossiers d’adhésion, prolongeant à l’infini les mélodrames. Une telle réforme n’aurait pas besoin d’une révision des traités.
Deuxième volet : une consolidation sociale. L’Europe n’est pas qu’un marché, plus ou moins ouvert ou protégé. Elle est une communauté de vie permettant une protection sans équivalent dans le monde des droits individuels, environnementaux et sociaux de ses centaines de millions d’habitants, tout en étant un territoire de compétitivité, d’innovation et d’excellence technologique. C’est en poursuivant les progrès de cette protection et de cette solidarité entre les territoires que nous pourrons faire rayonner le modèle à l’échelle mondiale.
Troisième volet : la compétitivité économique et la croissance. Nous devons accélérer en matière d’innovation technologique et coordonner les financements et les régulations nationales, tout en développant des instruments de financement puissants en faveur de l’innovation de rupture dans la lignée des expérimentations menées par l’Initiative conjointe pour une DARPA européenne (JEDI). Impulser davantage de croissance européenne passe également aujourd’hui, par un saut vers une Union des Marchés de Capitaux qui mobilise efficacement l’épargne des Européens au service de leur propre économie. Faute de rendements suffisants, ce sont 500 milliards d’euros qui partent chaque année vers les États-Unis. Cela suppose enfin un assouplissement des règles de concurrence pour favoriser l’émergence de géants européens dans les secteurs industriels clés pour notre indépendance économique.
Quatrième volet : la consolidation politique de la démocratie. L’adhésion à la démocratie est une condition d’entrée dans l’Union, mais à l’heure où certains pays pourraient être tentés de franchir les lignes rouges, il convient de réfléchir au renforcement des libertés individuelles. La Cour de Justice de l’Union Européenne pourrait évoluer vers un rôle de garante en dernier ressort, une sorte de cour suprême européenne restreinte à laquelle un ressortissant pourrait faire appel, en cas de litige avec son propre État, au titre d’une violation des engagements pris dans le cadre des traités européens. La règle de droit doit rester la boussole commune. Non comme une condition technocratique, mais comme une exigence démocratique. Car sans justice indépendante, sans presse libre, sans respect des minorités, l’Europe ne serait qu’un nom.
Partout, des forces existent, souvent étouffées, souvent invisibles, mais bien réelles. C’est à elles qu’il faut tendre la main. Dominique de Villepin
J’ai essayé de le montrer : l’État-nation démocratique et libéral est confronté à un défi existentiel, à une confrontation entre l’abandon et la fidélité à ses principes. L’histoire n’est pas terminée, elle nous met en demeure. Elle ne réclame ni nostalgie ni fuite en avant, mais un sursaut lucide et courageux. Deux camps se font désormais face pour dessiner l’avenir de nos démocraties.
Le premier camp, celui de la Contre-Révolution, veut abolir l’héritage des Lumières, restaurer l’ordre par la peur et imposer la soumission, en exaltant le mythe d’une pureté originelle. C’est un camp réactionnaire, même s’il est hétéroclite mêlant l’ultra-conservatisme religieux, le populisme identitaire jusqu’au techno-libertarisme. Il rejette la liberté au nom d’une identité figée et refuse la diversité au profit d’une vérité unique. Il est dangereux parce qu’il est déterminé. Il parle aux instincts, flatte les colères, promet un ordre fondé sur la domination. Et il est international : l’islamisme, le néo-tsarisme russe, le néo-conservatisme américain portent tous une défiance envers la liberté moderne.
Le deuxième camp, celui des enfants de la Révolution, est aujourd’hui divisé. Il compte d’un côté, ceux qui veulent prolonger l’élan révolutionnaire, et de l’autre côté, ceux qui veulent consolider les acquis et préserver ainsi le centre des dérives autoritaires. L’enjeu est double : maintenir l’unité entre ces deux courants, seule chance de l’emporter dans des démocraties où l’illibéralisme progresse ; et faire émerger une lecture modérée, capable d’exercer le pouvoir sans trahir ses principes. Il ne faut se tromper ni d’adversaire, ni d’objectif. L’époque n’est pas à rejouer les drames de l’Histoire, ni à faire table rase en croyant qu’il suffirait de désigner les coupables pour soulager les blessures.
Le camp du progrès cherche une sagesse nouvelle. Il ne veut ni une révolution totale, ni un retour figé à l’ordre ancien. Il aspire à une modernité consciente de ses limites, attentive à l’épuisement des ressources, à la vulnérabilité des sociétés, à la fragilité des individus. Il veut bâtir un humanisme écologique, une économie des communs, pour faire naître une république des vivants.
Il ne s’agit plus de conquérir le monde, ou d’accélérer sans fin, mais d’apprendre à l’habiter. Il ne s’agit plus d’étendre la souveraineté, mais de l’enraciner dans le réel. Car ce que nous devons préserver aujourd’hui, ce ne sont pas seulement des institutions, mais des manières de vivre ensemble. Ce camp, le nôtre, n’a pas encore trouvé ses mots, ni ses voix, ni sa forme politique. Mais il a commencé à chercher.
Face aux empires sans frontières, il faut refonder une République des Lumières. Une République qui assume les limites de la puissance humaine, qui sache dire non à l’exploitation sans fin, à la marchandisation de l’intime, à une technocratie détachée de toute éthique. Mais aussi une République capable de dire oui, à la transmission, à la diversité, à une certaine lenteur du monde et à sa beauté.
L’histoire n’est pas terminée, elle nous met en demeure. Elle ne réclame ni nostalgie ni fuite en avant, mais un sursaut lucide et courageux. Dominique de Villepin
Face aux dévoiements de l’invocation du peuple et à la montée des revendications identitaires, il faut réarmer la démocratie. Non par la force, mais par la confiance retrouvée. Redonner du sens au suffrage, de la cohérence au débat, de la clarté à l’action publique. Il faut réhabiliter les corps intermédiaires, valoriser les appartenances choisies, renforcer les solidarités concrètes. Réconcilier la Nation avec elle-même, sans céder à l’exclusion, ni au ressentiment. La vérité est parfois difficile à entendre, mais elle est nécessaire : l’État-nation démocratique et libéral ne succombe pas seulement aux assauts extérieurs. Il s’est affaibli de l’intérieur. Derrière les apparences de la démocratie de masse, la volonté politique a glissé vers une logique d’offre, de communication et de gestion.
La démocratie libérale a baissé la garde en croyant triompher. Le consumérisme démocratique a entretenu l’illusion : le citoyen devenu client a cru choisir là où il ne faisait que sélectionner. Le médiatisme a confié la formation de l’opinion à des sphères qui ne répondent plus aux citoyens, mais aux logiques marchandes. L’élitisme technocratique a miné la souveraineté populaire, réduite à une formalité électorale entre deux décisions déjà prises.
L’État-nation s’est voulu moderne ; il est devenu managérial. Il a troqué l’autorité pour l’efficience, le sens pour le pilotage, le service public pour un logique d’optimisation. En France, le macronisme incarne cette métamorphose. Mais cette tendance est européenne. Derrière le discours d’équilibre, le « en même temps » a souvent masqué l’absence de cap. Derrière une parole présidentielle omniprésente, un pouvoir personnel s’est imposé, bavard, ambigu, trop centré sur lui-même pour être démocratique, trop insaisissable pour être républicain. La verticalité du pouvoir a trahi la promesse horizontale du candidat.
Avec l’effondrement des grands systèmes bipolaires des Trente Glorieuses, la recomposition du paysage politique a produit un pouvoir sans racines, sans contre-pouvoirs solides, où l’action se réduit à un exercice de survie et de communication. Dernier symptôme en date, le SPD, le plus vieux parti d’Europe continentale, ne rassemble plus que 16 % des électeurs allemands en 2025. En Grande-Bretagne en 2024, les Tories, un parti plus ancien encore, sont tombés à 121 sièges, leur plus faible résultat de tous les temps. Le pouvoir s’est éloigné des classes populaires, s’est confondu avec les intérêts des classes moyennes supérieures, et a nourri un ressentiment social profond, incarné en France, par les Gilets Jaunes, les colères de la jeunesse, les révoltes des banlieues.
Mais le plus grave est ailleurs, dans la transformation de l’idée de nation. Ce n’est plus l’idée républicaine, inclusive, fondée sur la volonté commune, qui structure le débat public. C’est une idée appauvrie, fermée sur elle-même qui nous menace : l’identitarisme. Sous couvert de la République, il ressuscite les vieux réflexes de la Contre-Révolution : trier, exclure, désigner un ennemi intérieur. La tentation est là : traquer l’étranger dans le citoyen, faire du droit du sol un danger, de la double nationalité une trahison. Il ne construit plus la Nation autour de principes, mais autour de fantasmes ethniques. Ce n’est pas nouveau. La France a déjà connu ses moments de bascule : l’affaire Dreyfus en 1894, Vichy en 1940, l’OAS en 1962. Toujours la même tentation : faire reculer la République au nom d’un peuple mythifié et homogène. Toujours les mêmes figures, les mêmes invectives.
Aujourd’hui, en France, comme dans la plupart des démocraties européennes, trois grandes peurs structurent le débat public : la peur du terrorisme, la peur de l’islam, la peur de l’immigration. Dans cet environnement saturé de faits divers érigés en symboles, en révélateur de civilisation, les faits eux-mêmes comptent moins que leur instrumentalisation. On ne cherche plus à comprendre, on cherche à désigner. À chaque crise, un bouc émissaire. À chaque drame, un pas de plus vers l’irréversible. Résultat : l’extrême droite pénètre les centres de pouvoir, aux Pays-Bas, en Italie, ou s’en approche dangereusement avec l’AfD en Allemagne, avec le FPÖ en Autriche. Que vaut l’indignation individuelle face à cette marée montante ? C’est dans ce contexte que prospère le mensonge de l’État qui, au lieu de reconnaître ses fragilités, les masque par des discours sécuritaires et des postures incantatoires. Il devient un État maltraitant, qui gouverne par la peur et l’usure civique.
Rajeunir la République, dans le cas de la France, ce n’est pas en repeindre la façade. C’est redonner à la démocratie la capacité d’agir pour renouer avec un double impératif : l’Ordre et la Justice. Ces deux piliers sont indissociables. L’ordre sans la justice mène à la tyrannie. La justice sans l’ordre conduit à l’anarchie.
L’État-nation s’est voulu moderne ; il est devenu managérial. Dominique de Villepin
L’ordre, ce n’est pas l’autoritarisme. C’est le respect des règles, l’efficacité des institutions, la légitimité retrouvée de l’action publique. Un État qui tient ses engagements protège sans brutaliser, connaît son territoire et ses habitants, y compris ceux qui sont en situation irrégulière, car on ne gouverne pas dans l’ignorance. L’ordre, c’est une chaîne pénale cohérente, une justice respectée, une police et une magistrature qui coopèrent au lieu de s’accuser trop souvent. La justice commence par la reconnaissance du mérite, de l’effort et de la réalité sociale de chacun. Elle suppose une fiscalité juste, lisible, ce qui implique une réforme en profondeur et pas seulement des ajustements techniques. Elle suppose aussi un État social moderne qui accompagne sans uniformiser vers l’emploi, la formation, la dignité. La République ne doit plus être un distributeur aveugle, mais une promesse politique incarnée, adaptée à chacun.
Pour cela, il faut revenir aux fondamentaux, la tâche des élus est claire, gouverner et réformer. Gouverner, c’est comprendre l’appareil d’État, respecter ses agents, ses rythmes et valoriser les compétences qu’il porte. C’est redonner aux concours leur rôle central, réhabiliter les vocations républicaines. C’est garantir à tous un accès effectif au droit et à l’information. À l’heure des données, gouverner c’est savoir ce que l’on mesure et ce que l’on choisit d’ignorer. Gouverner, c’est aussi traiter la question de l’immigration au fond, sans théâtre d’ombres, construire un cadre européen crédible, la seule échelle valable aujourd’hui. Relancer des politiques d’intégration ambitieuses, et par la diplomatie, négocier avec les pays d’origine, des conditions claires pour le retour des personnes concernées par une obligation de quitter le territoire français.
Réformer, ce n’est pas imposer. Ce n’est pas casser. C’est rassembler, dialoguer, poser des cadres, fixer des caps, donner du sens. Il faut sortir de la caricature néolibérale de la réforme, synonyme de démantèlement. Cesser le bavardage législatif et l’empilement des normes. Retrouver le temps long de la délibération démocratique. En France, la réforme des retraites a échoué politiquement parce qu’elle a été imposée, contre les syndicats, contre le monde du travail, contre le peuple. Elle a cristallisé le divorce entre ceux qui décident et ceux qui vivent les décisions. Rien de durable ne pourra être construit sur cette fracture si l’on ne fait pas un pas de côté pour relancer, en donnant les gages nécessaires, un dialogue de bonne foi fondé sur la justice.
L’histoire m’a appris que le courage en démocratie n’est pas d’imposer son avis contre celui de tous les autres, mais de reconnaître quand on s’est trompé et de corriger. Ce n’est pas par l’hybris, mais par l’humilité que l’on rajeunit la République. Ce n’est pas en changeant de vocabulaire, mais en rétablissant sa fonction première : transformer le réel par la parole partagée, la règle librement acceptée, l’engagement commun. Rajeunir la République, c’est rendre à la démocratie la force de sa promesse.
L’enjeu est d’articuler les trois souverainetés héritées de l’âge des révolutions qui fondent ensemble la liberté politique des peuples européens : la souveraineté nationale, la souveraineté populaire, la souveraineté individuelle. C’est ce trépied qu’il nous faut restaurer.
La souveraineté nationale s’exprime d’abord par la parole de nos pays dans le monde, car c’est leur identité, leur singularité et leur message. Cette voix, la France l’a largement perdue au cours des deux dernières décennies. Ses dirigeants parlent de façon si confuse, éphémère, contradictoire, parfois même paresseuse qu’ils ne franchissent plus le mur du son. Bien peu nous écoutent encore ressasser, entre nous, nos amertumes et nos anciennes grandeurs, lassés de nous voir dérouler une diplomatie d’habitude, ponctuée de temps à autre de coups de menton. Quels sont les engagements clairs et suivis ? Au Sahel ? Au Proche et Moyen-Orient ? En Ukraine ? Seule la diplomatie climatique, depuis les Accords de Paris, a su maintenir une ligne constante et entreprenante.
En France, la réforme des retraites a échoué politiquement parce qu’elle a été imposée, contre les syndicats, contre le monde du travail, contre le peuple. Dominique de Villepin
La France ne retrouvera sa place que lorsqu’elle assumera sa vocation : être une puissance d’équilibre et d’initiative dans toutes les enceintes multilatérales comme dans toutes les zones de crise du monde, autour de trois principes. D’abord, une diplomatie collective. La France doit retrouver des points d’appuis solides pour reconstruire des majorités durables. Deuxièmement, une diplomatie d’initiative. Il ne s’agit pas de se retirer pour concentrer nos forces, mais au contraire d’avancer partout nos propositions fondées sur les principes de la solidarité des peuples, de la souveraineté des États-nations et de la responsabilité mondiale. Une idée rejetée aujourd’hui peut devenir une victoire demain. Troisièmement, une diplomatie pacifique. La guerre doit être un ultime recours et pas un outil d’influence. On ne peut être un faiseur de paix crédible quand on ne cesse de vouloir y recourir.
La souveraineté nationale, comme expression de notre liberté dans le monde, passe aussi par une politique culturelle ambitieuse, généreuse et populaire. Une politique qui échappe à la fois aux élitismes étroits et à la consommation de masse des industries culturelles qui seront de plus en plus automatisées à l’avenir. La France, c’est encore cela : le facteur humain.
Deuxième de nos souverainetés essentielles, la souveraineté populaire suppose une démocratie réelle, où les citoyens ne sont pas réduits au rôle de figurants, mais retrouvent les moyens d’agir. Cela exige des institutions lisibles, des procédures de délibération et de participation modernisées, une décentralisation vivante qui redonne chair à la citoyenneté de proximité, à l’échelle des communes, des départements, des régions. Cela suppose aussi de remettre au centre la question de la représentation : redonner sa place au Parlement, revitaliser les partis politiques, réarmer les syndicats, recréer des lieux d’engagement collectif.
La souveraineté populaire ne peut se contenter d’un vote tous les cinq ans. Elle exige des contre-pouvoirs effectifs, une information pluraliste, des droits garantis, un espace public protégé. Elle repose sur une vision du citoyen non comme un consommateur d’opinion, mais comme un sujet de droits et de devoirs. Elle ne peut s’épanouir dans une démocratie réduite à des choix de catalogue. Elle a besoin d’une République de citoyens.
Enfin, la troisième souveraineté, la souveraineté individuelle est le fondement moral de tout l’édifice. Elle ne se confond pas avec l’individualisme. Elle est le droit de chacun à être reconnu dans sa dignité, de disposer de soi, et de prendre part à la vie commune. Elle suppose des libertés effectives, d’expression, de conscience, d’association. Mais aussi la possibilité d’une vie digne à travers l’éducation, la santé, l’emploi et la culture.
Et cette souveraineté aujourd’hui ne peut se penser sans une exigence écologie démocratique. Nous ne préserverons notre liberté que si nous respectons les conditions naturelles de cette liberté. L’épuisement du vivant, le dérèglement climatique, l’effondrement des équilibres planétaires menacent directement l’autonomie humaine. Cette liberté individuelle est fragile, mais aussi la plus fondamentale. Elle donne sens aux deux autres. Sans elle, la souveraineté nationale tourne à la domination ; sans elle, la souveraineté populaire peut devenir tyrannie. Elle est l’ultime garantie, le cœur moral du pacte démocratique.
La souveraineté de la personne s’enracine dans l’autonomie des Lumières : celle de l’individu capable de raison, de jugement et de discernement. Elle s’épanouit dans une culture humaniste qui ne sacralise pas l’individu-roi, mais place la dignité humaine au sommet de l’édifice républicain. Une dignité qui n’est ni donnée, ni abstraite, mais conquise et garantie par les institutions.
Aujourd’hui, cette souveraineté doit être renouvelée. À l’ère des intelligences artificielles, des big data et des plateformes globales, il faut inventer une nouvelle génération de droits : les droits cognitifs. Ce sont des droits qui protègent non plus seulement nos corps ou nos biens, mais notre esprit, notre capacité à juger, notre libre-arbitre. Cela commence par la question des données personnelles. Il ne s’agit plus simplement d’assurer leur confidentialité. Il faut redéfinir leur statut : sont-elles des biens privés ? Des biens communs ? Des prolongements de la personne humaine ? Leur captation, leur circulation, leur revente ne peuvent plus se faire dans l’opacité et l’asymétrie. Une contractualisation explicite, universelle et clairement opposable de leur usage devient indispensable. L’Europe doit poser les bases d’une nouvelle souveraineté numérique, reconnaissant à tous les citoyens, le droit de ne pas être assigné à une bulle algorithmique, mais aussi un véritable droit à l’oubli pour que l’empreinte numérique ne devienne jamais une identité numérique. Cela suppose aussi de repenser la propriété intellectuelle dans ce nouvel âge. Non pour brider l’innovation, mais pour en garantir le partage équitable. Il faut tracer une frontière claire entre l’invention, qui mérite protection, et l’appropriation abusive du savoir ou des créations collectives.
Nous ne préserverons notre liberté que si nous respectons les conditions naturelles de cette liberté. L’épuisement du vivant, le dérèglement climatique, l’effondrement des équilibres planétaires menacent directement l’autonomie humaine. Dominique de Villepin
Mais au-delà de ces aspects techniques, il s’agit de reformuler la place du droit dans nos sociétés. Non comme un instrument de contrôle ou de stigmatisation, mais comme le garant de la responsabilité partagée. Être sujet de droit, c’est être responsable de ses actes, mais aussi avoir le droit de demander des comptes à l’État, aux entreprises, aux algorithmes.
Enfin, nous devons défendre la rationalité elle-même. À l’âge des « vérités alternatives », des manipulations de masse, de la saturation informationnelle, la liberté de pensée est menacée non par la censure directe, mais par le brouillage permanent. Il faut redonner à l’éducation sa mission première : non pas dicter ce qu’il faut penser, mais apprendre à penser par soi-même. L’école doit redevenir l’institution centrale de la souveraineté individuelle.
La liberté d’expression ne peut être absolue si elle détruit les conditions du vivre ensemble. Elle doit être protégée, mais encadrée par le respect de la vérité, de la dignité humaine, de la cohésion sociale. Ce n’est pas une contradiction, mais une exigence républicaine. C’est dire que cette liberté doit, sur les réseaux sociaux, s’arrêter là où commence la volonté délibérée de désinformer et d’intoxiquer notre démocratie. Elle ne peut servir de paravent à la destruction du débat démocratique.
La dignité de la personne est aussi matérielle. Elle suppose que chacun ait accès à un minimum vital : un logement digne, un emploi stable, une santé protégée. La liberté réelle ne peut exister que si les besoins fondamentaux sont assurés. Autrement, elle reste une formule vide. Cette dignité se fonde aussi sur la reconnaissance du mérite, de l’effort, de l’engagement personnel. Non pour établir une hiérarchie entre les êtres, mais pour offrir à chacun une place. Pas une société de l’excellence où l’on méprise les perdants, mais une société juste dans laquelle personne n’est inutile. La République n’est pas l’uniformité. Elle est une promesse que chacun puisse se tenir debout, sans renier ce qu’il est.
C’est pourquoi nous devons articuler ces trois souverainetés dans un projet cohérent. Une Nation souveraine dans une Europe co-souveraine, au service d’un peuple libre et d’individus protégés. Une République qui reconnaît ses dettes, honore ses promesses, prépare lucidement l’avenir.
Le moment est venu d’un nouvel acte républicain qui ne soit pas simplement défensif, mais refondateur. Un acte qui réponde à la crise de la modernité par une fidélité active à son idéal : émanciper l’humanité, en assumant ses limites. Si rien n’est perdu, rien ne sera donné. Ce combat n’est pas celui d’un camp politique, c’est celui d’une civilisation. Il est temps de le mener. Les trois souverainetés ne sont pas des blocs figés, mais des dynamiques vivantes. Elles s’équilibrent, se corrigent et se contiennent les unes les autres. La souveraineté nationale sans la souveraineté populaire devient impériale. La souveraineté populaire sans celle de la personne humaine glisse vers l’autoritarisme. Et la souveraineté de la personne, sans appui collectif, devient impuissante.
Dans un monde livré à l’hypercratie, aux empires, à la confusion, le devoir de la République est de restaurer cet équilibre, de tenir bon sur ses principes, de refonder son action. Et de croire encore que la liberté n’est pas un luxe, mais un besoin vital. Que la justice n’est pas une faiblesse, mais une force. Et que l’ordre républicain n’est pas une nostalgie, mais un avenir.
Nous ne vivons pas une simple période de troubles. Nous traversons un changement d’ère. Le monde tel que nous le connaissions se défait sous nos yeux. La planète s’épuise, les sociétés se crispent, les démocraties doutent d’elles-mêmes. Un modèle de civilisation fondé sur l’illimité, sur la conquête de la nature, sur la croissance perpétuelle et une confiance aveugle dans la technique, se retrouve dans l’impasse. Les signes sont là, massifs, incontestables : dérèglement climatique, effondrement du vivant, retour des conflits armés, montée des régimes autoritaires, fatigue démocratique, sentiment diffus de dépossession, d’impuissance, de solitude. Face à cela, le silence serait complicité. L’attentisme serait désertion. Il nous faut retrouver un cap et reprendre l’initiative. Mais il ne s’agit plus de prolonger les trajectoires anciennes, de raccommoder les promesses brisées. Il s’agit d’inventer autre chose. Un équilibre nouveau. Une force nouvelle. Une fidélité renouvelée à ce que nous avons été, et un courage tranquille pour ce que nous devons devenir. Ce n’est pas un programme de réformes techniques. C’est une refondation politique et morale. Non par la rupture brutale, mais par l’enracinement, par l’élévation de l’ambition commune.
Tout commence par une reconnaissance : celle de nos limites. Puisque, comme j’ai voulu le montrer, la rareté planétaire est la source souterraine de toutes les dérives politiques actuelles. Sa prise en compte solidaire, rationnelle et collective doit devenir le socle de la renaissance démocratique. L’exigence écologique ne peut plus être une politique sectorielle parmi d’autres, mais un socle de principes sur lequel reconstruire plus solidement et durablement. Nous devons sortir de l’illusion d’un monde sans bornes, d’une humanité toute-puissante. Nous devons inscrire dans notre droit, dans notre politique, dans notre économie, le principe de finitude. Cela exige une révision de notre rapport à la Terre. Elle n’est pas un stock, elle est une condition de notre liberté. Nous devons faire de la neutralité carbone en 2050 un objectif constitutionnel, contraignant et opposable. Nous devons reconnaître juridiquement les écosystèmes, protéger le cycle de l’eau, les sols fertiles, les forêts primaires. Nous devons mettre fin à l’exploitation aveugle des ressources, en reprenant la main sur les secteurs stratégiques : énergie, eau, numérique, transports, alimentation. Il s’agit de garantir à la puissance publique les leviers de la transition. Il ne s’agit pas d’interdire, mais de planifier. Nous devons par exemple augmenter les espaces sanctuaires permettant la renaissance de la biodiversité et dépasser l’engagement diplomatique de 17 % des terres en protégeant l’équivalent de 25 % du territoire. Il faut relocaliser ce qui est vital. Il faut désinvestir ce qui est toxique. Il faut simplifier. La politique doit redevenir puissance d’orientation. Et dans un monde fragmenté, instable, le rôle de la France et de l’Europe est d’être une force de propositions, comme architecte des biens communs mondiaux, porteur d’une diplomatie climatique active, capable d’offrir des alternatives à la brutalité impériale.
Tout commence par une reconnaissance : celle de nos limites. Puisque la rareté planétaire est la source souterraine de toutes les dérives politiques actuelles. Dominique de Villepin
Tout cela aboutit à une prise de conscience : nous pouvons dire Non. Car cette transition ne suffira pas si la démocratie continue de s’éroder dans le bavardage ou la gestion sans vision. Il faut rétablir la souveraineté populaire dans sa plénitude. Redonner du poids à la parole citoyenne, du temps à la délibération et de la clarté à la décision. Le Parlement ne peut plus être une chambre d’enregistrement. Il doit redevenir le cœur battant du débat public démocratique. Le gouvernement ne peut plus gouverner seul, par ordonnances ou par décrets. Il doit accepter l’épreuve du dialogue, et s’assujettir à l’exigence de cohérence. Les citoyens doivent pouvoir intervenir : par référendum, par convention, par initiative directe. Les collectivités territoriales doivent être libérées de leur tutelle implicite, dotées de moyens, d’autonomie, d’une capacité d’innovation politique. Dans chaque quartier, dans chaque village, il faut faire renaître le sentiment d’une citoyenneté concrète, visible, active. Et les contre-pouvoirs doivent être protégés : les médias, la justice, les syndicats, les associations. Ils ne sont pas des obstacles, mais des gardiens. Sans eux, la démocratie devient façade. Avec eux, elle respire.
Mais la souveraineté ne s’arrête pas à l’échelle collective. Elle doit aussi se penser à hauteur d’homme. Que vaut la liberté si elle n’est pas vécue ? Que vaut l’émancipation si elle reste inaccessible ? Dans le monde qui vient, il faudra garantir à chacun les moyens de vivre dignement, de penser librement et de choisir sa voie sans être assigné à sa condition. Cela suppose une fiscalité équitable, qui corrige, redistribue et valorise l’effort, avec un accès réel aux droits fondamentaux : la santé, le logement, l’emploi, la mobilité.
Aujourd’hui, partout en Europe, le manque de nouveaux logements freine l’épanouissement de la jeunesse, aggrave la précarité et pèse sur les ressources des ménages. La priorité doit être donnée à la construction de logements neufs, à la fois pour disposer de logements supplémentaires et pour remplacer les passoires thermiques qui alourdissent notre empreinte carbone. En France, cela suppose un plan sur cinq ans programmant et accompagnant la construction effective de 500 000 logements par an. Et dans un monde gouverné par les données, par les algorithmes, par l’intelligence artificielle, il faudra affirmer de nouveaux droits : la transparence des systèmes, la maîtrise des données personnelles, le droit à l’explication. La souveraineté numérique doit prolonger la souveraineté humaine. Ce que nous devons défendre, ce n’est pas une technologie, mais une conscience éclairée.
Enfin, rien de tout cela ne tiendra si nous ne savons pas réparer notre lien collectif. La République ne tient pas par la seule loi. Elle tient par une certaine idée du nous, par un tissu commun que ni la technique ni l’économie ne suffisent à tisser. Il nous faut retrouver une unité qui ne soit pas uniformité, un commun qui respecte les différences sans les dissoudre. La laïcité doit être défendue, non comme une arme, mais comme une promesse républicaine. Elle protège toutes les consciences, garantit la neutralité de l’État, rend possible la coexistence dans le respect. Il n’y a pas d’avenir républicain sans une pluralité assumée. Cela suppose de réinvestir les lieux d’échange et de partage : les bibliothèques, les centres sociaux, les maisons de la culture, les espaces de parole. Cela suppose aussi de reconstruire un pacte intergénérationnel : que les jeunes aient leur place, que les anciens soient considérés et écoutés. Que chacun puisse se projeter dans la société et s’y reconnaître.
Car la nation n’est pas un réflexe. C’est un projet. Elle ne naît pas de l’exclusion, mais de l’engagement commun. Elle ne se proclame pas, elle se construit chaque jour. Et la France, si elle veut être fidèle à elle-même, doit redevenir capable de parler fort et juste, chez elle comme dans le monde. Elle ne peut plus se contenter d’être une puissance qui gère. Elle doit redevenir une puissance qui élève, protège et unit.
La nation n’est pas un réflexe. C’est un projet. Il sera celui de la République des vivants. Une République des limites, de la justice, de la dignité. Dominique de Villepin
Ce que nous proposons ici, ce n’est pas un idéal hors de portée. C’est un horizon de responsabilité. C’est un appel à renouer avec ce que nous avons de plus précieux : notre capacité à dire « nous », à décider ensemble, à faire œuvre commune. Le XXIe siècle ne sera pas celui des empires, s’il veut encore être humain. Il sera celui de la République des vivants. Une République des limites, de la justice, de la dignité.
Dans ce monde heurté, traversé par les peurs et les fractures, par les renoncements et parfois même les reniements, il ne suffira pas de dire non. Il faut également avoir le courage de dire oui à ce qui nous unit et nous élève. Oui, à une République restaurée, où la liberté est retrouvée, l’égalité assurée et la fraternité éprouvée. Oui, à une démocratie rajeunie, où le peuple reprend toute sa place qui est celle d’un souverain et non d’un serviteur. Oui, à une Europe enfin puissance, qui assure la paix sur le continent et contribue à l’équilibre du monde. Oui, à un monde plus respirable, plus humain, plus juste, où la barbarie recule et les Lumières progressent.
Français, Européens, nous portons ensemble la mémoire des déchirures, des empires, des dominations, des barbaries inouïes du XXe siècle. Mais de ces ruines est née une idée du droit, de la paix, de la coopération. Une volonté de bâtir un espace commun où la force ne fait pas la loi, où l’arbitraire ne fait pas la justice. Il nous appartient de faire vivre cet héritage encore aujourd’hui, porté par l’exigence des générations futures et l’exemple de celles qui nous ont précédés. Ce legs ne nous enferme pas. Il nous donne une responsabilité particulière, celle de tenir sans trembler le fil fragile d’une humanité vivante, d’une conscience universelle.
L'agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) a "commis une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat" dans ce dossier remontant à la fin des années 2010, estime un arrêt de la cour administrative d'appel de Paris.
Mais les plaignants ne sont pas "fondés à se prévaloir d'un préjudice d'anxiété" qui, selon eux, justifiait une indemnisation par l'Etat.
Cette décision est distincte d'autres volets, notamment pénaux, de cette affaire, qui a débuté en 2017 avec l'arrivée sur le marché français d'une nouvelle formule du Levothyrox, un traitement produit par le laboratoire allemand Merck et indiqué en cas de trouble ou d'ablation de la thyroïde.
Plus de 30.000 patients se sont alors plaint d'effets secondaires. Les autorités sanitaires, à commencer par l'ANSM, ont toutefois d'abord rejeté l'idée d'un mécanisme directement induit par la nouvelle formule, pour ensuite conclure que le changement n'avait pas occasionné de problèmes de santé "graves".
"Tromperie"
Ce dossier a donné lieu à plusieurs volets judiciaires ciblant l'Etat, via l'ANSM, ou Merck. La décision de vendredi fait suite à une action collective lancée en 2021 et dans le cadre de laquelle les plaignants demandaient à l'Etat 15.000 euros chacun.
Le tribunal administratif a finalement conclu que l'ANSM était bien en faute, pour n'avoir pas assez clairement prévenu les patients du changement de formule, mais qu'elle n'avait pas causé le préjudice "d'anxiété" justifiant une indemnisation.
Ce préjudice supposerait en effet que les patients aient couru un risque grave pour la santé. Or, malgré le caractère pénible des effets secondaires, ils n'ont pas occasionné de pathologie grave. Par contraste, le préjudice d'anxiété avait été reconnu valable dans les affaires impliquant l'exposition à l'amiante.
Une autre procédure avait en revanche imposé à Merck d'indemniser les patients, une décision définitivement confirmée en cassation en 2022.
Par ailleurs, sur le plan pénal, le laboratoire et l'ANSM restent mis en examen pour "tromperie". Contestée par les deux acteurs, la validité de cette mise en examen doit faire l'objet d'une décision de justice en mai.
L'ancienne formule du Levothyrox reste pour l'heure disponible en 2025, une prolongation "temporaire" mais régulièrement renouvelée par l'ANSM.
Les nouvelles récentes voulant que les autorités américaines aient détenu des touristes européens et canadiens à la frontière amènent bien des gens à se poser des questions sur l’opportunité d’y voyager.
Alors que l’administration Trump concrétise son projet de déportations massives, les agents d’immigration seraient désormais encouragés à interroger davantage les voyageurs, ce qui en alarme plus d’un.
Les parallèles avec la pandémie de Covid-19 sont notables. La couverture médiatique avait alors installé une crainte des voyages qui a persisté longtemps après la levée des restrictions de la santé publique et la réouverture des frontières. Le discours actuel y ressemble beaucoup. Mais dans quelle mesure cette inquiétude est-elle fondée sur un risque réel et quel rôle l’attention médiatique joue-t-elle ?
En tant que spécialistes du tourisme et des voyages, nous sommes bien placés pour situer le niveau de risque actuel de voyager aux États-Unis, fournir quelques conseils à ceux qui décident d’y aller et les informer de leurs droits s’ils sont arrêtés à la frontière.
Quels sont les risques ?
Les recherches ont bien établi le lien entre l’intention de voyager vers une destination et la perception du risque, laquelle est déterminée par le niveau d’anxiété des voyageurs et leur sentiment de sécurité à l’égard de cette destination.
Quant aux États-Unis, les voyageurs redoutent plus particulièrement la détention dans les aéroports et aux postes-frontière. Bien que les incidents rapportés semblent plutôt aléatoires, plusieurs s’inquiètent que les agents frontaliers puissent confisquer leur téléphone intelligent et en fouiller le contenu.
Bien qu’une partie des personnes détenues aient été des citoyens américains de retour de voyage, tout étranger — canadien ou européen, y compris les étudiants munis d’un visa en bonne et due forme — peut subir le même sort même si ses documents sont en règle.
Ces craintes et les nouvelles rapportant des voyageurs retardés aux frontières terrestres ont suscité des réactions au Canada. En février, les transits frontaliers de véhicule ont atteint leur niveau le plus bas depuis la pandémie. Bien des Canadiens ont annulé leurs réservations, et la baisse des réservations pour le printemps et l’été est notable.
La situation actuelle est conforme aux recherches : la perception des risques affecte l’image d’une destination, ce qui influe sur l’envie de s’y rendre.
D’autres préoccupations sont liées à l’attitude des habitants. Certes, de nombreux Américains expriment leur soutien au Canada et continuent d’y voyager. Mais l’on se préoccupe tout de même du comportement éventuel de certains de leurs concitoyens à l’égard de voyageurs canadiens.
Des études récentes montrent que les Américains ne perçoivent plus les Canadiens comme de proches alliés, même s’ils les considèrent toujours comme amicaux. Plusieurs pays ont prévenu leurs citoyens quant aux contrôles plus stricts aux points d’entrée.
Connaître ses droits
Les voyageurs à la frontière ont-ils des droits ? Très peu, en fait. Ils ont le droit de refuser de répondre aux questions des agents d’immigration, mais ils risquent alors d’être refoulés.
Même à l’égard des Canadiens, les agents frontaliers américains disposent de larges pouvoirs d’inspection, incluant celui d’exiger le mot de passe de tout appareil numérique — les agents des services frontaliers canadiens détiennent par ailleurs le même pouvoir. Ces pouvoirs s’appliquent non seulement aux postes-frontière, mais à toute zone contrôlée par les douanes, y compris les aéroports.
Une fois au poste-frontière, les Canadiens tombent sous la juridiction exclusive des lois américaines, sans égard aux lois canadiennes ou à la Charte canadienne des droits et libertés. Les voyageurs qui sont interrogés ont le droit de demander s’ils sont libres de partir ou s’ils sont détenus — auquel cas l’agent doit avoir des soupçons raisonnables qui justifient cette détention.
Conseils pour réduire les risques
Les voyageurs qui respectent les lois sur les douanes et l’immigration ont peu de risque d’y avoir des problèmes. Il en ira tout autrement si vous ne présentez pas les bons documents, omettez de déclarer des marchandises à déclaration obligatoire ou s’il existe une confusion quant à la durée de votre séjour.
En tant que voyageur, vous devriez toujours respecter les coutumes locales, même si vos opinions politiques divergent. Évitez d’arborer des messages politiques sur vos vêtements, d’adopter des comportements provocateurs ou d’engager des conversations politiques avec des inconnus.
Et même si les fouilles d’appareils électroniques sont rares, soyez prudent quant au contenu de vos appareils, notamment quant à vos messages et profils sur vos réseaux sociaux, vos opinions politiques et d’autres informations plus personnelles.
Le quotidien The Guardian a produit un petit guide à cet effet. Il suggère quelques trucs pour protéger ordinateurs et téléphones, notamment quant à la confidentialité des données. Sur ce dernier point, le gouvernement canadien formule aussi des conseils.
Tout voyageur devrait également se tenir informé des avertissements officiels de leur gouvernement quant aux conflits géopolitiques, car ceux-ci peuvent changer rapidement. Et veiller à respecter les conseils officiels, comme ceux portant sur les États-Unis.
Les effets réels de l’antipathie
Franchir une frontière n’a rien de banal, comme le montrent l’augmentation rapportée des détentions, l’application plus stricte des lois et le renforcement des contrôles frontaliers.
Ces incidents ne suscitent pas que la crainte : ils commencent à peser sur l’industrie touristique américaine.
Selon les analystes du secteur, le boycottage des destinations américaines a déjà entrainé une diminution d’environ 15 % du nombre de voyageurs et de 12 % des recettes.
Les tensions géopolitiques alimentent désormais un ressentiment croissant à l’égard des États-Unis, les motifs d’éviter de voyager dans ce pays sont de plus en plus politiques ou économiques.
Le Canada, perçu comme une alternative plus sûre et moins chère pour les voyages d’agrément et d’affaires, pourrait bien en profiter.
Cette tendance durera-t-elle ? La situation géopolitique actuelle est telle que l’antipathie croissante à l’égard des États-Unis ne sera sans doute pas réversible sans de gros efforts et beaucoup de temps.
Une somme considérable de travail a été sanctionnée d’une reconnaissance. Et d’une fierté d’avoir inscrit les cercles de Provence à l’inventaire national du patrimoine culturel immatériel.
Le Pays d’art et d’histoire du syndicat mixte Provence verte et Verdon est à l’origine de cette initiative.
Sa cheffe de projet, Aurélie Robles, a reçu, le 25 novembre 2024 sous les ors du ministère de la Culture, le certificat des mains de la ministre Rachida Dati.
Des blancs et rouges
Un retour en arrière s’impose pour connaître la genèse de cette démarche. "Quand on a fait l’inventaire du patrimoine de la République de 2012 à 2018, la question des cercles a évidemment été traitée", précisent Aurélie Robles et Agathe Cérède, chargée de mission "inventaire et médiation du patrimoine".
Lieux et mobilier ont été évoqués à l’instar des pratiques de sociabilité. "Ceux étudiés étaient gérés ou le sont encore aujourd’hui par des associations."
Ces cercles étaient notamment dédiés aux échanges, aux débats politiques – "il y avait des cercles blancs et rouges dans les communes" – aux loisirs ou à la musique. "Alors exclusivement masculins", ils se sont développés au XIXe siècle et ont pris une couleur plus politique "particulièrement dans le Var avec l’émergence d’un courant républicain très fort".
Une fois ce travail réalisé, "la volonté était de faire inscrire au titre de l’inventaire national du patrimoine culturel immatériel, cette pratique sociale toujours vivante. Si l’aspect de vie communautaire persiste, les cercles tendent à disparaître. Certains sont en sommeil. L’idée de cet inventaire est aussi de les faire connaître, de les protéger et sauvegarder."
Des aides de la Région
En relation avec le ministère de la Culture et suite donc au travail réalisé par Karyn Orengo (ex-chargée de mission "inventaire" au Pays d’art et d’histoire), une fiche d’inventaire a été rédigée, dès 2021, par deux ethnologues, Pauline Mayer (ex-chargée de mission inventaire au Pays d’art et d’histoire) et Pierre Chabert, expert en la matière. Chacun a travaillé respectivement sur les cercles de Provence verte et Verdon, et ceux en dehors de ce territoire.
"La méthodologie est très stricte. " Il a fallu dresser un état des lieux des cercles, retracer l’historique de la pratique et indiquer "comment elle est toujours vivante et tend à évoluer au regard de la société actuelle". En parallèle de ses recherches, des investigations ont été menées sur le terrain afin notamment de recueillir des témoignages.
La fiche a été terminée en 2023, validée cette même année et le certificat remis en novembre 2024. "L’idée est d’en faire des duplicatas pour le remettre à chaque présidente et président de cercles."
Grâce à cette reconnaissance, des aides financières peuvent être apportées aux cercles par la Région "dans le cadre de travaux de rénovation de leurs locaux, de restauration du mobilier (bustes de Marianne, instruments de musique, bannière, drapeaux…)".
Stéphane Taillat 29 mars 2025
Points clefs
Depuis le 20 janvier, les participants à l’action du D.O.G.E. ont pris le contrôle de réseaux informatiques, obtenu l’accès à des bases de données et remplacé ou mis hors service des systèmes logiciels.
Ils ont ainsi retourné leurs infrastructures numériques contre les agences, tout en agissant de manière opaque dans une stratégie de fait accompli.
Ils sont en train de hacker tout l’État fédéral américain en retournant les algorithmes contre l’infrastructure numérique.
Face à cette attaque-éclair, les contre-pouvoirs risquent d’être insuffisants. S’ils s’avèrent capables de freiner certaines actions, ils sont impuissants face à des modes opératoires d’une brutalité inédite.
Durant les deux premiers mois de sa présidence, l’attention s’est principalement portée sur l’avant-scène où se produit Donald Trump. Ses annonces frénétiques, ses rebondissements continuels et la radicalité de sa posture constituent un intérêt légitime. Mais en arrière-plan, une autre pièce se joue qui, bien que documentée par les médias étatsuniens, laisse perplexes les observateurs et partiellement paralysés les premiers concernés : les fonctionnaires fédéraux et les bénéficiaires de l’aide publique fédérale. Tel un organisme parasite, l’auto-proclamé « département de l’efficience gouvernementale » (D.O.G.E.) d’Elon Musk a investi les agences fédérales et pris progressivement leur contrôle en démantelant leur ressource humaine et leur expertise.
Cette manœuvre éclair s’est appuyé sur un levier invisible mais crucial du fonctionnement des organisations contemporaines : leur infrastructure numérique. Celle-ci comprend les solutions logicielles, les bases de données et les réseaux informatiques qui permettent non seulement leur fonctionnement interne mais aussi l’accomplissement de leur mission et de leur raison sociale. Ces infrastructures numériques présentent une dimension ambivalente. Elles sont incontestablement un ensemble de ressources et un levier social favorisant le pouvoir infrastructurel des pouvoirs publics.
Les infrastructures numériques sont un élément essentiel au service d’une autre infrastructure : celle de l’État administratif étatsunien structuré par un réseau d’agences multiples.
Stéphane Taillat
Défini en 1984 par le sociologue Michael Mann comme « la capacité de l’État d’effectivement pénétrer la société civile et de mettre en œuvre, sur le plan logistique, les décisions politiques sur l’ensemble d’un territoire » 1, la notion de pouvoir infrastructurel permet de saisir la fonction politique des arrangements bureaucratiques, technologiques, juridiques, culturels et sociaux dans la construction de l’État. Sous cet angle, les infrastructures et les données qu’elles transportent ou qui permettent leur fonctionnement sont des instruments d’une relation de pouvoir et de contrôle qui passe par un déploiement spatial de dispositifs matériels, techniques, juridiques, administratifs et sociaux.
En ce sens également, les infrastructures numériques sont un élément essentiel au service d’une autre infrastructure : celle de l’État administratif étatsunien structuré par un réseau d’agences multiples aux fonctions, périmètres et statuts hétéroclites mais dont les effets se font sentir dans l’ensemble de la société et sur un territoire se déployant à l’échelle nationale et internationale.
Ces infrastructures présentent une faiblesse criante. D’une part, en raison de l’architecture privée et relativement ouverte des services numériques. Mais aussi dans l’hypothèse de leur prise de contrôle par un acteur extérieur, qui se se trouve confirmée lorsque ces entités sont victimes d’intrusions informatiques. C’est ainsi qu’un piratage massif attribuée par le gouvernement étatsunien à des acteurs chinois et visant l’Office of Personnel Management (OPM) en 2014 aurait permis d’accéder aux données de plusieurs millions de fonctionnaires fédéraux et de leurs proches. À la suite de cet acte d’espionnage, des dispositions avaient été prises pour protéger les données et les systèmes d’information du secteur fédéral contre des opérations d’intrusion venant de l’extérieur ou contre des actes isolés venant de l’intérieur 2.
À compter de 2021, l’agence de cybersécurité et de sécurité des infrastructures (CISA) du département de la sécurité intérieure a été l’acteur principal visant à construire des réseaux informatiques sécurisés et résilients dans l’ensemble des agences fédérales 3. Ces dispositions présentent toutefois deux angles morts. En premier lieu, elles ne peuvent pas compter sur des bases juridiques et constitutionnelles solides. Celles-ci encadrent d’ailleurs de manière trop imprécises les préjudices collectifs et individuels découlant de l’intrusion sur les infrastructures numériques fédérales. Ainsi par exemple du Privacy Act censé protéger les données des citoyens étatsuniens collectées et traitées par les administrations publiques, mais qui, pris à la suite de l’affaire du Watergate, date de 1974 4. En second lieu, les dispositifs de cybersécurité ne disent rien d’une menace provenant de l’intérieur des agences et appuyée par des moyens institutionnels. Autrement dit, les infrastructures numériques fédérales ne sont que faiblement protégées face à des agents provenant du cœur du pouvoir exécutif américain et s’appuyant sur le principe des chaînes hiérarchiques.
L’action menée par les employés du D.O.G.E. peut donc être interprétée comme un acte de hacking visant à s’emparer de l’État pour le subvertir. Si cette manœuvre et les résistances qu’elle suscite permettent de rendre visible et de documenter cette double infrastructure numérique et administrative — notamment de la cartographier dans son étendue spatiale mais aussi dans sa profondeur socioéconomique et culturelle — elles interrogent sur ses implications de court, moyen et long terme.
Les infrastructures numériques fédérales ne sont que faiblement protégées face à des agents provenant du cœur du pouvoir exécutif américain et s’appuyant sur le principe des chaînes hiérarchiques. Stéphane Taillat
Dans son acception la plus commune et la plus synthétique, la sécurité de l’information dans le domaine numérique — ou cybersécurité — consiste à protéger la confidentialité, l’intégrité et la disponibilité des données et des systèmes d’information.
Depuis le 20 janvier, les participants à l’action du D.O.G.E. ont pris le contrôle de réseaux informatiques, obtenu l’accès à des bases de données et remplacé ou mis hors service des systèmes logiciels. Ils ont ainsi retourné leurs infrastructures numériques contre les agences, tout en agissant de manière opaque dans une stratégie de fait accompli.
La prise de contrôle des infrastructures numériques a obéi à un mode opératoire qui peut être analysé à l’aune de celui des cyber opérations : acquérir l’accès à un système, se déployer sur une cible pour y produire des effets 5. Les agents du DOGE ont commencé par obtenir ce qui s’apparente à des privilèges et des droits administrateurs sur l’ensemble du secteur fédéral à partir d’entités qui, parce qu’elles administrent les systèmes informatiques et physiques de l’infrastructure de l’État administratif, en sont des éléments clefs 6. À partir de l’administration des services généraux (GSA) et plus particulièrement de son service de transformation technologique 7 (TTS), les opérateurs du DOGE ont pris le contrôle du parc immobilier fédéral ainsi que des outils informatiques déployés au service du grand public et des standards encadrant les marchés publics de services numériques 8. Au département du trésor, une bataille s’est engagée pour l’accès aux systèmes sécurisés (et sensibles) qui gèrent les transferts financiers et les paiements effectués par le gouvernement 9, conduisant à la démission du ministre par intérim 10. D’autres organes cruciaux, comme les services de collecte des impôts (IRS) ou l’administration de la sécurité sociale (SSA) ont été rapidement investis en raison du caractère stratégique de leurs bases de données qui concernent les citoyens étatsuniens 11.
Une fois pris le contrôle de ces organes cruciaux, il a été possible aux hommes de Musk de manœuvrer latéralement en se déployant progressivement dans toutes les agences 12. Pour chacune d’entre elles, le procédé a suivi la même logique : une entrée par la ruse ou par la force pour prendre le contrôle des systèmes sensibles, en exclure les utilisateurs légitimes — c’est-à-dire les fonctionnaires de carrière — et détourner l’ensemble 13. Les infrastructures numériques ont donc été exploitées pour procéder à des licenciements massifs et indiscriminés, à des coupes importantes dans les dépenses ou à la suppression d’importants programmes incluant aides financières, programmes éducatifs, supervision de contrats publics ou protection des consommateurs. Certaines d’entre elles semblent même être utilisées comme moyens d’intimidation ou de pression sur les récipiendaires de l’aide sociale 14. En outre, l’accès aux systèmes centraux de l’appareil fédéral (Office of Personnel Management et GSA) a permis au D.O.G.E. de s’adresser directement par mail à l’ensemble des fonctionnaires fédéraux. Parce que les systèmes informatiques sont partiellement compartimentés et propres à chaque agence, cela s’est fait en détournant les mesures fondamentales de la sécurité informatique au risque de violer les lois contre le piratage 15.
Cette purge de l’État administratif à partir du levier de contrôle et de coercition que représentent les infrastructures numériques s’est opérée selon une logique d’opacité et de secret 16.
Les déclarations de l’administration Trump ou d’Elon Musk sur la « transparence » concernant les mesures du D.O.G.E. ont laissé perplexes les juges chargés d’examiner les dizaines de plaintes déposées pour les arrêter ou les annuler. La suspicion des observateurs s’est notamment focalisée sur le statut du D.O.G.E. ainsi que sur l’identité de son chef 17. La stratégie juridique et de communication de la Maison-Blanche ou du ministère de la justice a consisté à affirmer alternativement que le D.O.G.E. n’avait pas les responsabilités et les devoirs d’une agence fédérale tout en bénéficiant des privilèges attachés à ce statut. D’un autre côté, les juristes représentant le gouvernement ont soutenu qu’Elon Musk n’était pas l’administrateur de « département » mais simple conseiller spécial du président.
La purge de l’État administratif s’opère selon une double logique : opacité et fait accompli. Stéphane Taillat
Cette opacité repose sur une ambiguïté qui s’explique par la position du D.O.G.E. dans l’organigramme de la Maison-Blanche. Le 20 janvier en effet, le décret présidentiel établissant ce service l’a greffé sur le US Digital Service, un bureau créé à la Maison-Blanche en 2013 pour faciliter la modernisation et l’accès des citoyens à certains services fédéraux, ce dernier changeant de nom. D’où une confusion terminologique savamment entretenue entre le D.O.G.E. d’Elon Musk et l’US DOGE Service, qui comprend les employés « historiques » de l’USDS exclus de la mission du premier 18. Le directeur général du D.O.G.E. semble être un lieutenant de Musk nommé Steve Davis 19 tandis que l’administratrice de l’USDS est Amy Gleason qui peut ainsi être opportunément présentée comme la directrice de l’ensemble.
Outre son caractère opaque, l’action du D.O.G.E. peut être définie comme une stratégie du fait accompli 20.
L’intérêt des infrastructures numériques comme point d’entrée pour contrôler l’État fédéral apparaît ici clairement. S’emparer de ces ressources offre deux avantages comparatifs.
Le premier a trait à la lenteur proverbiale des organisations bureaucratiques à s’adapter. Dans cette représentation, il est plus simple, pense-t-on, de court-circuiter les chaînes hiérarchiques complexes et les lourdeurs procédurières en s’appuyant sur des outils systémiques qui permettent d’exclure, de contrôler l’information et de paralyser des organisations.
Le second avantage concerne les contre-pouvoirs. Qu’il s’agisse des médias ou du système judiciaire, agir avec opacité — qui plus est sur des infrastructures caractérisées par leur invisibilité habituelle ainsi que leur très haute technicité — permet de créer de la confusion et de l’incertitude par la saturation (« flooding the zone ») et de prendre de vitesse les adversaires. C’est ainsi que les premières décisions entravant les opérations du D.O.G.E. ou ordonnant le retour à la situation antérieure — réintégration des fonctionnaires licenciés, réinstauration des programmes financiers, sécurisation des bases de données — interviennent peut-être trop tard.
La prochaine étape pourrait consister à fusionner les données des administrations ainsi que celles que détiennent les États fédérés dans le cadre des financements fédéraux 21. Si un tel décloisonnement pourrait faire sens dans une perspective d’efficacité et d’interopérabilité entre les agences, il est hautement problématique 22. Il pourrait permettre de contourner et de prendre de vitesse les contre-pouvoirs en cas d’utilisation menaçant les droits et libertés individuelles.
La prochaine étape pourrait consister à fusionner les données des administrations ainsi que celles que détiennent les États fédérés dans le cadre des financements fédéraux.
Stéphane Taillat
Ces modes opératoires semblent obéir à une logique subversive évidente.
Elle pourrait être caractérisée par l’exploitation des ressources ou des caractéristiques d’un système — sociotechnique ou sociopolitique — contre lui-même afin d’en éroder la légitimité, de l’affaiblir voire de le renverser.
Le D.O.G.E., ses promoteurs et ses défenseurs justifient ces mesures sous l’angle des économies budgétaires — par l’élimination de la « fraude, du gaspillage et des abus » — mais aussi en s’appuyant sur la mission définie par les décrets présidentiels du 20 janvier 23 et du 11 février 24, à savoir la « modernisation technologique de la bureaucratie » 25.
Le groupe se présente ainsi comme une entreprise salutaire destinée à simplifier et à rendre plus efficient le gouvernement mais aussi à le faire entrer dans le XXIe siècle en profitant des compétences d’ingénieurs formés dans les start-ups de la Silicon Valley 26.
Cette argumentation ne tient pas — pour au moins trois raisons. Parmi les postes et programmes supprimés, on trouve notamment l’initiative 18F 27 du service de transformation technologique attaché aux services généraux. Cette initiative vise à recruter des ingénieurs et fondateurs de start-ups technologiques pour un emploi temporaire au service de la modernisation technologique de l’État, en intégrant les outils d’intelligence artificielle générative dans l’interface des services publics ou en développant des services pour déclarer ses impôts en ligne ou renouveler son passeport. Plus largement d’ailleurs, les licenciements de fonctionnaires fédéraux ont été indiscriminés et non fondés sur l’examen des performances et de l’utilité des postes ainsi supprimés. De plus, l’annonce des économies ainsi ou des fraudes soi-disant identifiées — ressemble davantage à de la communication politique 28 qu’à une action de transparence à destination du grand public comme semblent le démontrer les nombreuses erreurs, approximations et exagérations 29 repérées sur le site officiel du D.O.G.E. 30 Enfin, ses procédures ne peuvent en aucun cas être considérées comme des actions d’audits ou de contrôle en raison de leur manque de précaution et de leur précipitation 31.
En étudiant les logiques et les représentations sous-jacentes de ces opérations, on voit comme elles semblent s’inscrire dans une coalition idéologique dont le seul point commun est de vouloir s’emparer de l’État pour le défaire et le reconfigurer à son propre compte.
Cette coalition comprend des représentations contestant la légitimité de l’action de l’État administratif qu’il s’agirait de « restructurer » — comme on restructure une entreprise. Elle inclut aussi des acteurs qui pensent qu’il faut entraver la bureaucratie régulatrice et qui rejettent l’expansion de ses prérogatives redistributrices depuis le New Deal et la Great Society. Elle est aussi structurée autour des « accélérationnistes » et des anarcho-capitalistes 32 qui cherchent la privatisation ou la fragmentation de l’État. En toile de fond, les promoteurs de la théorie maximaliste du pouvoir exécutif 33 — une version plus radicale de la théorie du pouvoir exécutif unitaire chère aux juristes conservateurs — fournissent une fin pour les uns et un moyen pour les autres.
La subversion couvre ainsi un vaste éventail de moyens dont l’action du D.O.G.E. est un facilitateur.
La mise au pas des fonctionnaires fédéraux et l’élimination de ce qui est perçu comme une base sociale et politique pour les démocrates et les libéraux est la traduction en acte d’un programme explicite : « traumatiser les bureaucrates » 34.
L’élimination de ce qui est perçu comme une base sociale et politique pour les démocrates et les libéraux est la traduction en acte d’un programme explicite : « traumatiser les bureaucrates ». Stéphane Taillat
L’agenda idéologique passe également par la traque et l’élimination des programmes « diversité, égalité et inclusion » (DEI) dans l’action de l’État à l’échelle nationale et internationale, cherchant ainsi à mener les « batailles culturelles » à leur terme. La menace de suppression ou de limitation des aides sociales (Medicaid, sécurité sociale) obéit à la logique de promotion d’une « méritocratie » libertarienne hostile à la redistribution. L’intrusion dans les bases de données du service des impôts (IRS) permet aussi d’utiliser les leviers de l’État contre de potentiels adversaires et ennemis politiques. Le démantèlement des agences chargées de la régulation ou de la protection des consommateurs — comme le Consumer Financial Protection Bureau créé après la crise financière de 2008 — de même que la promotion de certains produits et services par des administrateurs qui sont aussi des chefs d’entreprises montre la volonté de dérégulation structurelle que promet le D.O.G.E. 35 Enfin, la solution technologique « miracle » de l’IA est un outil de capture des marchés publics autant qu’un prétexte aux licenciements massifs de fonctionnaires au nom du traitement supposément efficace, neutre et rationnel des données.
Cet agenda idéologique de subversion est cependant traversé de contradictions et de tensions. S’il s’accommode bien d’une stratégie de normalisation de l’incertitude et du chaos, il illustre surtout des biais qui entravent la compréhension de ce que sont réellement les entités subverties ou démantelées. Celles-ci ne sont pas des agents autonomes en quête de prérogatives exorbitantes en matière de pouvoir extractif et coercitif. Il s’agit d’un archipel d’acteurs institutionnels participant d’une technologie culturelle et sociale de grande échelle : des véhicules fonctionnels pour résoudre ou répondre à des problèmes socioéconomiques et sociopolitiques spécifiques. En d’autres termes : il existe une infrastructure administrative qui n’est pas distincte de la société civile mais avec qui elle est étroitement enchevêtrée.
Un autre biais tend à occulter l’hétérogénéité des systèmes, des outils logiciels et des bases de données des infrastructures numériques 36 — minimisant par conséquent la complexité de l’ensemble
Dans ces conditions opérationnelles et idéologiques, il n’est pas étonnant que se multiplient les erreurs de la part du D.O.G.E. 37 — licenciements de personnels sensibles qu’il faut réembaucher, divulgation de données classifiées, cessations de bail pour des bâtiments fédéraux sur lesquels il faut revenir, etc. Ce ne sont pas des incidents isolés mais des caractéristiques de son mode de fonctionnement. Les conséquences ne se font cependant pas immédiatement sentir, sauf peut-être pour l’aide humanitaire à l’étranger mais les risques existent pour les plus vulnérables. Il fait cependant peu de doutes que la perte d’expertise, l’invisibilisation, l’exploitation ou la suppression des données détenues par le secteur public autant que la friction voire l’arrêt dans certains services essentiels causeront des préjudices profonds au sein de la société étatsunienne. Géographiquement d’ailleurs, le chômage des fonctionnaires fédéraux aura un impact dans l’ensemble des États, qu’ils soient démocrates ou républicains.
Ces dysfonctionnements et le démantèlement d’une partie de l’État administratif ne concernent pas uniquement la société civile mais aussi la sécurité nationale et les instruments sur lesquels repose une partie importante de la stratégie des États-Unis en matière de sécurité et de coercition économiques. Il est difficile de savoir dans quelle mesure le secteur de sécurité nationale — cette autre face de l’État administratif 38 — est concernée par les manœuvres du D.O.G.E.
Certains indices peuvent laisser penser qu’il ne sera pas épargné mais il est peu probable que les agents de renseignement et les militaires protesteront publiquement ou poursuivront l’administration en justice 39. La vision étriquée, obsolète et mythologique de « l’État » qui sous-tend la subversion dont le DOGE est l’instrument néglige ainsi les développements du pouvoir infrastructurel des Etats-Unis à l’échelle globale.
Henry Farrell et Abraham Newman ont documenté la manière dont les administrations successives ont progressivement construit et raffiné les leviers de contrôle et de coercition permis par les technologies numériques en matière d’informations financières ou de renseignement. Plus récemment, Edward Fishman a montré combien la sophistication croissante de l’appareil de coercition économique des États-Unis repose sur des bureaucrates et des agences qui coordonnent de plus en plus leurs outils 40 — un phénomène déjà à l’œuvre à l’époque du premier impérialisme étatsunien 41.
Le bilan temporaire du D.O.G.E. est loin des annonces spectaculaires de Musk ou de la Maison-Blanche. Stéphane Taillat
À un moment où s’institutionnalise, se renforce et se complexifie l’instrumentalisation des infrastructures financières, judiciaires et informationnelles transnationales et globales comme goulets d’étranglement, on ne peut exclure les effets négatifs produits par la perte d’expérience, d’expertise et de données consécutive à l’infiltration et à la subversion des entités fédérales. De la même manière, l’action contre les agences chargées d’analyser le changement climatique 42 ou de promouvoir des analyses sur les conflits armés et les crises humanitaires aura un effet sur l’influence des États-Unis et son rôle de leadership.
Comme l’ont montré les recherches en sociologie des sciences et techniques sur les infrastructures, celles-ci émergent souvent à l’attention de l’observateur à l’occasion de crises, d’incidents ou de pannes 43. La capture des infrastructures numériques de certaines agences fédérales met ainsi à nu le déploiement et l’enchevêtrement social de l’État fédéral étatsunien en tant qu’infrastructure. L’invisibilité habituelle des « bureaucrates » — cet État « immergé » 44 — explique en partie la difficulté à se mobiliser pour le défendre et la facilité à l’accabler des maux de l’inefficacité et du gaspillage voire du parasitage. Ce n’est pas là l’un des moindres effets inattendus de cette action du D.O.G.E. que de conduire les chercheurs, les analystes, les journalistes et même les électeurs et contribuables à s’intéresser au fonctionnement de la machinerie.
Deux mois après l’investiture de Donald Trump, cette stratégie est néanmoins confrontée à des limites. D’une part, le nombre de fonctionnaires ayant volontairement démissionné reste faible par rapport à une année standard — 75 000 selon la Maison-Blanche. D’autre part, plusieurs arrêts en première ou seconde instance ont bloqué les licenciements ou ordonné le retour des fonctionnaires sur leur poste. Sur ce sujet comme sur celui des économies supposées, le bilan temporaire du D.O.G.E. est loin des annonces spectaculaires de Musk ou de la Maison-Blanche.
Il n’en reste pas moins que les contre-pouvoirs risquent d’être insuffisants. S’ils s’avèrent capables de freiner certaines actions, ils sont cependant impuissants face aux modes opératoires du D.O.G.E.
Il est possible également qu’ils ne puissent agir avec suffisamment de rapidité pour empêcher les préjudices qui en découleront. La question de la résilience est ici essentielle : les États-Unis reposent aussi sur d’autres pouvoirs administratifs qui s’appliquent aux échelles fédérées ou locales. Mais l’analyse des opérations du D.O.G.E. éclaire en creux les évolutions du fédéralisme au profit du pouvoir central — une infrastructure administrative renforcée et démultipliée par son infrastructure numérique.
De l'eau, des allumettes ou des barres vitaminées... L'Union européenne souhaite que les habitants des 27 États membres aient chez eux un sac contenant de quoi être autonome pendant 72 heures en cas de situation de crise ou de conflit.
La Commission européenne a proposé mercredi 26 mars une "stratégie de préparation et de gestion de crises", a expliqué la commissaire européenne en charge de ce dossier, Hadja Lahbib, dans un entretien à l'AFP.
"Nous allons soutenir les Etats membres dans la confection de ce qu'on appelle un sac de résilience, et donc avoir tous les citoyens prêts à résister, à être en autonomie stratégique pendant minimum 72 heures", a-t-elle ajouté.
Avec une liste d'une dizaine de produits jugées indispensables pour remplir ce kit de survie, qui vont de la bouteille d'eau à la lampe torche en passant par les papiers d'identité ou les allumettes.
Ce que contient ce sac de survie
Dans une vidéo reprenant avec humour les codes des réseaux sociaux, Hadja Lahbib explique ce qu'il faut dans ce sac de survie:
papiers d'identité dans une pochette étanche,
médicaments et lunettes,
une lampe de poche à piles ou à manivelle,
doubles des clés,
chargeur de téléphone,
radio à pile pour suivre les consignes des autorités,
eau potable,
nourriture non périssable,
Autre proposition, la création d'un "jour de préparation nationale" dans l'UE. "Savoir ce qu'on doit faire en cas de danger, avoir différents scénarios, c'est aussi éviter les mouvements de panique", explique Hadja Lahbib, rappelant que, lors de l'épidémie de Covid, les gens "se ruaient dans les magasins pour acheter du papier toilette".
La commissaire européenne évoque une stratégie spécifique pour les écoles afin d'avoir "quelque chose de plus harmonisé" au sein des 27. "Tout cela vient en support des stratégies nationales", souligne-t-elle. "Il s'agit de mieux coordonner, de mieux soutenir les États membres dans leurs stratégies".
La Commission européenne s'est inspirée du rapport remis à l'automne 2024 par l'ancien président finlandais Sauli Niinistö visant à "améliorer l'état de préparation de l'Europe en matière civile et de défense".
Dans un courrier adressé à la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, trois eurodéputés du groupe centriste Renew ont suggéré d'aller plus loin en préconisant qu'un "guide complet" soit distribué à tous les ménages de l'UE pour se préparer à "diverses crises, y compris les conflits potentiels, les catastrophes climatiques, les pandémies et les cybermenaces".
Le kit contient une liste d'une dizaine de produits jugés indispensables, entre bouteille d'eau, lampe torche et allumettes. L'Union européenne propose aussi la création d'un "jour de préparation nationale".
De l'eau, des allumettes, des barres vitaminées... L'Union européenne souhaite que les habitants des 27 pays membres aient chez eux un sac contenant de quoi être autonome pendant 72 heures en cas de situation de crise ou de conflit. La Commission européenne a proposé mercredi 26 mars une "stratégie de préparation et de gestion de crise", a expliqué la commissaire européenne chargée de ce dossier, Hadja Lahbib, dans un entretien à l'AFP.
"Nous allons soutenir les Etats membres dans la confection de ce qu'on appelle un sac de résilience, afin que tous les citoyens soient prêts à résister, à être en autonomie stratégique pendant au minimum 72 heures", a-t-elle ajouté. Une dizaine de produits jugés indispensables constituerait ce kit de survie, de la bouteille d'eau à la lampe torche en passant par les papiers d'identité ou les allumettes. Autre proposition, la création d'un "jour de préparation nationale" dans l'UE.
"Savoir ce qu'on doit faire en cas de danger, avoir différents scénarios, c'est aussi éviter les mouvements de panique", explique Hadja Lahbib, rappelant que, lors de l'épidémie de Covid, les gens "se ruaient dans les magasins pour acheter du papier toilette". La commissaire européenne évoque une stratégie spécifique pour les écoles afin d'élaborer "quelque chose de plus harmonisé" au sein des 27. "Tout cela vient en support des stratégies nationales, souligne-t-elle. Il s'agit de mieux coordonner, de mieux soutenir les Etats membres dans leurs stratégies."
La Commission européenne s'est inspirée du rapport remis à l'automne 2024 par l'ancien président finlandais Sauli Niinistö visant à "améliorer l'état de préparation de l'Europe en matière civile et de défense". Dans un courrier adressé à la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, trois eurodéputés du groupe centriste Renew ont suggéré d'aller plus loin en préconisant qu'un "guide complet" soit distribué à tous les ménages de l'UE pour se préparer à "diverses crises, y compris les conflits potentiels, les catastrophes climatiques, les pandémies et les cybermenaces".
Le New York Times a compilé plus de 200 mots que la nouvelle administration Trump aimerait bannir des documents et sites web officiels, dont « femme », « racisme » ou encore « pollution ». Des mots liés au genre, aux minorités sexuelles ou ethniques, ainsi qu’au changement climatique. Cette liste bouleverse la communauté scientifique et universitaire mondiale, mais les attaques sur la langue font partie de l’arsenal habituel des totalitarismes.
Le 7 mars dernier, le New York Times publiait la liste des mots déconseillés « déconseillés » par l’administration Trump pour l’ensemble des acteurs publics des États-Unis, sans distinction. En ces temps de sidération où les impérialismes et les totalitarismes reviennent à la mode, on pourrait prendre le risque confortable d’analyser cet épisode trumpiste en citant le fameux roman 1984, de George Orwell, et les liens qu’il y tisse entre langue et idéologie. Cette analogie est partiellement pertinente et montre surtout que nous avons plus que jamais besoin des sciences du langage pour comprendre les dérives populistes de nos démocraties.
L’arme du langage, un classique des régimes totalitaires
De nombreux travaux en sciences du langage, dans une grande variété d’approches et de domaines, ont assez largement montré que les attaques sur la langue font partie de l’arsenal habituel des totalitarismes : il s’agit en effet de s’attacher uniquement aux symboles et de leur faire prendre toute la place, pour effacer progressivement toute forme de nuance et de sens des mots. On préfère donc les références vagues et généralisantes, qui offrent une forme de « prêt à réagir » commode, en excitant les émotions et les affects, et qui ne s’embarrassent pas de complexité.
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Bien sûr, les régimes totalitaires européens ont été maintes fois étudiés pour comprendre leur rapport au langage. En effet, il s’agit par le langage de transmettre l’idéologie du pouvoir en place, d’utiliser certains effets de style rhétoriques pour détourner l’attention et imposer une vision du monde par la force et, ce faisant, de créer une véritable ingénierie linguistique qui a ensuite pour but d’inhiber certains comportements et de favoriser la dissémination des croyances autorisées par le pouvoir en place. Ces éléments se vérifient un peu partout – que l’on parle d’Hitler, de Staline, de Mussolini, de Poutine ou bien encore de Trump.
La langue, instrument du pouvoir trumpien : mots interdits, livres interdits et langue nationale
Alors bien sûr, si l’on revient très précisément à la liste des mots interdits, et que l’on se focalise exclusivement dessus, force est de constater que l’on y retrouve une liste assez incroyable de notions : même des termes comme « genre », « femme », « pollution », « sexe », « handicap », « traumatisme » ou « victime » se retrouvent visés.
Mais s’en étonner, c’est ignorer la construction d’un véritable programme antiwoke qui anime les franges républicaines radicales depuis plusieurs années déjà. Et cette réalité concerne tous les pays du monde, car il s’agit ici du programme d’une véritable internationale réactionnaire qui s’inscrit dans une patiente évolution politique et économique, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans le paradigme du capitalisme néolibéral international.
De ce fait, tout ceci n’est donc pas qu’une histoire de mots. En réalité, dès le début du nouveau mandat de Trump, son administration s’est attaquée au langage sous toutes ses formes. Ainsi, l’interdiction d’une grande variété de livres dans les écoles et les bibliothèques a atteint de nouveaux sommets et, le 2 mars dernier, Trump a signé un décret pour faire de l’anglais la langue officielle des États-Unis – une manière claire d’affirmer la suprématie blanche et anglo-saxonne (une antienne classique des communautés WASP – pour White Anglo-Saxon Protestant, ndlr ) sur les autres communautés états-uniennes, en mettant ainsi de côté la langue espagnole et son essor considérable aux États-Unis, notamment.
Attaquer la langue, c’est attaquer la science
Si l’on revient à cette fameuse liste de mots, on remarque également qu’une grande majorité d’entre eux est en lien direct avec les sciences humaines et sociales et les sciences de l’environnement, et ce, de manière éclatante – sans parler des connexions évidentes avec les sphères militantes progressistes.
Une rapide analyse par le logiciel Tropes, notamment, permet de mettre en lumière les grands champs thématiques ciblés par cette liste, à savoir l’environnement, la diversité, la justice et les inégalités sociales, la santé et le handicap, la dimension psychoaffective, la sexualité, les discriminations et, bien sûr, le langage.
On retrouve dans cette liste, outre des généralités confondantes de stupidité (comment simplement éliminer le mot « féminin » des politiques publiques), les thématiques centrales des recherches en sciences humaines et sociales et en sciences de l’environnement – thématiques qui ont à la fois été partagées par les sphères activistes et par des décisions politiques progressistes. Le plus intéressant est ce que cette liste nous dit du logiciel idéologique du musko-trumpisme : un masculinisme raciste, sexiste, transphobe, suprémaciste et climaticide qui se moque des inégalités sociales et de leurs conséquences économiques et communautaires, tout en étant antiscience et pro-ingénierie.
En effet, le concept de « matière noire sémantique » montre que les mots absents nous disent autant de choses que les mots présents. Une mise en miroir commode qui montre donc que si la liste évacue le mot « féminin (female) », c’est que le mot « masculin (male) » semble considéré comme important et central. Ce petit exercice peut se faire avec n’importe quel terme et montre l’étendue du programme idéologique de ce nouveau mandat du président Trump.
Mais il ne s’agit pas que de mots ; en lien avec cette liste, des actions politiques très concrètes sont menées. Par exemple, le fait que cette liste de mots interdits soit suivie du licenciement de la scientifique en chef de la Nasa, à savoir la climatologue Katherine Calvin, n’est pas une coïncidence.
« Aucune chance que ça arrive en France » – vraiment ?
Vu de France, l’accélération dystopique que représente la présidence de Trump pourrait paraître lointaine, si elle ne s’accompagnait pas d’une progression des thèmes de l’extrême droite partout en Europe, ainsi que d’une influence croissante de Poutine sur les vies de nos démocraties (et sur l’avenir de l’Europe, bien évidemment).
Et pourtant, sans aller jusqu’à une interdiction langagière officielle, on entend les mêmes petites musiques s’élever doucement, lorsque le président Macron rend les sciences sociales coupables « d’ethnicisation de la question sociale », quand l’ancien ministre Blanquer nourrit une obsession pour l’« islamogauchisme » qui serait partout tout en restant indéfinissable – ou quand certains intellectuels, non spécialistes mais forts de leurs opinions, confondent science et sentiment personnel dans un colloque contre le wokisme, tout en ciblant délibérément les travaux des sciences humaines et sociales, en se vautrant dans la création d’un think tank qui se donne des airs d’observatoire scientifique.
Si l’Histoire des États-Unis et celle de la France n’ont pas grand-chose en commun, mis à part le creuset idéologique des Lumières et le sentiment d’avoir une mission universaliste à accomplir auprès du reste du monde, il n’en reste pas moins que le modèle républicain, dans sa version la plus homogénéisante de l’universalisme, est souvent tentée d’interdire – surtout quand il s’agit de femmes ou de personnes issues de la communauté musulmane, comme cela a été le cas avec la désolante polémique du burkini.
S’attaquer aux mots est donc tout à fait à notre portée – surtout pour un pays qui a longtemps maltraité ses langues régionales et dont les représentants s’enfoncent régulièrement dans la glottophobie, pour reprendre les travaux de Philippe Blanchet sur le sujet. En tout état de cause, la cancel culture ne vient pas toujours de là où l’on croit – et interdire de dire les termes, c’est empêcher d’accéder au réel.
C'est un outil de sécurité indispensable.
Petit retour d'expérience d'un lot d'incidents de sécurité traités au taf.
Jeudi notre EDR (un antivirus) remonte des alertes concernant un logiciel qui semble malveillant, OneStart.exe. On investigue rapidement, et on se rend compte qu'il est installé par les collaborateurs depuis des publicités Google Ads.
Quelques exemples de sites ayant affiché ces publicités malveillantes :
bimmer.work
companieslogo.com
estatuto.co
file-examples.com
moovitapp.com
quizlet.com
teet.eklablog.com
www.calendriergratuit.fr
www.freecram.net
www.gerencie.com
www.i2pdf.com
www.itineraire-metro.paris
www.manager-go.com
www.mdecoder.com
www.pngegg.com
On pourrait se dire que c'est pas très grave, ça pue le site où de toute façon mettre les pieds n'est pas très conseillé. Mais aussi, et c'est là que ça devient vraiment problématique :
notepad-plus-plus.org
keepass.info
france-cadastre.fr
www.dafont.com
Ces sites sont officiels, de référence et correspondent aux attentes des utilisateurs. Ce ne sont pas des sites contrefaits. Ils ont pignon sur rue. Leur notoriété est acquise. Ils ne sont pas référencé dans les listes de sites "potentiellement malveillant".
Bref ça m'énerve fort. Très fort.
Insérer de la publicité sur votre site via un outil tiers est un risque de sécurité majeur. Même si on met de coté le problème de tracking lié à ces publicités, les groupes malveillants profitent de votre image pour pousser leurs malwares. Ce qui s'affiche sur votre site est, dans l'esprit de vos visiteur·ices, aussi légitime que votre propre contenu.
Si vous ne pouvez pas contrôler ce qui est affiché chez vous, n'en faites par l'intégration. C'est votre responsabilité d'éditeur qui est en jeu.
Les pubs contribuent à rendre le net moins sécurisé. En tant que site disposant d'une aura de référence, vous posez un risque de sécurité majeur à l'écosystème.
La conséquence est que bloquer la publicité est maintenant une mesure de sécurité incontournable. Installez un adblocker performant, et installez-le pour vos collègues. Ce n'est plus qu'une question de confort, de vie privée ou d'écologie. C'est une putain de question de sécurité.
Je préconise uBlock Origin sur Firefox, Chrome et ses dérivés ayant imposé des restrictions techniques visant à rendre moins efficace les adblockers (via Manifest v3).
Au taf on est en train de regarder pour déployer automatiquement uBlock sur tous les navigateurs autorisés. Ça nous fera moins d'incidents à gérer. Et l'équipe réseau nous remerciera aussi d'avoir divisé par 2 la bande passante.
Alors oui ça me gonfle. Ça me gonfle que le Web soit pourri à ce point par la pub. Ça me gonfle de passer des heures à analyser des dizaines de PC parce que france-cadastre a affiché un putain de message "pour visualisez votre PDF installez cette merde". Alors bloque la pub. Et passe le bloqueur à tes voisin·es.
La règle de grammaire « le masculin l’emporte sur le féminin » ne date que du 17ème siècle. Difficile à croire, et pourtant. Avant cette époque, on utilisait les accords de proximité et de majorité, et les noms de métiers exercés par des femmes étaient tous féminisés. On parlait de poétesse ou encore de peintresse.
femme du 17ème siècle qui se bat contre la règle du masculin qui l'emporte sur le féminin
La langue française avant le 17ème siècle
Des documents datant du 13ème siècle, prouvent que des femmes travaillaient hors du foyer depuis longtemps et que leurs métiers étaient nommés au féminin. Cette découverte m’a beaucoup surprise, croyant que les femmes avaient toujours souffert de la domination masculine dans la langue française.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le masculin ne l’a donc pas toujours emporté. Cela ne signifie pas pour autant que les femmes étaient traitées de manière égale aux hommes. Sous Napoléon, les femmes étaient tenues de prendre le nom et le prénom de leur mari. Par exemple, on disait « madame Pierre Dufour ». Avec une telle appellation, on peut se demander, comment une femme existe-t-elle par et pour elle-même ?
Au 17ème siècle et plus particulièrement en 1635, la langue française atteint un statut de prestige, notamment avec la création de la fameuse Académie française. À cette époque, c’est Richelieu qui est chargé de mettre en place cette institution de régulation de la langue. L’assemblée de l’Académie française, composée d’hommes nobles ayant servi le royaume, décide que le masculin doit l’emporter sur le féminin dans la langue, puisque l’homme est plus noble que la femme : « Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin, à cause de la supériorité du mâle sur la femelle » (Beauzée, Grammaire générale, 1767).
À l’époque, il s’agit d’une décision politique visant à invisibiliser les femmes de pouvoir. Le refus de voir les femmes agir sur le même terrain qu’eux, les amène à masculiniser la langue et notamment les noms de métier : « Il faut dire cette femme est poète, est philosophe, est médecin, est auteur, est peintre ; et non poétesse, philosophesse, médecine, autrice, peintresse, etc.», écrit Andry de Boisregard (Réflexions sur l’usage présent de la langue françoise, 1689).
C’est seulement plus tard qu’on tente d’expliquer cette règle, en disant que le masculin générique fait le neutre.
Les conséquences néfastes de la masculinisation de la langue française
Le problème réside dans le fait que, en n’incluant pas les femmes dans la langue, nous les rendons invisibles. Notre cerveau associe le masculin générique à des représentations masculines. Son utilisation influence donc nos représentations mentales, et participe par conséquent à invisibiliser les femmes dans la langue et dans la société.
Grammaticalement, cette règle est inutile et cause des dommages. « Cette règle incrustée dans la tête des enfants y installe un message politique sans doute tout aussi nocif que les stéréotypes de sexe », écrit Eliane Viennot.
Avant l’utilisation du masculin générique soit du « masculin qui l’emporte », on féminisait les noms de métiers, et on adoptait l’accord de majorité et celui de proximité.
L’accord de majorité se réfère à l’accord grammatical basé sur le genre qui était le plus représenté. Exemple d’accord de majorité : s’il y avait 10 femmes et 2 hommes dans un groupe, on pouvait aisément dire « Elles étaient présentes ».
L’accord de proximité signifie que l’on accordait avec le substantif le plus proche. La règle d’accord en genre et en nombre avec le substantif le plus proche (règle de proximité), était utilisée par tout le monde jusqu’au 17ème siècle et restait en usage courant jusqu’à la Révolution. Exemple d’accord de proximité : « Le client et la cliente présente » ou encore « Les hommes et les femmes intelligentes ».
Qui régule la langue aujourd’hui ?
On peut se demander si en réadoptant ces accords ou en féminisant des noms de métiers, nous ne risquerions pas de faire des erreurs, d’autant plus que notre correcteur automatique nous reprend systématiquement. La question à se poser est donc la suivante : qui régule la langue ? Les dictionnaires ont-ils un rôle de régulation de la langue ? Est-ce l’Académie française ou alors, est-ce l’usage ? Eh bien, c’est l’usage qui régule la langue. Nous avons donc toutes et tous le pouvoir de faire évoluer la langue française, pour la rendre, ainsi que la société, plus juste et équitable.
Conclusion
Le langage inclusif n’est pas une nouvelle lubie féministe. Avant le 17ème siècle, il se pratiquait naturellement. Aujourd’hui, la langue inclusive se soucie de contourner la règle injuste du masculin qui l’emporte pour promouvoir la justice et d’égalité. Alors, pour celles et ceux pour qui le langage inclusif résonne, sachez qu’en l’utilisant, vous participez grandement à faire évoluer les mœurs.
Julianne Moore s'est dite "choquée". Alors qu'elle venait de publier son tout premier livre pour enfants, racontant l'histoire de "Freckleface Strawberry", une enfant constellée de petites taches de rousseurs, l'actrice américaine a vu son œuvre – semi-autobiographique – interdite par l'administration Trump dans les écoles gérées par le ministère de la Défense (représentant plus de 20 000 élèves sur le territoire des États-Unis). Écoles dans lesquelles l'actrice, fille de militaire, a elle-même été scolarisée.
"Je n'aurais jamais cru voir cela dans un pays où la liberté d'expression est un droit constitutionnel", a-t-elle réagi, atterrée, dimanche 16 février sur Instagram.
Les interdictions de livres ont pourtant bel et bien augmenté ces dernières années aux États-Unis, coïncidant avec la montée en puissance du camp conservateur, puis le retour au pouvoir de Donald Trump. Les œuvres visées sont principalement des livres jeunesse, sensibilisant au racisme, aux inégalités de genre et à l'histoire, et dont les auteurs sont des personnes racisées, femmes ou membres de la communauté LGBTQ+.
"C'est vraiment depuis 2021 – donc depuis la défaite de Donald Trump en 2020 – qu'il y a eu cette résurgence", affirme Esther Cyna, historienne spécialiste des questions de racisme, de l'histoire politique et de l’éducation aux États-Unis. Elle explique que les conservateurs se sont mobilisés à l'échelle locale après avoir vu leur candidat se faire battre dans la course à la Maison Blanche. "Cela a accéléré le mouvement qui, aujourd'hui, est sans précédent."
Inquiète, l'une des plus grandes organisations à but non lucratif des États-Unis dédiées à la protection de la liberté d'expression dans la littérature, PEN America, a dénoncé ce déluge d'interdictions, lui trouvant de "dangereuses" ressemblances avec "les régimes autoritaires de l'histoire."
"Le phénomène de censure a toujours existé, souvent dans des moments de pouvoir conservateur, mais cette fois, c'est inédit en termes de volume et de rapidité", analyse Esther Cyna. "C'est aussi sans précédent par rapport à l'emprise que ça a sur les discussions locales, et sur la couverture médiatique".
Selon l'historienne, il existe trois niveaux de censure : à l'échelle locale, dans un district scolaire qui a décidé de faire circuler une liste de livres auxquels les parents se sont opposés ; à l'échelle des États, où le gouverneur décide de bannir certains œuvres, comme l'Utah, l'Oklahoma ou encore l'Arizona ; et au niveau fédéral, où la situation est "plus compliquée, parce qu'il n'y a pas vraiment d'écoles fédérales, sauf celles dont on parle par exemple dans le cas de Julianne Moore".
Au cours de l'année scolaire 2023-2024, PEN America a recensé un total de 10 046 titres interdits, dont plus de 4 000 ont été retirés des bibliothèques scolaires. Parmi les livres les plus censurés figure "L'Œil le plus bleu" de Toni Morrison, prix Nobel de Littérature. Également retirés des étagères de certaines bibliothèques publiques ou scolaires, des classiques tels que "Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur", d'Harper Lee, "Le Meilleur des mondes", d'Aldous Huxley, "Maus", d'Art Spiegelman, ou encore " Gender Queer", de Maia Kobabe.
Parmi les œuvres censurées, 57 % incluaient des "thèmes ou représentations liés au sexe" ; plus de 30 % incluaient des représentations d'agressions ou de violences sexuelles, et plus de 5 % étaient axées sur la puberté, l'éducation sexuelle ou la santé sexuelle.
"Il y a eu des censures de manuels scolaires dès le début du XXe siècle. Aujourd'hui, on voit beaucoup de censure autour d'œuvres de littérature, avec toujours le même argument selon lequel 'c'est inapproprié' et 'ça pervertit la jeunesse'", poursuit Esther Cyna.
Dans le sillage de la publication par PEN America de ses statistiques sur l'année scolaire 2023-2024, "la plus marquée par les censures" littéraires, l'autrice américaine Jodi Picoult a publié une vidéo Instagram fin octobre, à la veille de la présidentielle américaine, expliquant pourquoi son livre "Nineteen Minutes", était "le livre le plus interdit du pays l'année dernière".
Son œuvre raconte l'histoire d'une fusillade dans une école, mais Jodi Picoult affirme que la raison de sa censure se situe ailleurs. La décision serait "liée à une seule page, qui décrit un viol et qui utilise des mots anatomiquement corrects pour le corps humain", explique l'autrice diplômée de Princeton et de Harvard, déplorant que l'étiquette d'œuvre "pornographique" ait été collée à son livre par les censeurs.
Bien d'autres titres, parfois très populaires, ont été visés par cette interdiction au motif qu'ils contenaient du contenu "pornographique", à l'instar de "La servante écarlate" de Margaret Atwood, ou encore de la saga "Twilight" de Stephanie Meyer.
En ce qui concerne le livre de Julianne Moore, s'il ne traite pas de sujets explicitement politiques ou polémiques, l'administration Trump semble l'avoir ciblé dans le cadre d'une politique plus large de censure.
"Le livre parle de l'acceptation de soi, avec un message de diversité, et a dû simplement être identifié comme ayant un message progressiste", suppose Esther Cyna. "Tout ce qui tourne autour de la diversité fait désormais l'objet d'une surveillance accrue. De plus, l'héroïne est une femme, cela a donc pu être vu comme un peu féministe."
La décision s'inscrit donc dans une vague plus générale de restrictions à l'encontre des livres abordant des thèmes perçus par certains mouvements conservateurs comme une forme de "propagande woke".
Par ailleurs, le fait que Julianne Moore, engagée politiquement en faveur des droits LGBTQ+ et du contrôle des armes à feu, se soit à plusieurs reprises exprimée publiquement contre les politiques et les actions de Donald Trump, pourrait ne pas avoir joué en sa faveur.
Selon Esther Cyna, s'il est correct de faire le parallèle avec d'autres vagues de censure qui visaient déjà à "faire taire les idées politiques dissidentes" – dans les années 1950, par exemple, le maccarthysme cherchait à limiter la diffusion du communisme en visant de nombreux créateurs et leurs œuvres –, le mouvement massif d'interdictions à l'œuvre aujourd'hui aux États-Unis se distingue en allant globalement plus loin encore : "Là, on voit que c'est une attaque directe qui vise à nier l'existence, l'identité de certaines personnes", affirme l'historienne.
Selon le recensement de PEN America pour 2023-2024, les États républicains enregistrent sans surprise un nombre plus élevé d’interdictions de livres. La Floride du gouverneur républicain Ron DeSantis est de loin l'État ayant enregistré le plus grand nombre d’interdictions, avec plus de 4 500 cas d’interdictions dans 33 districts scolaires. L'État se distingue en la matière en raison d'un activisme local particulièrement efficace, facilité par des lois récentes.
Parmi elles, le House Bill 1069, adopté sous l'impulsion de Ron DeSantis, permet aux parents de contester des livres qu'ils jugent inappropriés, entraînant leur retrait immédiat des bibliothèques scolaires et des salles de classe.
Évoquant ces "lois visant à faciliter l'interdiction des livres" dans certains États, Jodi Picoult dénonçait plus largement dans sa vidéo le "Blueprint Project 2025" – une initiative menée par Heritage Foundation, groupe de réflexion conservateur américain – dont l'un des objectifs était de "faire de même au niveau national".
"Le projet 2025 – dont Trump a essayé dans un premier temps de se distancer – articule la vision ultraconservatrice et extrémiste du parti républicain", explique Esther Cyna. "On y trouve ce qui est en train de se faire aujourd'hui, c'est-à-dire un démantèlement complet de ce qu'eux appellent 'diversité, équité et inclusion', mais qui en fait désigne les avancées du mouvement pour les droits civiques."
"Sous prétexte de protéger les enfants et de garantir une prétendue 'neutralité idéologique', ils [l'administration Trump et les États républicains] veulent interdire des livres, bannir des sujets considérés comme trop 'polémiques' et limiter les discussions sur des enjeux sociaux et historiques", s'alarmait le 22 janvier Shophika Vaithyanathasarma, spécialiste des sujets éducation pour le Journal de Montréal.
"Ces politiques transformeront les écoles et les campus en lieux de contrôle idéologique, où enseignants et élèves s’autocensureront par peur de représailles, voire de poursuites judiciaires", poursuit-elle, ajoutant que trois États américains ont "déjà voté des lois criminalisant certains libraires qui refusent de retirer des livres de leur rayons".
Fin janvier, l’administration Trump a demandé au ministère de l’Éducation de mettre fin à ses enquêtes sur les interdictions de livres, les qualifiant de "canulars". Une décision qui a renforcé la colère des groupes de défense des droits et des libertés civiles.
Dans la foulée, le Bureau des droits civils du ministère a dit avoir rejeté 11 plaintes liées à des interdictions de livres et annoncé qu'il n'emploierait plus de "coordinateur des interdictions de livres" pour enquêter sur les districts scolaires locaux et les parents. Dans son communiqué de presse, celui-ci justifie ces interdictions par le fait que les districts scolaires et les parents ont "mis en place des processus de bon sens pour évaluer et supprimer les documents inappropriés à l’âge des élèves".
Autant de décisions qui font craindre une absence totale de garde-fous. Mais sur ce point, Esther Cyna prône la nuance, au moins pour ce qui est de l'échelle locale. "Les parents d'élèves des districts scolaires, s'ils ne sont pas d'accord avec la censure, peuvent voter pour d'autres représentants", dit-elle, admettant que les choses sont plus compliquées au niveau des États et à l'échelle fédérale.
"Avant les élections de mi-mandat, en 2026, a priori rien ne va bouger", affirme l'historienne, qui précise que le parti républicain concentre pour l'instant tous les pouvoirs. "Le président, en revanche, est là pour quatre ans. Donc pour ce qui est des écoles militaires et du livre de Julianne Moore, ça ne va pas changer."
Un récent article du Figaro évoque la question de l »orientation politique de Wikipédia, qualifiant l’encyclopédie en ligne de « woke ». Rien de surprenant, cette vision étant attendue, voire recherchée par le lectorat du Figaro, le journaliste ne fait que donner à son public, ce qu’il a envie de lire et conforte ses opinions.
Mais sur le fond, est-ce vrai ? La réponse ne peut être que nuancée, et donc inaudible pour des journalistes et des lecteurs qui veulent des certitudes et des positions arrêtées et binaires.
Oui, Il existe un biais « de gauche » à Wikipédia, par son objet même, la libre diffusion du savoir, et ses modalités, la libre réutilisation sous licence libre. La création et l’entretien d’un commun, c’est davantage dans le logiciel idéologique de la gauche, moins dans celui de la droite. Cela fait déjà un premier tri, à un niveau qui relève de l’engagement idéologique et philosophique, sans que ça soit, pour autant, un engagement partisan.
La communauté des contributeurs de Wikipédia est très typée. En résumé (un peu caricatural), c’est « homme blanc, jeune, urbain, diplômé » qui se rapproche assez du lectorat type de Libé. Si vous êtes une femme des classes populaires, issue d’une minorité ethnique, vous êtes un OVNI dans ce monde. Inutile de vous dire que les engagements partisans ces couches surreprésentées dans la communauté vont plutôt vers la gauche, voire l’extrême-gauche.
Mais…
Une grande partie de cette communauté est loin, voire très loin, d’être politisée. Dans le profil type « homme blanc diplômé », il faut ajouter aussi « informaticien » car il y a quand même un coût d’entrée dans la communauté « centrale », celle qui pèse sur les décisions. Même si la contribution a été grandement facilitée par des outils comme l’éditeur visuel, dès que vous entrez dans le dur, et donc la maintenance, il faut savoir coder un minimum, connaitre des procédures et des codes internes. Ce n’est pas à la portée de tout le monde. Or, cette branche de la communauté est moins sensibilisée à des problématiques partisanes. Même s’ils ont leurs opinions politiques, une grande majorité des contributeurs n’en fait pas l’alpha et l’omega de son engagement contributif sur Wikipédia. Pour beaucoup, c’est même assez marginal, et l’engagement en faveur du projet et de ses buts est bien plus important que militer en faveur de telle ou telle autre idéologie. Vous pouvez donc parfaitement vous penser de gauche, et considérer que les revendications « woke » n’ont strictement rien à faire sur Wikipédia, parce que contraires aux principes fondateurs.
En résumé, il y a sans doute plus de gens de gauche que de droite dans la communauté wikipédienne, mais cela n’a pas un effet si important que ça sur le contenu et les biais, car il existe plusieurs mécanismes stabilisateurs.
Les décisions les plus importantes sont prises dans la discussion, avec de nombreux débats. Ce que le journaliste du Figaro présente comme des « batailles » ou des « guerres » internes, ne sont en fait que des discussions, plus ou moins vigoureuses, qui sont le mode de fonctionnement normal de la communauté wikipédienne. Ces discussions ont très souvent tendance à aboutir à des compromis « centristes » où les contributeurs idéologiquement très marqués ont beaucoup de mal à imposer leurs vues.
L’exemple le plus frappant est celui de l’écriture inclusive. Si la communauté wikipédienne était si woke que ça, son utilisation y serait systématique, et ne ferait pas débat. Or, un sondage de 2022, dont les résultats sont toujours valides, a montré qu’une majorité (60-70%) y est hostile, avec une acceptation plus grande pour ce qui est passé dans l’usage courant (féminisation des fonctions) et une hostilité marquée pour le point médian et les pronoms façon « iel ». Ce n’est pas faute aux partisans de cette écriture inclusive d’avoir fait le forcing. Sur d’autres sujets, comme les conventions sur les rédactions des articles des personnes trans, ce groupe militant, abusivement classé sous la bannière de l’association « les sans pagEs », a également beaucoup de mal à imposer ses vues, provoquant des débats tendus, voire violents.
La contribution et la communauté sont encadrées par un corpus de règles, de recommandations et de pratiques qui limitent les effets de l’entrisme militant. L’une de ces règles est le respect d’un minimum de savoir-vivre, et l’obligation de se plier à des discussions parfois longues. Si certains militants (pov-pushers dans le jargon wikipédien) savent utiliser et jouer avec les règles, une grande majorité, qui est dans le passionnel, perd vite patience. Les insultes et les tentatives de passage en force arrivent assez rapidement, et permettent de les sortir, non pas pour des désaccords de fond, mais pour des raisons de forme. C’est assez efficace pour faire le ménage.
Il faut aussi voir que la wikipédia en français compte 2 660 000 articles, dont l’écrasante majorité ne pose aucun problème de biais militant. C’est tout au plus 10 à 20 000 articles, essentiellement sur des biographies de personnes vivantes et sur les sujets sociétaux, qui concentrent les tensions. C’est une goutte d’eau. Ces articles « tendus » portent sur des sujets qui font eux-même l’objet de vives tensions dans le débat public en général. Et contrairement à ce que laissent penser cet article du Figaro, les principaux points de tensions ne sont pas le sociétal, mais le géopolitique. Les articles autour du conflit israélo-palestinien, les régimes autoritaires (Azerbaïdjan, Qatar…) ou encore les rivalités entre marocains, algériens et tunisiens sont bien plus problématiques.
Les grands enjeux pour wikipédia sont tout autres que ces querelles « woke ou pas woke ». Les préoccupations portent plutôt sur les questions de fiabilité de l’information, avec les multiples campagnes de désinformation, ou encore l’utilisation de l’IA, qui ciblent Wikipédia, mais aussi et surtout les sources utilisées pour écrire des articles sur Wikipédia. En effet, la règle de base est que Wikipédia ne peut être qu’une synthèse du savoir existant, et n’est en aucun cas un lieu de production de savoir inédit. Donc si les sources utilisées sont « corrompues », cela se retrouvera nécessairement sur Wikipédia.
Plutôt que d’aller regarder sous le capot de Wikipédia, pour savoir si c’est de gauche ou pas, les journalistes feraient mieux de se préoccuper de la fiabilité des informations qu’ils publient et de leurs propres biais