L’environnement numérique change profondément notre façon d’écrire. Moins de règles, plus de réflexes : l’écriture devient rapide, spontanée, souvent dictée à la voix ou copiée-collée. Un nouveau chapitre d’une histoire entamée il y a plus de 5000 ans.
L’écriture naît sous le signe de l’économie et de la mémoire (comptabilité pastorale, enregistrement de dettes). Vers 3200 avant J.-C., à Sumer, les symboles écrits prirent une apparence proche de la convention abstraite (c’est l’écriture dite cunéiforme) mais l’étape capitale dans l’évolution des systèmes d’écriture apparut chez les Grecs à la fin du deuxième millénaire avant J.-C. C’est le système alphabétique.
Les symboles consonantiques d’un alphabet sémitique furent mélangés à la langue grecque pour créer des voyelles. Cette innovation eut une immense influence puisque les Romains empruntèrent ensuite l’alphabet grec pour créer celui que nous utilisons ici.
Les écrits rendaient superflue la présence du détenteur du souvenir puis se déportèrent vers l’abstraction pour représenter également des idées. Au Moyen-Âge, l’invention de la ponctuation contribua au découpage plus précis de la pensée mais il faut également dire un mot de l’importance du support. En observant les tablettes mésopotamiennes, on remarque qu’il s’agissait de plaques de glaise qui tenaient dans la main.
Or l’intérêt de la tablette moderne, numérique, est similaire : on favorise la portabilité de l’objet. Avec le papyrus apparut la possibilité de fabriquer des rouleaux qui ne révélaient encore qu’une partie du texte à la fois, comme aujourd’hui sur un écran d’ordinateur lorsque nous devons faire « dérouler » l’écran. Le parchemin, une page en peau d’animal, pliable et solide, démontra ensuite la supériorité du codex (plusieurs pages de parchemin cousues ensemble) et le codex devint le type de livre le plus répandu.
Le lecteur de codex pouvait passer d’une page à une autre en obtenant une impression d’ensemble instantanée. Le codex pouvait aussi se cacher sous les vêtements et participer de la diffusion de textes interdits.
Les formes de livres les plus populaires furent toujours celles qui permettaient de tenir le livre facilement. Le livre qui tenait dans la main est devenu propriété privée du lecteur. Après Gutenberg, l’imprimerie permit une production de livres rapide et en énormes quantités, favorisant la lecture individuelle.
De même le texte écrit en tant que tel, et non plus seulement l’objet-livre, devint propriété du lecteur au sens où il était alors commun de lire silencieusement.
On put établir en silence une relation illimitée avec les mots, qui n’occupaient plus le temps nécessaire à les prononcer et existèrent dans un espace intérieur permettant des comparaisons, accroissant la puissance de l’esprit.
Dans tout cela, on remarque un processus de dématérialisation et d’éloignement par rapport à la langue parlée qui se prolongea encore par la suite. Dès la fin du XIXe siècle, on découvrit que l’hémisphère cérébral gauche constitue la partie utilisée par le cerveau pour les fonctions de codage et de décodage.
Pour le langage, coder c’est écrire et décoder c’est lire. Nous serions donc capables de lire avant de savoir lire. Or Platon affirme que la connaissance est présente en nous avant la perception de l’objet : nous découvrons un mot parce que quelque chose lui préexiste dans le monde des Idées. Cette affirmation illustre une méfiance vis-à-vis de l’écriture. Dans le Phèdre, Socrate déclare que les mots écrits ne font que nous rappeler ce que nous savons déjà.
Pourtant, avec l’écriture, une langue objective s’est émancipée d’une langue invisible et de la voix. Cette mise au silence corrélative à un accroissement de l’esprit est fondamentale pour l’espèce humaine. Ils ont démultiplié les possibilités de la mémoire contre la disparition, l’oubli, la mort. Cette mémoire a favorisé la connaissance du monde et de nous-mêmes autant que la richesse matérielle.
Or nous pouvons constater que la somme d’information sur Internet, impossible à maîtriser individuellement, rend tous les jours plus nécessaire une hiérarchisation des données qui dépend de notre capacité à les interpréter et les classer selon des buts précis. Une « netocratie » de l’information a donc surgi, une catégorie de personnes qui tirent leur pouvoir d’un avantage comparatif en connaissances technologiques et de la mise en réseau de leurs compétences. La netocratie participe d’un nouveau rapport des forces.
Songeons aux « vérités alternatives », « fake news », « trolls » et aux tentatives parfois étatiques d’influencer numériquement les opinions publiques.
L’idée apparaît également parmi les avant-gardes de la création qu’il n’est plus nécessaire de créer des textes ex nihilo mais de savoir transférer les textes disponibles. C’est la question du copier-coller. Dans L’Ecriture sans écriture, le théoricien des avant-gardes Kenneth Goldsmith avance que le renouvellement de l’écriture rendu nécessaire par le numérique doit se faire par l’appropriation de textes existants, réarrangés voire plagiés, dans une sorte d’extension du geste devenu commun de copier-coller. La notion d’auteur et de propriété est mise en jeu.
Ce geste de régression infinie dans l’utilisation des textes et des sources va cependant à l’encontre du principe aristotélicien aristotélicien selon lequel il faut bien, quelque part, s’arrêter et toute chose a une cause première. Au contraire, la régression vers l’origine doit être infinie.
La question posée est finalement de déterminer où se trouve l’origine de l’acte créateur. Il n’y aurait donc jamais de fond et toujours une cause plus lointaine à aller chercher, celle-ci fut-elle tacite ou inconsciente, ce que la technologie rend chaque jour plus facile à vérifier.
L’écriture est donc moins liée à une authenticité de contenu qu’à son processus de production. Elle se déplace vers des pratiques toujours plus liées à une décharge pulsionnelle – on fait aujourd’hui des achats en parlant uniquement à son téléphone, actant l’annulation de l’écriture pour des transactions commerciales. Elle revient à l’oralité et à une insurrection du corps dans l’écrit : un émoticône est l’expression muette d’un affect, la multiplication des points d’exclamation réitère les signes d’un affect et la « reconnaissance vocale » permet d’en finir avec l’écriture.
Les scripteurs contemporains peuvent donc se diviser en deux classes : l’une s’apparente à un prolétariat de la consommation dont les désirs sont fractionnés, créés ou provoqués par l’autre classe, la netocratie, grâce à la publicité par exemple, sous toutes les formes subtiles que celle-ci peut prendre. L’horizon du lexique, de la syntaxe, de la ponctuation et de la grammaire recule alors au profit d’une satisfaction pulsionnelle liée à la jouissance du support technologique.
Ceux qui appartiennent à la première classe ont donc une compréhension du monde limitée à ce que veulent bien leur fournir les autres, qui sont capables de hiérarchiser (décoder) l’information et produire du sens (coder) qui correspond à leurs valeurs.
Le New York Times a compilé plus de 200 mots que la nouvelle administration Trump aimerait bannir des documents et sites web officiels, dont « femme », « racisme » ou encore « pollution ». Des mots liés au genre, aux minorités sexuelles ou ethniques, ainsi qu’au changement climatique. Cette liste bouleverse la communauté scientifique et universitaire mondiale, mais les attaques sur la langue font partie de l’arsenal habituel des totalitarismes.
Le 7 mars dernier, le New York Times publiait la liste des mots déconseillés « déconseillés » par l’administration Trump pour l’ensemble des acteurs publics des États-Unis, sans distinction. En ces temps de sidération où les impérialismes et les totalitarismes reviennent à la mode, on pourrait prendre le risque confortable d’analyser cet épisode trumpiste en citant le fameux roman 1984, de George Orwell, et les liens qu’il y tisse entre langue et idéologie. Cette analogie est partiellement pertinente et montre surtout que nous avons plus que jamais besoin des sciences du langage pour comprendre les dérives populistes de nos démocraties.
L’arme du langage, un classique des régimes totalitaires
De nombreux travaux en sciences du langage, dans une grande variété d’approches et de domaines, ont assez largement montré que les attaques sur la langue font partie de l’arsenal habituel des totalitarismes : il s’agit en effet de s’attacher uniquement aux symboles et de leur faire prendre toute la place, pour effacer progressivement toute forme de nuance et de sens des mots. On préfère donc les références vagues et généralisantes, qui offrent une forme de « prêt à réagir » commode, en excitant les émotions et les affects, et qui ne s’embarrassent pas de complexité.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Bien sûr, les régimes totalitaires européens ont été maintes fois étudiés pour comprendre leur rapport au langage. En effet, il s’agit par le langage de transmettre l’idéologie du pouvoir en place, d’utiliser certains effets de style rhétoriques pour détourner l’attention et imposer une vision du monde par la force et, ce faisant, de créer une véritable ingénierie linguistique qui a ensuite pour but d’inhiber certains comportements et de favoriser la dissémination des croyances autorisées par le pouvoir en place. Ces éléments se vérifient un peu partout – que l’on parle d’Hitler, de Staline, de Mussolini, de Poutine ou bien encore de Trump.
La langue, instrument du pouvoir trumpien : mots interdits, livres interdits et langue nationale
Alors bien sûr, si l’on revient très précisément à la liste des mots interdits, et que l’on se focalise exclusivement dessus, force est de constater que l’on y retrouve une liste assez incroyable de notions : même des termes comme « genre », « femme », « pollution », « sexe », « handicap », « traumatisme » ou « victime » se retrouvent visés.
Mais s’en étonner, c’est ignorer la construction d’un véritable programme antiwoke qui anime les franges républicaines radicales depuis plusieurs années déjà. Et cette réalité concerne tous les pays du monde, car il s’agit ici du programme d’une véritable internationale réactionnaire qui s’inscrit dans une patiente évolution politique et économique, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans le paradigme du capitalisme néolibéral international.
De ce fait, tout ceci n’est donc pas qu’une histoire de mots. En réalité, dès le début du nouveau mandat de Trump, son administration s’est attaquée au langage sous toutes ses formes. Ainsi, l’interdiction d’une grande variété de livres dans les écoles et les bibliothèques a atteint de nouveaux sommets et, le 2 mars dernier, Trump a signé un décret pour faire de l’anglais la langue officielle des États-Unis – une manière claire d’affirmer la suprématie blanche et anglo-saxonne (une antienne classique des communautés WASP – pour White Anglo-Saxon Protestant, ndlr ) sur les autres communautés états-uniennes, en mettant ainsi de côté la langue espagnole et son essor considérable aux États-Unis, notamment.
Attaquer la langue, c’est attaquer la science
Si l’on revient à cette fameuse liste de mots, on remarque également qu’une grande majorité d’entre eux est en lien direct avec les sciences humaines et sociales et les sciences de l’environnement, et ce, de manière éclatante – sans parler des connexions évidentes avec les sphères militantes progressistes.
Une rapide analyse par le logiciel Tropes, notamment, permet de mettre en lumière les grands champs thématiques ciblés par cette liste, à savoir l’environnement, la diversité, la justice et les inégalités sociales, la santé et le handicap, la dimension psychoaffective, la sexualité, les discriminations et, bien sûr, le langage.
On retrouve dans cette liste, outre des généralités confondantes de stupidité (comment simplement éliminer le mot « féminin » des politiques publiques), les thématiques centrales des recherches en sciences humaines et sociales et en sciences de l’environnement – thématiques qui ont à la fois été partagées par les sphères activistes et par des décisions politiques progressistes. Le plus intéressant est ce que cette liste nous dit du logiciel idéologique du musko-trumpisme : un masculinisme raciste, sexiste, transphobe, suprémaciste et climaticide qui se moque des inégalités sociales et de leurs conséquences économiques et communautaires, tout en étant antiscience et pro-ingénierie.
En effet, le concept de « matière noire sémantique » montre que les mots absents nous disent autant de choses que les mots présents. Une mise en miroir commode qui montre donc que si la liste évacue le mot « féminin (female) », c’est que le mot « masculin (male) » semble considéré comme important et central. Ce petit exercice peut se faire avec n’importe quel terme et montre l’étendue du programme idéologique de ce nouveau mandat du président Trump.
Mais il ne s’agit pas que de mots ; en lien avec cette liste, des actions politiques très concrètes sont menées. Par exemple, le fait que cette liste de mots interdits soit suivie du licenciement de la scientifique en chef de la Nasa, à savoir la climatologue Katherine Calvin, n’est pas une coïncidence.
« Aucune chance que ça arrive en France » – vraiment ?
Vu de France, l’accélération dystopique que représente la présidence de Trump pourrait paraître lointaine, si elle ne s’accompagnait pas d’une progression des thèmes de l’extrême droite partout en Europe, ainsi que d’une influence croissante de Poutine sur les vies de nos démocraties (et sur l’avenir de l’Europe, bien évidemment).
Et pourtant, sans aller jusqu’à une interdiction langagière officielle, on entend les mêmes petites musiques s’élever doucement, lorsque le président Macron rend les sciences sociales coupables « d’ethnicisation de la question sociale », quand l’ancien ministre Blanquer nourrit une obsession pour l’« islamogauchisme » qui serait partout tout en restant indéfinissable – ou quand certains intellectuels, non spécialistes mais forts de leurs opinions, confondent science et sentiment personnel dans un colloque contre le wokisme, tout en ciblant délibérément les travaux des sciences humaines et sociales, en se vautrant dans la création d’un think tank qui se donne des airs d’observatoire scientifique.
Si l’Histoire des États-Unis et celle de la France n’ont pas grand-chose en commun, mis à part le creuset idéologique des Lumières et le sentiment d’avoir une mission universaliste à accomplir auprès du reste du monde, il n’en reste pas moins que le modèle républicain, dans sa version la plus homogénéisante de l’universalisme, est souvent tentée d’interdire – surtout quand il s’agit de femmes ou de personnes issues de la communauté musulmane, comme cela a été le cas avec la désolante polémique du burkini.
S’attaquer aux mots est donc tout à fait à notre portée – surtout pour un pays qui a longtemps maltraité ses langues régionales et dont les représentants s’enfoncent régulièrement dans la glottophobie, pour reprendre les travaux de Philippe Blanchet sur le sujet. En tout état de cause, la cancel culture ne vient pas toujours de là où l’on croit – et interdire de dire les termes, c’est empêcher d’accéder au réel.
La règle de grammaire « le masculin l’emporte sur le féminin » ne date que du 17ème siècle. Difficile à croire, et pourtant. Avant cette époque, on utilisait les accords de proximité et de majorité, et les noms de métiers exercés par des femmes étaient tous féminisés. On parlait de poétesse ou encore de peintresse.
femme du 17ème siècle qui se bat contre la règle du masculin qui l'emporte sur le féminin
La langue française avant le 17ème siècle
Des documents datant du 13ème siècle, prouvent que des femmes travaillaient hors du foyer depuis longtemps et que leurs métiers étaient nommés au féminin. Cette découverte m’a beaucoup surprise, croyant que les femmes avaient toujours souffert de la domination masculine dans la langue française.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le masculin ne l’a donc pas toujours emporté. Cela ne signifie pas pour autant que les femmes étaient traitées de manière égale aux hommes. Sous Napoléon, les femmes étaient tenues de prendre le nom et le prénom de leur mari. Par exemple, on disait « madame Pierre Dufour ». Avec une telle appellation, on peut se demander, comment une femme existe-t-elle par et pour elle-même ?
Au 17ème siècle et plus particulièrement en 1635, la langue française atteint un statut de prestige, notamment avec la création de la fameuse Académie française. À cette époque, c’est Richelieu qui est chargé de mettre en place cette institution de régulation de la langue. L’assemblée de l’Académie française, composée d’hommes nobles ayant servi le royaume, décide que le masculin doit l’emporter sur le féminin dans la langue, puisque l’homme est plus noble que la femme : « Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin, à cause de la supériorité du mâle sur la femelle » (Beauzée, Grammaire générale, 1767).
À l’époque, il s’agit d’une décision politique visant à invisibiliser les femmes de pouvoir. Le refus de voir les femmes agir sur le même terrain qu’eux, les amène à masculiniser la langue et notamment les noms de métier : « Il faut dire cette femme est poète, est philosophe, est médecin, est auteur, est peintre ; et non poétesse, philosophesse, médecine, autrice, peintresse, etc.», écrit Andry de Boisregard (Réflexions sur l’usage présent de la langue françoise, 1689).
C’est seulement plus tard qu’on tente d’expliquer cette règle, en disant que le masculin générique fait le neutre.
Les conséquences néfastes de la masculinisation de la langue française
Le problème réside dans le fait que, en n’incluant pas les femmes dans la langue, nous les rendons invisibles. Notre cerveau associe le masculin générique à des représentations masculines. Son utilisation influence donc nos représentations mentales, et participe par conséquent à invisibiliser les femmes dans la langue et dans la société.
Grammaticalement, cette règle est inutile et cause des dommages. « Cette règle incrustée dans la tête des enfants y installe un message politique sans doute tout aussi nocif que les stéréotypes de sexe », écrit Eliane Viennot.
Avant l’utilisation du masculin générique soit du « masculin qui l’emporte », on féminisait les noms de métiers, et on adoptait l’accord de majorité et celui de proximité.
L’accord de majorité se réfère à l’accord grammatical basé sur le genre qui était le plus représenté. Exemple d’accord de majorité : s’il y avait 10 femmes et 2 hommes dans un groupe, on pouvait aisément dire « Elles étaient présentes ».
L’accord de proximité signifie que l’on accordait avec le substantif le plus proche. La règle d’accord en genre et en nombre avec le substantif le plus proche (règle de proximité), était utilisée par tout le monde jusqu’au 17ème siècle et restait en usage courant jusqu’à la Révolution. Exemple d’accord de proximité : « Le client et la cliente présente » ou encore « Les hommes et les femmes intelligentes ».
Qui régule la langue aujourd’hui ?
On peut se demander si en réadoptant ces accords ou en féminisant des noms de métiers, nous ne risquerions pas de faire des erreurs, d’autant plus que notre correcteur automatique nous reprend systématiquement. La question à se poser est donc la suivante : qui régule la langue ? Les dictionnaires ont-ils un rôle de régulation de la langue ? Est-ce l’Académie française ou alors, est-ce l’usage ? Eh bien, c’est l’usage qui régule la langue. Nous avons donc toutes et tous le pouvoir de faire évoluer la langue française, pour la rendre, ainsi que la société, plus juste et équitable.
Conclusion
Le langage inclusif n’est pas une nouvelle lubie féministe. Avant le 17ème siècle, il se pratiquait naturellement. Aujourd’hui, la langue inclusive se soucie de contourner la règle injuste du masculin qui l’emporte pour promouvoir la justice et d’égalité. Alors, pour celles et ceux pour qui le langage inclusif résonne, sachez qu’en l’utilisant, vous participez grandement à faire évoluer les mœurs.
Devinez qui a eu cette idée folle, un jour d'inventer les minuscules.
Quand on regarde notre alphabet, une particularité saute instantanément aux yeux. Chacune des vingt-six lettres qui le composent a une version minuscule et une version capitale (appelée majuscule quand elle est située au début d'une phrase ou pour les noms propres par exemple). Pour l'instant, on ne vous apprend rien.
Si l'on s'arrête un instant sur cette caractéristique, il y a malgré tout de quoi se poser une question: pourquoi? Pourquoi se barder de deux types de lettres, quand une seule aurait a priori pu suffire? Bon, d'accord, l'écriture aurait sûrement été légèrement moins esthétique, peut-être un chouïa plus rustique, mais tout de même. Pourquoi s'être autant compliqué la vie, alors qu'à elles seules, les lettres capitales auraient pu suffire?
Si l'on devait réécrire le paragraphe précédent TOUT EN CAPITALES, rien, ou presque, ne vous empêcherait en effet de le lire et de le comprendre. Complexification inutile? Esthétisation calligraphique un tantinet snob? Que nenni. Pour comprendre, il faut retourner près de treize siècles en arrière.
Aux prémices de l'histoire de l'écriture, on ne se prenait pas vraiment la tête avec cette histoire de minuscules et de capitales. Les premiers alphabets, apparus vers 3.500 avant J.-C, reposaient sur des pictogrammes et des idéogrammes, avant d'évoluer vers des alphabets plus abstraits, comme celui des Phéniciens, ancêtres de notre alphabet latin.
Vient ensuite l'Antiquité. L'écriture se faisait essentiellement en capitales, notamment en gravant des inscriptions dans la pierre ou le bois avec un burin. Cela ne nécessitait pas, là encore, d'alphabet à deux niveaux graphiques. Et l'usage des capitales s'est imposé comme standard à cette époque.
Pourquoi ne pas s'être arrêté ici, quand il était encore temps? Allez le demander à notre bon vieux Charlemagne! Eh oui, l'ancien roi des Francs et empereur carolingien a toujours eu le don de mettre un sacré coup de pied dans la fourmilière et marquer l'histoire. La façon dont il bouleversa l'usage de l'écriture le montre encore une fois. Un changement qui n'est pas amorcé par pur snobisme ou facétie, mais plutôt par nécessité… économique!
Sous le règne de Charlemagne, entre 768 et 814, les moines bénédictins, chargés de recopier les textes sacrés et administratifs, cherchaient une manière plus efficace d'écrire. Une manière moins coûteuse, aussi: les parchemins sur lesquels ils écrivaient étaient fabriqués à partir de vélin, la peau de veau mort-né plus fine que le parchemin ordinaire, et coûtaient une fortune.
Problème, l'utilisation des lettres capitales, qui était d'usage à l'époque, prenait beaucoup de place. Vraiment beaucoup de place. Les parchemins étaient remplis en deux coups de plume à cause de ces lettres imposantes.
Afin de maximiser l'espace disponible et d'écrire davantage de texte sur chaque feuille, les moines ont mis au point une écriture plus compacte: les minuscules. Cette innovation, inspirée des capitales romaines et de l'onciale, une écriture aux formes arrondies utilisée au Moyen Âge, permettait de réduire la taille des lettres tout en maintenant une bonne lisibilité. C'est ainsi qu'est née l'écriture caroline, qui servira de base à nos lettres minuscules actuelles. Le summum de l'optimisation.
Avec le temps, l'utilisation des capitales et des minuscules va prendre racine, jusqu'à l'invention de l'imprimerie en 1450, qui va définitivement en fixer l'usage. Pourquoi un tel engouement, alors que le papier est désormais moins cher et que les moines ont été remplacés par tout un chacun?
La réponse est simple, l'utilisation de ces deux graphies, notamment minuscule, a des atouts incontestables, qui peuvent séduire tout auteur. Que vous soyez moine ou non, du moment que vous écrivez à la main, vous avez déjà pu vous en rendre compte: les minuscules, plus arrondies et plus rapprochées, rendent l'écriture manuscrite bien plus rapide et moins fatigante.
C'est aussi sans compter une autre qualité indéniable à leur emploi: les majuscules donnent une meilleure lisibilité aux textes, notamment imprimés. Mise en évidence des noms propres et des débuts de phrase, fluidité de lecture, multiplication des options de design graphique… Oui, l'utilisation des minuscules et des capitales est, aujourd'hui, aussi incontournable qu'irremplaçable.
Les moyens de communication moderne ont beau se développer, il vous faut toujours peaufiner à la main ce signe distinctif
L’été dernier, le musée Guggenheim a consacré une exposition à l’artiste polonaise Agnieszka Kurant. Y figurait «The End of Signature» [«La fin des signatures»]: un stylo mécanique automatique réalisant des signatures identiques toutes les trente secondes. Cette installation avait été inspirée par «le déclin de l’écriture manuscrite et la domination des claviers et de la communication numérique». De fait, nous passons désormais bien plus de temps à tapoter sur nos claviers qu’à écrire à la main. Pour autant, la signature manuscrite ne semble pas avoir dit son dernier mot –loin de là…
Pas un jour ne passe sans que je doive signer des documents de ma propre main: achats par carte de crédit, chèques, contrats, baux, déclarations de revenus, registres d’hôtels, reçus de colis postaux... J’effectue certes certaines de ses signatures, tant bien que mal, du bout de mon index ou à l’aide d’un stylet en plastique peu maniable, et non à l’aide du traditionnel duo papier-stylo. Mais le procédé en lui-même (signer mon nom de ma propre main) demeure bien, pour l’essentiel, le même.
Vous vous êtes sans doute déjà mis en quatre pour trouver une imprimante et un scanner afin d’expédier d’importants documents ici ou là –et vous avez sans doute imploré les dieux de l’informatique pour leur demander, entre deux sanglots, s’il n’existait pas une situation plus pratique. Mais rien n’y a fait. Et si certaines pratiques ont disparu depuis longtemps (déplacement à la banque pour chaque transaction; paiement des factures par courrier), la tyrannie de la signature manuscrite perdure.
La technologie, source de mille bienfaits, n’est jamais parvenue à simplifier ce domaine a priori bien peu complexe. Pire –elle a transformé un acte simple et direct en un processus multi-technologique en trois temps: impression, signature, passage au scanner (sans parler du broyeur à papier, s’il s’agit d’un formulaire ou d’un contrat de nature confidentielle).
«Il y a une vingtaine d’années, on pensait que les signatures numériques finiraient par remplacer la signature manuscrite, explique Ronald Mann, professeur à la Columbia Law School. Technologiquement parlant, les signatures numériques sont très intéressantes, mais le processus de transition s’est avéré particulièrement complexe.»
La plupart des complications en question proviennent des conventions sociales –notre incapacité à comprendre ce que sont réellement les signatures numériques, et comment les apposer sur des documents ou sur des fichiers. Mann explique que, de nos jours, il n’existe plus guère de transactions qui requièrent des signatures manuscrites physiques – à l’exception des ventes de terrains et de biens immobiliers.
C’est toujours ainsi que nous avons formellement signalé notre volonté de créer une obligation juridiquement contraignante, et nous ne disposons pas vraiment d’une alternative
Aux États-Unis, si vous oubliez de signer le bordereau d’un paiement par carte de crédit, cela ne signifie pas que vous avez refusé de payer –le simple fait de donner votre carte indique que vous avez donné votre accord. Les Américains perdent donc leur temps lorsqu’ils signent pour acheter de la nourriture, des plantes en pot, et le reste des (rares) produits de consommation échappant encore au commerce électronique (qui, lui, ne requiert aucune signature).
Certes, une signature manuscrite ne demande que quelques secondes; la perte de temps n’est donc pas significative. (Néanmoins, l’impression, la signature et le passage au scanner peuvent être plus chronophages). Autre point, peut-être plus problématique –ces signatures véhiculent une idée fausse; elles nous donnent l’impression que ce geste est important, qu’il représente un accord, une autorisation officielle. En réalité, dans la plupart des cas, cet acte physique définitif est complètement inutile et, de fait, entièrement superflu.
«La signature était importante par le passé, mais son rôle est presque inexistant aujourd’hui. Si elle demeure monnaie courante, c’est par pure tradition, explique Mann au sujet des signatures validant un achat. C’est toujours ainsi que nous avons formellement signalé notre volonté de créer une obligation juridiquement contraignante, et nous ne disposons pas vraiment d’une alternative ou d’une méthode de remplacement efficace.»
En apparence, la signature numérique serait la candidate idéale pour le remplacement –mais son nom est quelque peu trompeur, car il suggère une transition simple. Or, elle n’est pas l’exact équivalent de la signature manuscrite; pas une simple signature physique adaptée à l’âge de l’informatique. Il ne s’agit pas non plus de notre nom en toutes lettres, parfois rédigé à l’aide d’une police en italique cursive (utilisée pour signer certains contrats en ligne). Il s’agit là d’un étrange héritage numérique du phénomène des signatures manuscrites difficiles à déchiffrer –et ce d’autant plus que mon écriture n’a jamais ressemblé à la police Lucida Handwriting.
Une signature numérique implique l’encodage des données via une méthode ne pouvant être réalisée que par la personne concernée –ou par quelqu’un possédant sa clé de cryptage. En recevant un e-mail (par exemple) comportant la signature numérique vérifiée de l’expéditeur, vous sauriez que seul ce dernier a pu envoyer ce message (à moins que sa clé de cryptage n’ait été volée). Cette signature est propre au message qu’elle accompagne, et ne peut être facilement copiée dans (ou jointe à) un autre message. Il est donc plus beaucoup plus difficile d’usurper l’identité des personnes qui authentifient leurs e-mails à l’aide de la signature numérique (mais elles ne courent pas les rues).
Le passage annoncé à la signature numérique s’est heurté à un obstacle de taille: définir ce qui constitue réellement une signature –et déterminer quelles méthodes donnent aux utilisateurs l’impression de signer réellement.
«Il est plus simple de déterminer l’intention de signer dans le domaine des signatures physiques, indique Mann. Affirmez qu’un document signé engage une personne juridiquement, et tout le monde comprendra de quoi vous parlez. En revanche, si vous dite qu’un document signé numériquement peut être considéré comme valide, personne ne saisira vraiment ce que cela signifie.»
La confusion entourant les signatures numériques ne semble toutefois pas insurmontable; et si nous parvenions enfin à surmonter cet obstacle, les bienfaits de cette méthode pourraient être considérables. D’une, le rituel de l’imprimante et du scanner passerait aux oubliettes; de deux, les signatures numériques sont bien supérieures aux manuscrites. Le fait qu’il soit nécessaire de voler la clé de cryptage d’une personne pour falsifier sa signature leur donne un bel avantage: n’importe qui pourrait imiter ma signature physique de manière relativement convaincante, surtout en ayant eu l’occasion de l’observer auparavant. En réalité, la signature physique s’avère être un outil d’authentification de plus en plus inutile: si elle demeure manuscrite, nous la réalisons de plus en plus du bout du doigt, sur des écrans, et le résultat final est souvent très éloigné de l’original.
Il est sans doute inutile de donner une seconde vie numérique à une grande partie des signatures physiques devenues presque entièrement symboliques
Des remplaçants potentiels semblent poindre à l’horizon (du moins aux États-Unis) dans le domaine de la validation d’achats par carte de crédit. Les cartes à puce avec code, très utilisée en Europe et en Australie, ne progressent que lentement sur le territoire américain. Les codes confidentiels ne sont certes pas des signatures numériques telles que nous avons tendance à les imaginer, mais l’authentification codée partage quelques points communs avec les signatures numériques: ces dernières demeurent en substance un chiffre secret connu de vous seul permettant de prouver votre identité.
Les signatures numériques se sont avérées d’une importance capitale pour sécuriser internet, et de nombreux sites que vous fréquentez disposent d’une signature cryptée: cette dernière permet de vérifier qu’ils n’ont pas usurpé l’identité d’un autre site (du moins, je l’espère!). Mais la création et l’utilisation des signatures numériques individuelles (destinées aux personnes) progressent de manière beaucoup plus lente. Et ce, en partie, parce que la configuration d’une signature numérique peut être complexe et onéreuse: si vous voulez l’adjoindre à vos e-mails, par exemple, il vous faut vous renseigner sur la marche à suivre correspondant à votre programme de messagerie –et vous pourriez vite vous prendre à regretter la douce époque du duo imprimante-scanner.
Il est facile de s’embrouiller en comparant signatures numérique et physique, et de perdre de vue le fait que ces deux méthodes sont –de bien des manières– profondément différentes. Certaines signatures manuscrites ne méritent pas d’être remplacées par un équivalent électronique. Il est sans doute inutile de donner une seconde vie numérique à une grande partie des signatures physiques devenues presque entièrement symboliques, sans réelle valeur juridique, qui subsistent dans notre vie moderne. Nous pourrions nous contenter de taper notre nom sur un clavier (en utilisant une police de caractère imitant l’écriture manuscrite, si vous tenez vraiment). Et nous pourrions tirer un trait sur ce rituel, tout simplement.
De fait, voilà bien longtemps que les signatures ont perdu une bonne de leur valeur symbolique, qu’il s’agisse de prouver son identité ou de conserver un souvenir d’une rencontre avec une célébrité. (Si j’en crois mes vagues souvenirs de lycéenne, dans la série télévisée Newport Beach, on entend la guest star Paris Hilton affirmer que «les photophones sont les autographes du XXIe siècle»; la double mention de Paris Hilton et des «photophones» fait sans doute de cette citation la référence la plus datée qui soit à l’innovation technologique du XXIe siècle).
Nous accordons peu d’importance à la signature des autres. Et peut-être encore moins d’importance à la nôtre: nous la gribouillons jour après jour, en sachant que tout le monde se contrefiche de savoir à quoi elle ressemble –et même si c’est réellement la nôtre. Tout bien considéré, la signature est déjà morte et enterrée depuis un bout de temps; nous refusons simplement de voir la réalité en face.
Nos façons d'écrire évoluent avec le temps: elles sont conditionnées par les outils que nous utilisons.
L'entreprise Bic en fait régulièrement un argument de vente: les stylos aident à préserver l'écriture manuscrite, évidence bonne à rappeler. Le stylo à bille pourtant, derrière ses allures démocratiques et traditionnelles, pourrait bien être à l'origine du déclin de l'écriture cursive.
Son usage généralisé est relativement récent dans l'histoire de l'écriture manuscrite. En 1888, un tanneur américain, John Loud, brevète la première version du stylo à bille. Lacunaire, elle devient vite caduque, et d'autres brevets se succèdent à sa suite. Il faudra attendre 1938 pour que le journaliste hongrois László Bíró, aujourd'hui considéré comme l'inventeur du stylo-bille que nous connaissons, dépose son propre brevet.
La réussite de László Bíró tient au type d'encre que lui et son frère Georg élaborent: une encre épaisse à séchage rapide, inspirée de celle utilisée pour les impressions de journaux dans les presses de l'époque. À terme, ils modifient également le design du stylo, afin que celui-ci ne fuie pas –ou moins.
Les hommes d'affaires ne tardent pas à flairer le marché. En France, l'industriel Marcel Bich rachète les droits du brevet, et bâtit sa fortune en commercialisant le produit à bas coût.
«Quand il arrive sur le marché en 1946, un stylo à bille se vend autour de 10$, ce qui correspond environ à 100$ aujourd'hui. La concurrence a fait baisser le prix de façon constante, mais la stratégie de Bich l'a tiré à ras du sol. Quand le Bic Cristal s'attaque aux marchés américains en 1959, le prix était tombé à 19 centimes le stylo. ujourd'hui, le Cristal se vend à peu près au même prix, en dépit de l'inflation», écrit Josh Giesbrecht dans The Atlantic.
C'est un succès mondial. Le stylo à bille offre dès lors un outil de longue durée, à bas coût, et qui permet de remédier aux inconvénients du stylo à plume: plus de bavures importunes causées par une main maladroite, moins de fuites, moins fragile... la seule contrepartie, ce sera une pression supplémentaire de la main, pour appuyer la bille sur le papier. Peu à peu, l'apparition du stylo-bille allait modifier l'expérience physique de l'écriture.
Dans son livre Apprenez à mieux écrire, Rosemary Sassoon relevait pour sa part que si le stylo-plume a naturellement tendance à produire une écriture attachée par la fluidité de l'encre, le stylo-bille, qui nécessite une pression plus forte et un angle de tenue plus haut et plus douloureux à long terme, pousse davantage aux lettres séparées.
L'idée la plus souvent convoquée pour expliquer le déclin de l'écriture cursive est pourtant l'arrivée des ordinateurs: ayant pris l'habitude du clavier et de son écriture tapuscrite, nous serions amenés à écrire de moins en moins, et l'écriture détachée aurait progressivement pris le pas sur l'attachée.
Cependant, comme le remarque Giesbrecht, «la technologie numérique n'a véritablement décollé que lorsque le stylo à plume avait déjà entamé son déclin, et le style à bille sa montée en puissance. Le style à bille est devenu populaire à peu près au même moment que les ordinateurs centraux. Les articles sur le déclin de l'écriture manuscrite remontent au moins aux années 1960 –bien après la machine à écrire, mais une décennie entière avant l'avènement de l'ordinateur à la maison».
Si l'on souhaite préserver l'écriture cursive, il s'agit moins de faire appel à une nostalgie de la lettrine face aux évolutions de la modernité, que de considérer les outils mêmes que nous employons, auxquels nos corps s'adaptent et qui sont susceptibles de modifier les formes de notre expression.
Pour The Atlantic, une professeure d'histoire d'une fac américaine s'interroge sur les conséquences potentielles de l'arrêt de l'apprentissage de l'écriture cursive (un type d'écriture manuscrite, lorsque les lettres sont liées entre elles). Son questionnement sur le sujet a démarré après qu'un de ses étudiants d'un niveau similaire à celui de nos licences lui a confié n'avoir pu tirer beaucoup d'informations du livre sur la guerre de Sécession que l'enseignante lui avait prêté, car il avait été incapable de déchiffrer les reproductions de manuscrits qui y figuraient.
Drew Gilpin Faust, la prof, a alors procédé à un sondage, et s'est rendue compte que les deux tiers des étudiants de cette promotion ne savaient pas lire les cursives, et qu'un nombre encore plus grand ne savait pas les écrire. D'où le début d'une réflexion, menée conjointement avec ses élèves, sur la place –et surtout l'absence– de l'écriture manuscrite dans leur existence.
Au début des années 2010, rappelle Drew Gilpin Faust, l'écriture cursive a été rayée des enseignements imposés au sein du système américain K-12, sigle désignant le cursus scolaire allant de la maternelle au secondaire. Les étudiants d'aujourd'hui étaient alors à l'école primaire, où on leur a appris à utiliser des tablettes, des ordinateurs et des tableaux numériques. La plupart d'entre eux affirment n'avoir reçu que les bases de l'écriture cursive, pendant une année maximum.
Étonnée par sa propre époque mais bien décidée à ne pas sombrer dans une observation amère de celle-ci, Drew Gilpin Faust fait preuve d'un certain fatalisme. «Le déclin de l'écriture cursive semble inévitable», écrit-elle. «Après tout, l'écriture est une technologie, et la plupart des technologies sont tôt ou tard dépassées et remplacées.» Une affirmation frappée du sceau du bon sens, même si pour la plupart d'entre nous, qui avons grandi dans un système éducatif où l'écriture cursive était au centre de tout, il semble improbable que celle-ci puisse disparaître un jour.
Il reste particulièrement difficile d'envisager que des étudiants en histoire ne sachent ni lire ni écrire en lettres cursives, étant donné qu'ils ne pourront alors déchiffrer aucun manuscrit, et qu'ils devront se contenter de lire les travaux de recherche produits par d'autres. Cela ne signifie pas pour autant qu'il leur soit impossible de mener de brillantes études d'histoire: c'est ainsi que l'un des étudiants de Faust est allé au bout de sa thèse, dont il a simplement remodelé le sujet afin de ne pas rencontrer d'obstacles liés à sa méconnaissance de cette écriture.
Pour autant, n'est-il pas regrettable de devoir limiter son champ de recherche à cause de cette compétence manquante? L'enseignante cite aussi le cas d'une étudiante passionnée par Virginia Woolf, mais qui a décidé d'abandonner ses recherches sur l'autrice car elle n'était pas capable de lire ses nombreuses correspondances, écrites à la plume.
Autre préoccupation de l'enseignante: comment font les étudiants et étudiantes pour déchiffrer les annotations laissées sur leurs copies? La réponse est simple: certains n'hésitent pas à demander à leurs professeurs, et d'autres ont purement et simplement décidé de les ignorer... ce qui est évidemment problématique. Si les uns continuent à utiliser l'écriture cursive et que les autres décident de ne même pas essayer de la lire, alors le dialogue de sourds est total.
Quid des listes de courses? Des cartes de vœux? Nous, les adeptes de l'écriture cursive, voyons mal comment nous pourrions nous en passer. La réponse est similaire à ce que Faust écrit plus haut: ce n'est qu'une technologie, elle est donc remplaçable. Tout ceci peut être fait de façon numérique, sur un smartphone ou un ordinateur –et, si besoin, à l'aide d'une imprimante.
Abandonner l'écriture cursive, c'est sans doute dire au revoir à une certaine façon de considérer la société. Cela ne signifie pas pour autant que l'on perde au change. Sauf dans des situations comme celles de ces étudiants en histoire, qui se retrouvent perdus devant une simple écriture manuscrite comme nous le serions devant des hiéroglyphes égyptiens.
Voici comment cette marque de ponctuation a divisé le monde.
Milennia via Pixabay
Repéré sur The Guardian
Six siècles après son invention, notre cher point d'exclamation alimente toujours autant de controverses. Imaginez quand même qu'une dispute peut débuter sur un simple quiproquo quant à son utilisation. Mais que seraient nos conversations sans cette ponctuation? Probablement ennuyeuses. Tombé en désuétude puis héros de la campagne présidentielle américaine, le «!» n'a jamais cessé de nous surprendre.
Comme le rapporte le Guardian, l'érudit italien Iacopo Alpoleio da Urbisaglia aurait inventé le point d'exclamation vers le milieu du XIVe siècle. Autrefois représenté par une barre inclinée à droite sous laquelle deux points étaient dessinés, ce signe grammatical symbolisait l'admiration. En 1611, soit 300 ans après sa conception, le lexicographe Randle Cotgrave a certes défini le «!» comme une incarnation de l'admiration, mais également de la détestation. Cette ponctuation était la première à traduire des sentiments.
Pourtant, en 1920, le point d'exclamation a disparu des radars et n'a plus figuré que dans la propagande politique et la publicité. «!» a patiemment attendu son heure jusqu'à l'apparition de son véritable foyer: internet, avec ses pièges et ses promesses de communication rapide et facile. Mais, surprise: témoin de notre spontanéité, allégresse ou mécontentement, le point d'exclamation est devenu clivant.
Les baby-boomers perçoivent un message ponctué de ce signe comme criard, tandis que les millennials interprètent un manque de points d'exclamation comme de la mauvaise humeur. Les membres de la génération Z évitent quant à eux la controverse en préférant intégrer des émojis à leurs conversations.
En 2014, certains se sont même demandés si cette ponctuation n'avait pas atteint son pic d'utilisation, spéculant qu'elle deviendrait bientôt désuète. Ces derniers avaient tort. Ils étaient loin de se douter de la venue prochaine d'un personnage qui allait se présenter à l'élection présidentielle des États-Unis: Donald Trump, alias le grand roi MAGA.
La palme du plus grand crieur sur les réseaux sociaux revient, bien sûr, à (roulement de tambours) l'ex-président américain. Depuis ses débuts sur Twitter en 2009 jusqu'à la suspension de son compte onze ans plus tard, Donald Trump s'est livré à une véritable surenchère du point d'exclamation. 33.000 «!» en douze ans. Selon le site de données statistiques FiveThirtyEight, 60% de ses tweets en contenaient au moins un. Le Républicain a même établi son record personnel à quinze «!» d'affilée. Il serait parfois utile de rappeler qu'il n'y a pas que l'alcool qui doit être consommé avec modération.
Cette utilisation excessive n'est cependant peut-être pas qu'un simple coup de folie, mais un véritable coup de maître. Le «!» active le système d'alarme de notre cerveau: nous prêtons davantage attention aux messages en comportant. Pour le démontrer, le logiciel d'analyse marketing TrackMayen a examiné 1,5 million de messages Facebook de 6.000 grandes marques, et a constaté que les posts contenant au moins un point d'exclamation suscitaient trois fois plus d'interactions.
L'utilisation excessive de ce signe a même impacté l'enseignement. En 2016, l'Éducation britannique a émis une directive pour faire échouer aux examens les élèves qui ne l'utilisaient pas de manière appropriée. L'idée était de bannir tout abus d'usage avant que ce trop-plein d'exclamations ne devienne –ce que le dictionnaire urbain appelle– la bangorrhée, c'est-à-dire l'écriture abusive de cette ponctuation.
Aujourd'hui, l'image du «!» en tant que vecteur de bonnes nouvelles se démocratise et équivaut de plus en plus à un sourire. Alors saupoudrez vos messages d'un, de deux voire de trois points d'exclamation si vous êtes particulièrement enthousiaste. Mais par pitié, pas quinze.
L’accent circonflexe, vous savez, c'est ce petit chapeau qui coiffe certaines voyelles. Son nom lui vient du latin "circumflexus", fléchi autour, car il est courbé autour de la lettre qu’il accompagne. Mais à quoi sert cet accent qui se prononce comme un accent grave à tel point qu’il nous arrive d’hésiter entre les deux ?
Lisa Kamen Lisa Kamen publié le 29/05/2021 à 06:12
Faisons d'abord un petit retour aux sources : cet accent est d’abord un signe étymologique. Il a progressivement remplacé une autre lettre, en général un s. C’est un imprimeur tourangeau, un certain Christophe Plantin, qui a systématisé l'usage de l'accent circonflexe en remplacement d’une autre lettre qui tendait à disparaître : teste est devenu tête, asinus, âne et hostel, hôtel, etc...
L’étymologie nous est souvent d’une grande aide pour orthographier les mots, on le sait. Et si l’on hésite entre les différents accents possibles sur le e, on peut toujours convoquer les racines latines. La pêche, le fait de pêcher dans l’eau, nous vient du latin piscis (poisson en latin), mot dans lequel on a bien un s, disparu au fil du temps.
La pêche qui nous désaltère si bien est issue des mots persicum mala (le fruit de Perse) ; là encore il y avait un s. Mais quand je dis "je pèche" car j’ai commis un péché, une faute, ça vient de peccare dans lequel il n'y a pas de s. Pas de circonflexe dans la version actuelle donc, mais des accents graves ou aigus suivant la conjugaison.
Le s n’a pas toujours complètement disparu de la famille. L’adjectif relatif au nom Pâques est l’adjectif pascal. Dans la famille de fenêtre, il reste défenestrer. A l’hôpital, on se fait hospitaliser. Un sentier peut-être forestier et quand quelque chose a bon goût, on ressent un plaisir gustatif. On retrouve également parfois ce bon vieux s dans les langues étrangères : château se dit castle en anglais, la fête, fiesta en espagnol...
Tous les verbes prennent un accent circonflexe :
– aux 1re et 2e personnes du pluriel du passé simple :
Nous mangeâmes, vous mangeâtes
Nous finîmes, vous finîtes
Nous prîmes, vous prîtes
– à la 3e personne du singulier de l’imparfait du subjonctif :
Qu’il mangeât. Qu’il sortît. Qu’il tînt
Attention: ceci est vrai pour tous les verbes, exception faite du verbe haïr car la présence du tréma remplace celle de l’accent circonflexe: nous haïmes, vous haïtes. Qu’il haït
L'accent circonflexe permet également de distinguer des homonymes. Un dû est quelque chose qu’on me doit : accent circonflexe pour ne pas le confondre avec l’article contracté du. Sûr, dans le sens de certain, prend lui aussi un accent qui évite la confusion avec la préposition sur… Il y a aussi jeûne / jeune, mûr / mur, crû / cru… Enfin, il sert parfois à indiquer une voyelle longue comme dans les mots grâce, âme ou les adjectifs dépréciatifs en "âtre" : idolâtre, saumâtre, verdâtre...
Pour transcrire une mélodie, vous le savez, on utilise sept notes : do, ré, mi, fa, sol, la et si. Sept notes qui correspondent à sept tons, que l’on peut écrire à différentes hauteurs, de la plus grave à la plus aiguë. Mais très souvent, ces sept tons ne suffisent pas, à transcrire la mélodie que l’on a en tête. Les compositeurs utilisent alors des demi-tons : les bémols et les dièses.
Le dièse permet donc de hausser une note d’un demi-ton. Et il a la grâce de joindre la forme et le fond car pour le dessiner, il faut tracer un petit parallélogramme ascendant (♯). L’astuce que je donne à mes élèves c’est qu’il ressemble à une minuscule échelle pour monter dans la gamme. Un do dièse est donc un demi-ton plus haut qu’un do, et sur un piano correspond à la touche noire qui suit le do.
Le hashtag, lui, viendrait d’un symbole romain représentant une unité de poids : la libra pondo, qui signifie "livre". Si on ligature le l minuscule pour ne pas le confondre avec le chiffre 1 on obtient plus ou moins un croisillon qui a évolué pour prendre la forme que nous lui connaissons : #. Il est plus "carré" que le dièse.
Ce symbole a d’abord été utilisé sur les téléphones, même si personne ne savait vraiment à quoi il servait, puis par les informaticiens entre eux pour regrouper une conversation autour d’un thème. Il a été utilisé sur Twitter pour la première fois en 2007, puis s’est répandu comme une traînée de poudre pour faire référence à un contenu ou centraliser les publications autour d'un terme bien précis sur l’ensemble des réseaux sociaux.
L'usage des majuscules en français est un véritable casse-tête. Si tout le monde sait qu’une phrase commence par une majuscule et se termine par un point, il nous arrive à tous d’hésiter devant certains noms, surnoms, fonctions… Examinons ensemble les erreurs les plus courantes afin de ne plus les commettre.
Les titres et sous-titres prennent une majuscule, mais une seule, au début, contrairement à ceux écrits en anglais. On écrit Gone with the Wind mais Autant en emporte le vent. D’autres erreurs communes nous viennent de l’anglais, langue que l’on fréquente tous de plus en plus. Je pense aux noms des mois, que je vois fréquemment affublés d’une majuscule par mes élèves. Or en français, les noms des mois n’en demandent pas. Nous sommes aujourd’hui le dimanche 7 mars. Les jours, les semaines non plus, sauf s’ils représentent une fête. On écrira donc : le Lundi de Pâques est férié.
En français, les noms propres prennent une majuscule : patronymes, prénoms, surnoms, toponymes... On écrit donc Christophe, Alger-la-Blanche, Alexandre le Grand, la Terre, Mars…
Les antonomases font exception. Antonomase ? Vous rappelez-vous cette figure de style par laquelle un nom propre est généralisé, pris comme nom commun car il désigne alors une qualité ou un défaut ? Alors dans ce cas, l’usage de la majuscule se complique : tout dépend du degré de lexicalisation, de la fréquence d’utilisation de ce mot. On écrira donc "j’aime boire un bourgogne avec mon roquefort". Ou encore : "Chéri ! Sors la poubelle !", sans majuscule (alors que ce nom vient du préfet Eugène Poubelle) mais un Harpagon pour désigner un homme avare, faisant référence au fameux personnage de Molière. Le mieux est alors de vérifier dans un dictionnaire.
Vous aurez noté au passage que les deux points, lorsqu’ils introduisent une citation, sont suivis d’une majuscule.
Les noms propres prennent une majuscule, on l’a vu. Cela vaut bien sûr pour les noms d’habitants de villes, de pays. Mais attention : les adjectifs dérivés de ces gentilés n’en prennent pas. On écrirait donc "je suis berlinois" mais "je suis un Berlinois". Les habitants de Besançon sont les Bisontins, mais ils vendent des spécialités bisontines… Les noms de religions s’écrivent en minuscules : les chrétiens, les musulmans, les bouddhistes.
Ou à Madame la Présidente bien sûr! En effet, les titres, les fonctions, les charges civiles s’écrivent sans majuscule. C’est le terme qui caractérise la fonction qui s’en empare. Exemples : le président de la République française, le ministre de l’Intérieur, l’archevêque de Lyon…
NB : les titres honorifiques, eux, prennent une majuscule : Sa Majesté, Votre Sainteté, Son Altesse... Et si vous écrivez au chef d’État ou l’une de ses ministres, commencez par "Monsieur le Président", ou "Madame la Ministre"…
Les sigles s’écrivent en majuscules : HLM, SNCF, CGT, RTL. C'est plus compliqué pour les acronymes, ces successions d'initiales qui se prononcent comme des mots normaux et non lettre par lettre : certains s'écrivent en majuscule (OTAN, INRI), d'autres n’en prennent qu’au début (Medef, Nasa) ou pas du tout s’ils désignent un objet commun : on écrit un radar, un laser.
NB : si vous détaillez un sigle, il suffit d’une majuscule au début. On écrit : Société nationale des chemins de fer.
On tolérait autrefois, lorsque l’accentuation des majuscules impliquait des manipulations savantes sur les machines à écrire, qu’elles ne soient pas accentuées. Mais ça, c’était autrefois. Avec les logiciels et applications actuels, plus d’excuses. À vous de jouer!
Aujourd’hui, amis des mots, c’est cours de latin ! Mais, vous savez, d’une certaine façon, le latin n’est jamais que du très très très vieux français. Ce qui est rigolo, c’est que le "bon" français est issu d’un "mauvais" latin. Enfin, d’un latin pas très châtié. Celui qu’on appelle le latin "vulgaire".
Entendons-nous bien : à l’origine, vulgaire n’a rien de péjoratif. Il vient du latin vulgus, "la foule". Le sens originel de vulgaire, c’est "populaire", c’est celui que l’on retrouve dans vulgariser, que le Robert définit comme "répandre des connaissances en les mettant à portée du grand public".
Donc, me demanderez-vous, le français n’est pas issu du latin classique ? Eh bien, comment pensez-vous que, en Gaule, le latin ait supplanté le gaulois ? Pas par une invasion de profs de langue. Après la conquête de César, en milieu du Ier siècle avant J.-C., le latin a peu à peu été adopté par les populations locales parce qu’il est devenu la langue des échanges administratifs et commerciaux. On est bien avant l’invention de l’école, du cartable, du livre scolaire et de la méthode Assimil, donc comment apprend-on le latin ? En se frottant aux envahisseurs qui le parlent, qui sont avant tout des légionnaires, des commerçants, bref pas des lettrés.
Donc, nos Gaulois sont confrontés à un latin populaire, une langue parlée, qui n’est pas le latin classique et qui peut en être très différent ! Prenons l’exemple du mot cheval. En latin classique, le "cheval", c’est equus, en latin vulgaire, c’est caballus : rien à voir ! Et c’est caballus qui sera adopté chez nous, donnant caval au Moyen Age puis cheval aujourd’hui. Or, par rapport à equus, caballus était à la fois un terme populaire et péjoratif.
Un "canasson", si vous voulez ! Dans son livre, Etcetera, etcetera, chez First éditions, Julien Soulié donne un autre exemple du même phénomène : celui de la tête. C’est le mot testa qui a donné notre tête, un terme du latin vulgaire qu’on pourrait traduire par "la caboche", "le carafon" ou "la tronche", alors que la tête en latin classique se dit caput (qui, lui, donnera la capitale ou le capitalisme). On peut aussi citer le mot champ, qui vient du latin vulgaire campus, alors que le mot classique était ager.
Il n’y aurait donc aucune trace de latin classique en français ?
Eh si, le français a également emprunté au latin des lettrés romains, mais plus tard. Et d’ailleurs, c’est ce qui explique certaines étrangetés du français actuel.
"À partir du XIVe siècle, quand nos clercs, pétris de culture antique, eurent besoin d’inventer de nouveaux mots, vers qui se retournèrent-ils ? Vers le latin, mais le latin écrit, donc classique », raconte Julien Soulié.
C’est sans doute pourquoi nous ne pratiquons pas le "chevalisme" mais l’équitation, par exemple, les clercs ayant créé ce mot en se basant non sur le latin vulgaire caballus mais sur equus, du latin classique. C’est aussi pourquoi ceux qui font profession de cultiver les champs sont aujourd’hui des agriculteurs, mot bâti sur le latin classique ager, alors que si on avait décidé de construire le nom de leur métier sur le mot champ, on les appellerait peut-être des "champions" !
Jadis indispensable à notre organisation quotidienne, ce carnet dont les couvertures cuir colorées et le papier fin velouté font encore rêver les amoureux de papeterie est relégué au placard, victime des plannings numériques.
Je le lorgnais depuis le trottoir, le nez quasiment collé à la vitre du numéro 32 de la rue des Francs-Bourgeois, dans le Marais: il semblait m'attendre, lisse, gonflé, écarlate, adulte. Cher. Un magnifique agenda Filofax, les pages du semainier ligné grandes ouvertes dans sa couverture cuir qui me faisait de l'œil.
La devanture de la boutique Filofax –disparue en 2013– et ses agendas multicolores étaient devenus une étape incontournable de mes promenades parisiennes. Pigiste précaire, hors de question pour moi à l'époque d'en franchir le seuil. Des années plus tard, je craque pour un joli Filofax rouge (en simili cuir) qui m'accompagne encore aujourd'hui, quand la plupart de mes congénères (journalistes ou non) ont opté pour un Google Agenda bien plus pratique et moins contraignant.
Certes, il est lourd, épais, griffonné, déchiré, très souvent illisible. Mais sans lui, je suis perdue. Même en temps de confinement où il ne se passe pas grand-chose à noter.
«Inscrire une information sur son agenda personnel, c'est faire entrer cette information (événement, renseignement pratique, adresse) dans son territoire le plus personnel, son espace d'intimité. [...] Il est alors loisible de comprendre que les personnes égarant par inadvertance leur agenda se trouvent tout d'un coup détemporalisées, désocialisées, privées d'engagement et par le fait même dépersonnalisées», écrivait en 2004 le psycho-sociologue Jean-Pierre Boutinet.
Comment, alors, avons-nous pu abandonner ce précieux objet pour un outil virtuel qui, il est vrai, est physiquement imperdable mais semble aussi complètement impersonnel? Et l'organisation de notre temps, et donc de nos vies, est-elle vraiment plus simple grâce au tout-numérique?
Nourriture de nostalgie
Comme moi, Mathilde ne peut vivre sans agenda. Artisane textile, elle collectionne les semainiers depuis le collège. À la fac, après quinze ans de Filofax, adoré pour son design mais aussi ses gadgets (notes, intercalaires), elle lui fait une infidélité pour le Moleskine 12x21cm «plus pratique à mettre dans des petits sacs». Au fil des ans, Mathilde conserve ses pages griffonnées de listes de films à voir, de disques, d'envies de voyages, et de choses diverses. «L'agenda, c'est pour moi un espace où je consigne à la fois le quotidien et mes rêves.» Les jours de la semaine s'affichent à gauche, les notes à droite.
Rigoureuse et méthodique, Mathilde a toujours refusé le passage au numérique: «Ce n'est pas si simple à utiliser. Et pour moi c'est même une sorte de barrière. J'ai besoin d'une vue d'ensemble, de pouvoir feuilleter. Et puis j'aime la trace de l'écriture, la possibilité de raturer, de séparer les choses», souligne celle qui relit régulièrement ses anciens agendas, devenus «nourriture de nostalgie».
«L'adoption de l'agenda électronique a complètement effacé toute trace d'intimité, la sienne mais aussi celle de toutes les personnes extérieures à l'univers professionnel», analyse François-Xavier de Vaujany, professeur de sciences de gestion à PSL, Université Paris-Dauphine et spécialiste des nouvelles formes du travail. Certains découvraient un dessin de leurs enfants dans leur agenda, pour d'autres c'était une liste de courses. Pour Mathilde, c'est le lieu où elle note systématiquement la date d'anniversaire de ses proches ou d'autres événements à fêter. «C'est une forme d'attention envers les autres. Pour autant, mon agenda n'est pas mon journal intime, je n'y écris aucun état d'âme.»
L'agenda papier permet aussi de se «décharger mentalement», remarque Diane Ballonad Rolland, formatrice, directrice du cabinet Temps & Équilibre. «Les gribouillages, les traces donnent une sensation de contrôle et permettent aussi de garder une forme de chronologie dans sa vie.»
Une impression que partage Emmanuelle Léon, spécialiste de l'organisation du travail. Adepte de l'agenda papier jusqu'en 2019, cette enseignante-chercheuse de l'école ESCP s'est récemment mise «par nécessité» à l'agenda électronique, avec notamment les options de partage d'agenda pour les cours et les réunions.
Jonglant toute l'année 2020 avec les deux formes d'agendas, elle admet avoir raté quelques rendez-vous. Pour la chercheuse, le «contrôle du temps est un luxe et sa gestion, un enjeu de société majeur. [...] On a gagné en flexibilité avec le télétravail mais la synchronisation et le partage d'un agenda autrefois personnel ont paradoxalement donné lieu à une inflation de prises de rendez-vous et une surcharge de travail qu'on évalue moins bien. Potentiellement, cela peut aggraver le stress au travail.»
L'accumulation des informations brouille parfois l'organisation de ces dernières. Or, rappelle Diane Ballonad Rolland, «la gestion des priorités est au cœur de la gestion du temps». Et d'observer que le fait de partager son emploi du temps affecte d'autant plus la charge mentale des femmes, amenées à organiser le temps de tout le monde («rendez-vous médicaux des enfants», «réunion Zoom avec la famille», «Doodle pour la résa de la loc'»).
Perte d'intimité
Le rappel par notifications –un petit outil lancé en 2009 notamment par l'entreprise Research in Motion, créatrice du Blackberry– s'immisce de plus en plus dans la sphère privée.
«Les objets hybrides comme les agendas partagés créent de l'intrusion: on a le sentiment que l'entreprise à un œil partout», explique François-Xavier de Vaujany pour qui l'avènement du télétravail et sa forme exacerbée avec la crise sanitaire ont complètement brouillé les temporalités, et donc la nature des objets qui les accompagnent.
La chercheuse Emmanuelle Léon fait le lien entre les synchronisations multiples d'agenda, les mails, les rappels, et une organisation du travail très, trop encadrée. «Il me renvoie un peu à cette sirène du monde ouvrier qui sonnait les étapes de la chaîne. Les notifications c'est pratique, mais très intrusif.»
Pour retrouver un peu de sérénité, certains inventent des plages horaires dans leurs agendas partagés pour respirer, observe François-Xavier de Vaujany. Ou juste pour mieux travailler, sans constantes interruptions, renchérit Emmanuelle Léon qui constate, inquiète, un transfert des méthodes de management par le contrôle permanent dans l'organisation à distance
Dans ce tourbillon d'outils numériques dits de workflow (des to-do lists à Trello, Evernote et autres Slack ou WhatsApp) le recours au papier permet de respirer.
«Les gens ont besoin de se raccrocher à des choses tangibles, qu'ils maîtrisent pour protéger leur intimité», souligne François-Xavier de Vaujany qui, s'il n'observe pas de retour massif au papier, perçoit certains avantages intemporels. «Les agenda papiers, les carnets remplissent cette fonction. C'est une forme physique qui permet de passer du symbole au concret.» Selon une étude de ScienceDirect portant sur une population étudiante, le simple fait de noter physiquement une information permet non seulement de l'évacuer mais aussi de mieux la retenir sur le plan cognitif et d'optimiser sa capacité ensuite à effectuer des recherches (en ligne par exemple).
Cette possibilité de s'organiser par tâches et informations a été au cœur de la conception de l'Agenda Planning élaboré en 1952 à Marseille par le Dr Beltrami, créateur du fameux Quo Vadis.
Marque leader dans les années 1960, le Quo Vadis et son format Ministre 16x24, objet fétiche du cadre sup', atterrit rapidement sur tous les bureaux. Aujourd'hui, l'usine de Carquefoux, près de Nantes, fabrique encore quelque 8,2 millions d'agendas de la marque, rachetée en 2002 par le groupe Clairefontaine-Exacompta. «Les gens veulent désormais un agenda unique, personnalisé qui leur ressemble», souligne Jérôme Nusse, PDG de Quo Vadis, qui a notamment développé l'offre vers des collaborations avec d'autres marques de papeterie contemporaine ou des agendas numérisables.
Malgré ces efforts, les plus jeunes, ceux «qui naissent avec le numérique» restent hors cible. «Les agendas Quo Vadis séduisent ceux qui ont encore un rapport fort avec l'écrit. C'est un acte engagé en quelque sorte», relève celui qui conserve tous ses agendas, pour ne pas avoir l'impression de «jeter» sa vie. Réfléchissant à de nouveaux marchés, Quo Vadis songe à adapter son semainier noir vers des corps de métiers spécialisés comme le personnel soignant –un clin d'œil qui aurait fait plaisir au docteur Beltrami, décédé à l'âge de 102 ans début septembre 2020. Et attirer les fourbus du vertige numérique?
Nous sommes les élus. Dans chaque famille, il en est un qui semble appelé à retrouver les ancêtres, à redonner de la matière à ces fantômes et à les faire revivre, à raconter l'histoire de la famille et à sentir que d'une certaine manière, ils le savent et approuvent.
Pour moi, faire de la généalogie n'est pas une froide collecte de faits, plutôt une renaissance de tous ceux qui nous ont précédés.
Nous sommes les narrateurs de la tribu. Toutes les tribus en ont un.
Nous avons été appelés par nos gènes. Ceux qui nous ont précédés nous en conjurent : racontez notre histoire. C'est ce que nous faisons. En les retrouvant, nous nous retrouvons nous-mêmes, en quelque sorte.
Cela va au-delà du simple exposé de faits. Il s'agit de savoir qui je suis et pourquoi je fais les choses que je fais. Je suis fière de ce que nos ancêtres ont pu accomplir, de leur contribution à ce que nous sommes aujourd'hui. Écrire leur histoire, c'est respecter leurs épreuves et leurs peines, leur résistance et leur constance, leur détermination à continuer et à construire une vie pour leur famille.
J'écris aussi leur histoire parce que j'ai compris qu'ils l'avaient fait pour nous. Pour que nous puissions naître tels que nous sommes. Et que nous puissions nous souvenir d'eux.
Et c'est ce que nous faisons. Avec respect et bienveillance, en décrivant chaque pas de leur existence, parce que nous sommes eux et qu'ils sont nous. Ainsi, comme un scribe que l'on convoque, je raconte l'histoire de ma famille. C'est maintenant à l'élu de la génération suivante de répondre à l'appel et de prendre sa place dans la longue lignée des conteurs de famille.
Voilà pourquoi je fais de la généalogie, et voilà ce qui incite les jeunes, et les moins jeunes, à s'engager et à redonner vie à ceux qui nous ont précédés.
Librement traduit et inspiré d'un poème en prose anglaise aux origines obscures, souvent cité sur les sites de généalogie anglophones, mais généralement attribué à Della M. Cummings Wright
Plaidoyer en faveur d’un logiciel de relations épistolaires électroniques, échanges sacrifiés au culte de l’instantanéité.
J’aime l’email. Je ne me lasse pas de m’émerveiller sur la beauté de ce système qui nous permet d’échanger par écrit, de manière décentralisée. D’entretenir des relations épistolaires dématérialisées à l’abri des regards (si l’on choisit bien son fournisseur). Je l’ai déjà dit et le redis.
Pourtant, l’indispensable email est régulièrement regardé de haut. Personne n’aime l’email. Il est technique, laborieux. Il est encombré de messages. Alors toute nouvelle plateforme nous attire, nous donne l’impression de pouvoir communiquer plus simplement qu’avec l’email.
Beaucoup trop d’utilisateurs sont noyés dans leurs emails. Ils postposent une réponse avant que celle-ci ne soit noyée dans un flux incessant de sollicitation. Entrainant, effet pervers, une insistance de l’expéditeur.
Désabusé, la tentation est grande de se tourner vers cette nouvelle plateforme aguichante. Tout semble plus simple. Il y’a moins de messages, ils sont plus clairs. La raison est toute simple : la plateforme est nouvelle, les échanges entre les utilisateurs sont peu nombreux. Dès le moment où cette plateforme sera devenue particulièrement populaire, votre boîte à messages se retrouvera noyée tout comme votre boîte à email. Tout au plus certaines plateformes s’évertuent à transformer vos boîtes en flux, de manière à vous retirer de la culpabilité, mais entrainant une perte d’informations encore plus importante.
C’est pour cela que l’email est magnifique. Après des décennies, il est toujours aussi utile, aussi indispensable. Nous pouvons imaginer un futur sans Google, un futur sans Facebook. Mais un futur sans email ?
L’email pourrait être merveilleux. Mais aucun client mail ne donne envie d’écrire des mails.
Je rêve d’un client mail qui serait un véritable logiciel d’écriture. Pas d’options et de fioriture. Pas de code HTML. Écrire un email comme on écrit une lettre. En mettant l’adresse du destinataire en dernier, comme on le fait pour une enveloppe.
Un logiciel d’écriture d’email qui nous aiderait à retrouver un contact avec sa correspondance plutôt qu’à permettre l’accomplissement d’une tâche mécanique. Un logiciel qui nous encouragerait à nous désabonner de tout ce qui n’est pas sollicité, qui marquerait des mails les correspondances en attente d’une réponse. Qui nous encouragerait à archiver un mail où à le marquer comme nécessitant une action plutôt qu’à le laisser moisir dans notre boîte aux lettres.
Bref, je rêve d’un client mail qui me redonne le plaisir d’interagir avec des personnes, pas avec des fils de discussions ou des onomatopées.
D’un autre côté, j’abhorre ces tentatives de classement automatique qui fleurissent, par exemple sur Gmail. Outre qu’elles augmentent le pouvoir de ces algorithmes, elles ne font que cacher le problème sans tenter d’y remédier. Si les mails doivent être triés comme « promotions » ou « notifications », c’est la plupart du temps que je n’avais pas besoin de les voir en premier lieu. Que ces emails n’auraient jamais dû être envoyés.
Enfin, un véritable logiciel de correspondance devrait abandonner cette notion de notification et de temps réel. Une fois par jour, comme le passage du facteur, les courriels seraient relevés, m’indiquant clairement mes interactions pour la journée.
De même, mes mails rédigés ne seraient pas envoyés avant une heure fixe du soir, me permettant de les modifier, de les corriger. Mieux, je devrais être forcé de passer en revue ce que ‘envoie, comme si je me rendais au bureau de poste.
En poussant le bouchon un peu plus loin, les mails envoyés pourraient prendre une durée aléatoire pour être remis. Un lecteur de mon blog a même imaginé que cette durée soit proportionnelle à la distance, comme si le courriel était remis à pied, à cheval ou en bateau.
Car l’immédiateté nous condamne à la solitude. Si un mail est envoyé, une réponse reçue instantanément, l’ubiquité du smartphone nous oblige presque à répondre immédiatement. Cela même au milieu d’un magasin ou d’une activité, sous peine d’oublier et de penser paraitre grossier.
La réponse à la réponse sera elle aussi immédiate et la conversation s’achèvera, les protagonistes comprenant que ce ping-pong en temps réel ne peut pas durer plus de quelques mots.
Paradoxalement, en créant l’email, nous avons détruit une fonctionnalité majeure des relations épistolaires : la possibilité pour chacune des parties de répondre quand l’envie lui prend et quand elle est disponible.
Jusqu’au 20e siècle, personne ne s’étonnait de ne pas recevoir de réponse à sa lettre pendant plusieurs jours voire pendant des semaines. Écrire une lettre de relance était donc un investissement en soi : il fallait se souvenir, garder l’envie et prendre le temps de le faire.
Cette temporisation a permis une explosion de la créativité et de la connaissance. De grands pans de l’histoire nous sont accessibles grâce aux relations épistolaires de l’époque. De nombreuses idées ont germé lors d’échanges de lettres. Pouvez-vous imaginer le 21e siècle vu par les yeux des historiens du futur à travers nos emails ?
Une lettre était lue, relue. Elle plantait une graine chez le destinataire qui méditait avant de prendre sa plume, parfois après plusieurs brouillons, pour rédiger une réponse.
Une réponse qui n’était pas paragraphe par paragraphe, mais bien une lettre à part entière. Une réponse rédigée en partant du principe que le lecteur ne se souvenait plus nécessairement des détails de la lettre initiale. Aujourd’hui, l’email nous sert à essentiellement à « organiser un call » pour discuter d’un sujet sur lequel personne n’a pris le temps de réfléchir.
Des parties d’échecs historiques se sont déroulées sur plusieurs années par lettres interposées. Pourrait-on imaginer la même chose avec l’email ? Difficilement. Les échecs se jouent désormais majoritairement en ligne en temps réel.
Pourtant, le protocole le permet. Il s’agit simplement d’un choix des concepteurs de logiciel d’avoir voulu mettre l’accent sur la rapidité, l’immédiateté, l’efficacité et la quantité.
Il ne faudrait pas grand-chose pour remettre au centre des échanges écrits la qualité dont nous avons cruellement besoin.
Nous utilisons le mail pour nous déresponsabiliser. Il y’a une action à faire, mais en répondant à l’email, je passe la patate chaude à quelqu’un d’autre. Répondre le plus rapidement, si possible avec une question, pour déférer le moment où quelqu’un devra prendre une décision. Tout cela au milieu d’un invraisemblable bruit publicitaire robotisé. Nous n’échangeons plus avec des humains, nous sommes noyés par le bruit des robots tout en tentant d’échanger avec des agents administratifs anonymes. Nous n’avons plus le temps de lire ni d’écrire, mais nous croyons avoir la pertinence de prendre des décisions rapides. Nous confondons, avec des conséquences dramatiques, efficience et rapidité.
Pour l’interaction humaine, nous nous sommes alors rabattus sur les chats. Leur format nous faisait penser à une conversation, leur conception nous empêche de gérer autrement qu’en répondant immédiatement.
Ce faisant, nous avons implicitement réduit l’interaction humaine à un échange court, bref, immédiat. Une brièveté et une rapidité émotive qui nous pousse à agrémenter chaque information d’un succédané d’émotion : l’émoji.
Nous en oublions la possibilité d’avoir des échanges lents, profonds, réfléchis.
Parfois, je rêve d’abandonner les clients mails et les messageries pour un véritable client de correspondances. De sortir de l’immédiateté du chat et de la froideur administrative du mail pour retrouver le plaisir des relations épistolaires.
Malgré la rapidité des doigts sur le clavier, plusieurs raisons poussent à privilégier un stylo et un bon vieux carnet.
La sensation tactile offerte par l'écriture manuscrite est extrêmement bénéfique lors de prises de notes.
Rédiger à la main est une manière efficace d'aider le cerveau à extraire et à retrouver des informations. C'est d'ailleurs dès leur plus jeune âge, à l'école primaire, que les élèves apprennent à former de belles lettres en écriture cursive. Avec le temps, un enfant devient capable de rédiger rapidement et lisiblement. Son aisance en matière d'écriture manuscrite s'en ressent. Une fois cette fluidité acquise, il peut mobiliser les exigences cognitives que demande la prise de notes.
Grâce à l'écriture manuscrite, toute personne qui se trouve en situation d'apprentissage étudie de manière active et de façon productive. Pourtant, les années passant, de plus en plus d'étudiant·es troquent leurs stylos et leurs calepins pour des claviers d'ordinateurs. Dénigrer l'usage des écrans n'est pas le sujet. Dans une ère comme la nôtre où la communication numérique ne cesse de croître, savoir se servir d'un clavier sans même y réfléchir est une compétence primordiale.
Cependant, saisir ses textes en les tapant reste un acte extrêmement monotone, qui fait appel à un geste répétitif et identique. L'écriture manuscrite, parce que ses sensations tactiles sont nombreuses et variées, crée un neurocircuit entre la main et le cerveau.
Rédiger à la main pour lutter contre la prise de notes «non générative»
Malgré la rapidité des doigts sur le clavier, il existe plusieurs raisons qui poussent à privilégier un stylo et un bon vieux carnet. Selon certaines études, l'utilisation d'un clavier revient souvent à transcrire ses notes de façon textuelle et manque cruellement de traitement des informations. C'est ce que des chercheurs et des chercheuses appellent une prise de notes «non générative». Écrire à la main oblige au contraire à faire preuve d'un engagement cognitif qui permet à la personne munie d'un stylo de résumer, manipuler et transformer l'information. En somme, prendre des notes manuscrites aide à s'approprier un discours.
Pour réussir à bien comprendre et se rappeler un nouveau concept, le cumul d'un usage de références personnelles et créatives à une écriture manuscrite est une stratégie efficace et durable. Pour un grand nombre d'étudiant·es, cette technique de travail reste indispensable afin de mieux apprendre à long terme. Si les écrans et les claviers sont d'excellents alliés dans certaines situations, il ne faut pas jeter ni ses cahiers ni ses stylos.
Prenez-vous un vieux cahier et un stylo, ou vous avez un faible pour les Moleskine et les Montblanc ?
Que vous soyez sélectif ou non, sachez que les outils pour les mains sont des outils pour le cerveau. Les notes manuscrites sont excellentes pour le cryptage de la cognition incarnée et, en retour, elles améliorent la capacité du cerveau à récupérer de l’information. De plus, en écrivant à la main, on crée une très bonne mémoire externe : le carnet.
La prise de notes manuscrites est un processus utile qui fait partie de la panoplie d’outils cognitifs de chaque élève. L’apprentissage d’une prise de notes manuscrites efficace et son intégration en tant qu’outil d’apprentissage et d’étude peut commencer dès la troisième ou quatrième année, mais il n’est jamais trop tard pour s’y mettre.
La communication numérique s’intègre désormais dans notre quotidien. Développer la capacité d’écrire au clavier de manière automatique est une compétence importante, et les outils et applications de la communication numérique continueront d’évoluer et d’être utiles. Mais la saisie au clavier ne fournit pas au cerveau la rétroaction tactile que permet le contact entre le crayon ou le stylo et le papier — qui crée les circuits neuronaux du système main-cerveau.
Si l’ordinateur portable peut sembler plus rapide et plus efficace, il existe de bonnes raisons de garder à portée de main un cahier et un bon stylo.
Les chercheurs ont découvert que lorsque l’on prend des notes au clavier, on le fait textuellement sans traiter l’information. On parle alors d’une prise de notes « non générative ». En revanche, en écrivant à la main, on doit faire preuve d’un engagement cognitif pour arriver à résumer, paraphraser, organiser, mettre en correspondance des concepts et du vocabulaire. La manipulation et la transformation de l’information approfondissent la compréhension.
La prise de notes écrites devient une prise de notes mentale. On travaille activement à donner du sens pour pouvoir ensuite passer à la réflexion, à l’étude ou au partage afin de comparer sa compréhension avec des partenaires de laboratoire ou des camarades de classe. Il s’agit d’une bonne stratégie d’étude, car le traitement de l’information ainsi amassée peut être consolidé par la discussion.
Il existe des modèles et des formats qui enseignent des façons efficaces de prendre des notes manuscrites. La méthode Cornell, élaborée par le professeur Walter Pauk, est très populaire. On peut explorer d’autres moyens selon ses besoins, tels que les tableaux de comparaison/contraste ou les sites web.
Comment prendre des notes avec la méthode Cornell.
La qualité de la prise de notes dépend de l’habileté de la main, c’est-à-dire de la capacité à combiner lisibilité et rapidité. Pour cela, il faut une écriture propre, épurée et liée, soit une écriture cursive, que les jeunes commencent à apprendre en deuxième année. L’habileté de la main se développe dans les premières années d’école grâce à l’enseignement et à la pratique et nécessite de fréquentes activités d’écriture, ce qui permet d’allouer de l’espace de mémoire de travail aux besoins cognitifs de la prise de notes.
Le passage de la troisième à la quatrième année constitue un grand pas pour les élèves. Le contenu des programmes de sciences, d’études sociales, de la langue maternelle et des mathématiques exige des enfants qu’ils améliorent rapidement leurs compétences en lecture et en écriture.
Plus on avance dans son parcours scolaire, plus on doit développer sa capacité à lire et à écrire, à comprendre et à donner un sens à de grandes quantités d’informations dans des formats multimodaux.
Léonard de Vinci a écrit : « … plus une description est minutieuse, plus on risque d’embrouiller l’esprit du lecteur et de l’éloigner de la connaissance de la chose décrite. C’est pourquoi il est nécessaire de faire un dessin… en plus d’une description… »
Les carnets de l’artiste révèlent un esprit créatif, curieux, inventif et un homme de science et d’art sans pareil, en avance de plusieurs siècles sur son temps. Fergus Craik et Robert Lockhart, pionniers de la recherche en neurosciences cognitives, ont observé trois niveaux de traitement de l’information. Leur théorie dévoile comment, d’un point de vue neuroscientifique, les découvertes de Vinci ont été possibles il y a plusieurs siècles. Lorsque les gens illustrent l’information visuellement, ils peuvent approfondir leur compréhension de concepts tels que les cycles et les relations. C’est pourquoi certains chercheurs en neurosciences cognitives préconisent d’enseigner dès le plus jeune âge en présentant la connaissance de différentes façons.
Florence Nightingale est connue pour sa contribution à la réforme de la médecine grâce à ses observations, son enregistrement de données, sa prise de notes et ses écrits, le tout fait de manière détaillée et méticuleuse. On lui doit la création du diagramme circulaire qui représente ces informations.
Je demande à mes étudiants, qui se préparent à devenir enseignants, de dessiner la disposition de la classe où ils travaillent dans le cadre de leur stage. Ils prennent également des notes d’observation manuscrites qu’ils consignent selon la méthode Cornell. Ce travail vise à interpréter ce qui se passe en classe. Ce processus de documentation constitue une bonne base pour la réflexion et l’élaboration d’une théorie sur l’art de l’enseignement.
Si l’écriture fait partie de votre travail, que ce soit en journalisme, en enseignement, en architecture, en ingénierie, en mode ou dans tout autre domaine, vous connaissez déjà les avantages et l’importance de la prise de notes et de l’élaboration de croquis.
Pour comprendre et se souvenir, établir des liens personnels et susciter une réflexion créative, les notes manuscrites sont utiles et ont l’avantage de se conserver.
Il est intéressant d’observer que l’art de tenir un journal ou un agenda en version papier a fait naître de nombreuses communautés en ligne. Beaucoup prennent plaisir à préparer des calendriers, des agendas, des cartons, des notes et des listes de toutes sortes, ou à écrire à la main l’histoire familiale pour leurs descendants — pour ensuite partager le tout en ligne.
Pour les étudiants sérieux, la prise de notes est un outil cognitif et une technique d’étude indispensables. La création de circuits neuronaux pour la mémoire et le sens à travers la connexion main-cerveau est la clé pour décoder les notes manuscrites. Réfléchissez-y à deux fois avant de vous fier uniquement à votre ordinateur portable cet automne !
DÉCLARATION de l’ACADÉMIE FRANÇAISE
sur l'ÉCRITURE dite « INCLUSIVE »
adoptée à l’unanimité de ses membres
dans la séance du jeudi 26 octobre 2017
Prenant acte de la diffusion d’une « écriture inclusive » qui prétend s’imposer comme norme, l’Académie française élève à l’unanimité une solennelle mise en garde. La multiplication des marques orthographiques et syntaxiques qu’elle induit aboutit à une langue désunie, disparate dans son expression, créant une confusion qui confine à l’illisibilité. On voit mal quel est l’objectif poursuivi et comment il pourrait surmonter les obstacles pratiques d’écriture, de lecture – visuelle ou à voix haute – et de prononciation. Cela alourdirait la tâche des pédagogues. Cela compliquerait plus encore celle des lecteurs.
Plus que toute autre institution, l’Académie française est sensible aux évolutions et aux innovations de la langue, puisqu’elle a pour mission de les codifier. En cette occasion, c’est moins en gardienne de la norme qu’en garante de l’avenir qu’elle lance un cri d’alarme : devant cette aberration « inclusive », la langue française se trouve désormais en péril mortel, ce dont notre nation est dès aujourd’hui comptable devant les générations futures.
Il est déjà difficile d’acquérir une langue, qu’en sera-t-il si l’usage y ajoute des formes secondes et altérées ? Comment les générations à venir pourront-elles grandir en intimité avec notre patrimoine écrit ? Quant aux promesses de la francophonie, elles seront anéanties si la langue française s’empêche elle-même par ce redoublement de complexité, au bénéfice d’autres langues qui en tireront profit pour prévaloir sur la planète.
La virgule est une imposteuse de la pire espèce, une intrigante et une capricieuse, une comploteuse et une usurpatrice qui se plaît à embrouiller l'esprit des auteurs.
J’ai beau être l’écrivain le plus doué de ma génération, le blogueur le plus accompli de la place de Paris, une éminence intellectuelle à l’aura incomparable dont les œuvres complètes sont disséquées dans les plus prestigieuses universités de la planète, une sorte de phare au génie intemporel courtisé par les grands de ce monde, quand arrive l’heure de ponctuer mes écrits, au moment où il me faut décider où je dois apposer une virgule parmi le savant embrouillamini de mes phrases, je suis aussi embarrassé qu’un «gilet jaune» interrogé sur la nature exacte de ses revendications.
Je n’ai aucun respect pour la virgule et elle me le rend bien. Parfois je peux aligner une phrase longue comme un discours de Fidel Castro sans jamais avoir recours à ses services, ivre de ma propre prose au point de la laisser prospérer, libre de toute ponctuation. Et d’autres fois, subissant leur charme insidieux, je les distribue à tout-va avec une générosité telle que quiconque me lirait penserait être confronté à un auteur frappé de dyslexie, atteint d’un hoquet incurable.
Je ne ponctue pas, je bégaye des virgules que je dispose au gré de mon humeur, sans aucun respect pour leurs règles d’usage, règles probablement apprises un jour mais aussitôt oubliées, reléguées dans le caniveau de mon esprit, règles si complexes à appliquer que lorsque pris de remords, j’essaye de comprendre leur fonctionnement par l’étude d’un quelconque livre de grammaire, j’abandonne au bout de deux paragraphes, sourd à ces explications dont je ne comprends ni le sens, ni la portée.
Pour moi, une virgule se met quand elle se met, là où mon intuition me dit de la fixer, au milieu d’un attroupement d’adjectifs, au détour d’un adverbe, dans l’anarchie de verbes qui se répondent et s’entrecroisent. Est-ce donc de ma faute si mon intuition, neuf fois sur dix, me trompe et m’abuse, m’obligeant à clore le premier mouvement d’une phrase là où je devrais la laisser respirer et vagabonder toute à son aise tandis qu’elle me condamne à un laxisme coupable au moment où, tout au contraire, je devrais marquer les adjectifs à la culotte et sanctionner un malheureux verbe d’un coup de faux ferme et résolu?
La virgule est une imposteuse de la pire espèce, une intrigante et une capricieuse, une comploteuse et une usurpatrice, une bébé star venue au monde juste pour compliquer à outrance la vie d’un honnête auteur comme moi, obligé de passer des heures à lire à haute voix sa propre prose afin de déterminer l’endroit exact où apposer sa seigneurie, elle qui quand elle se retrouve là où elle ne devrait pas être, se met à brailler si fort que n’importe quel lecteur la remarque et appelle aussitôt le standard de l’Académie française pour me dénoncer.
La virgule est une grand-mère grincheuse qui met son grain de sel là où on ne lui a rien demandé. Quand on l’oublie, elle crie au sacrilège, à l’abandon, au déclassement, et lorsqu’on la sollicite de trop, elle se vexe, se renfrogne et se plaint d’être mal logée. «Sortez-moi de là, bourreau de virgule», s’exclame-t-elle si d’aventure on en abuse de trop, quand pour une raison quelconque, un oubli ou un étourdissement passager, l’envie nous prend de corseter de près un paragraphe particulier. Mais si jamais à ce même paragraphe on donne congé en la laissant vivre sa vie à sa guise, voilà qu’au bout de deux minutes à peine, elle vient frapper au carreau de la grammaire ainsi malmenée et vitupère: «Et moi alors, je compte pour du beurre peut-être?».
Savez-vous que toutes les fois où je donne à ma bien-aimée –professeure de français dans la vie civile, tortionnaire sans scrupules dans le privé– une de mes chroniques à corriger, par sa faute –la faute de la virgule s’entend– je tremble de peur et manque de m’évanouir. Je vois son regard qui se fronce à la première virgule mal employée, et quand elle en rencontre une deuxième puis une troisième… bien vite une dixième, ses soupirs se font si lourds que je me renfonce dans l’épaisseur de mon canapé au point de vouloir disparaître tout à fait.
Peine perdue!
Arrive toujours un moment où ses soupirs deviennent des grommellements, ses grommellements des petits cris d’exaspération, avant d’exploser en un tonitruant: «Non mais dis-moi la vérité, tu as décidé de te foutre de ma gueule ce soir, c’est ça?! Ce n’est pas possible d’être à ce point nul en ponctuation. Tu prends des cours du soir pour t’emmêler autant avec les virgules? Tu sais qu’avec une grammaire pareille, tu pourrais facilement prétendre au poste de porte-parole des “gilets jaunes”?». La vache.
Penaud je file sans demander, mon reste et ma, chronique, pourtant, superbe, demeure vierge de toute correction au point où quand je l’envoie au secrétaire de rédaction lequel n’a pas son pareil pour traquer les fautes de ponctuation surtout quand elles n’existent que dans son imaginaire détraqué à l’image de son aversion pour les erreurs de syntaxe sans oublier les lourdeurs de style il n’y comprend goûte et me, convoque, derechef, pour, me passer un, savon, un drôle de, savon.
Oui un drôle, de savon!
Bérengère Viennot — 5 décembre 2019 à 8h06
[TRIBUNE] Cessez de faire la guerre à la langue, elle ne vous a rien fait.
Attachez vos ceintures, sortez les flingues, affûtez les couteaux: je vais vous parler d'écriture inclusive. Si vous êtes déjà sur le qui-vive rien qu'à l'idée, c'est que vous êtes membre (comme moi) du Landerneau intellectuel qui se déchire sur le point médian et autres accords de proximité et féminisation de noms de métiers.
À Slate, les consignes sont claires: après un essai de double flexion (les traducteurs et les traductrices...) et un consensus toujours d'actualité sur l'accord de proximité (...sont de plus en plus mécontentes...), le point médian a fait une entrée fracassante et non négociable (...de la décision du rédacteur en chef, prise après consultation des éditrices et au grand dam d'un certain nombre de pigistes agacé·es).
À mon sens, la féminisation des noms de métiers ne fait pas partie de l'écriture inclusive. En effet, dans «écriture», il y a (roulement de tambour) «écrit», or la féminisation des noms de métiers dans la langue française est un phénomène avant tout oral. C'est d'ailleurs bien pour cela qu'elle gagne du terrain, et à raison.
Cette évolution de la langue est le reflet d'une évolution sociétale; de plus en plus de métiers autrefois (presque) exclusivement masculins se sont ouverts aux femmes, et on assiste à une normalisation de l'égalité des fonctions dans le monde professionnel. C'est une nouveauté dont la langue se fait l'interprète: d'abord un phénomène se produit, puis naît un vocabulaire qui le désigne.
Il existe de plus en plus de femmes cheffes d'orchestre, magistrates ou, euh, entraîneuses... Quoi de plus logique que la langue suive le mouvement? Et on n'a pas eu besoin d'attendre l'autorisation de l'Académie française dont, il faut bien l'admettre, la plupart des gens se tamponnent le coquillard dans leurs communications verbales quotidiennes. Cette transformation, n'en déplaise aux immortels, est d'abord passée par l'oral, comme tout ce qui touche l'évolution de la langue.
Rappelons qu'avant l'invention de l'imprimerie (et même un bon moment après), la langue écrite (et ses éventuelles règles) était réservée à une minorité (principalement religieuse) et qu'elle concernait à peine la grande majorité de ceux qui la parlaient.
Les règles de grammaire et de syntaxe françaises sont un phénomène extrêmement récent, ce qui rend d'autant plus amusants les individus qui s'y accrochent comme des moules à leur bouchot pour justifier d'un éventuel retour à d'anciennes lois sages et forcément meilleures (c'était mieux avant).
L'être humain a environ quatre millions d'années. Les premières grammaires imprimées remontent au XVIe siècle de notre ère, soit un tantinet plus tardivement. Entre les deux, un bon paquet d'Homo sapiens (ou erectus, ou neanderthalensis, ou autres) ont dû joyeusement écorner les participes passés sans que ça les empêche de dormir ou de chasser le mammouth.
L'accord de proximité fait l'objet de moult débats entre linguistes de toutes chapelles quant à son usage en ancien français et français moderne et quant à sa potentielle légitimité dans le français d'aujourd'hui en fonction de son histoire réelle ou supposée –débats qui concernent les linguistes historiens et que je ne suis pas qualifiée pour trancher.
L'accord de proximité est à mi-chemin entre la féminisation des noms de métiers, avant tout orale, et le point médian, exclusivement écrit: il est réalisable dans le discours (mon père et ma mère sont mortes et enterrées; vous me mettrez un maquereau et une limande, bien grosses!), mais force est de constater que son usage n'est pas encore bien courant dans la vie de tous les jours.
Qu'il soit enraciné ou non dans l'histoire, l'accord de proximité présente le grand avantage d'être assez facilement escamotable quand on ne veut pas le pratiquer, puisqu'il suffit d'inverser les termes pour clore le débat sans trop dénaturer le propos.
Mais le point médian. Aaaah, le point médian.
Signe typographique uniquement réservé à l'écrit (mais si, regardez: lisez à voix haute «les rapports dont les infirmierères sont les auteurices ont été déclamés par des acteurices» devant d'autres francophones et filmez leurs réactions), le point médian est censé rétablir l'égalité entre les hommes et les femmes dans un monde lexical intoxiqué par la domination masculine.
Ce raisonnement, qui confond genre grammatical et sexe, implique que comme les êtres humains, les mots ont un sexe et que celui-ci est un reflet de la domination sociale exercée par les hommes sur les femmes dans notre société: il s'agit d'une anthropomorphisation de la syntaxe.
«Les mots tuent, c'est vrai, au même titre que les armes: s'il n'y a pas un être humain pour appuyer sur la détente, ils ne servent à rien et n'ont aucun effet.»
Les mots ont un sens, une force, un pouvoir: celui de détruire ou de déshumaniser, de créer, de rendre heureux ou malheureux, mais jamais hors de tout contexte. Les mots qui détruisent, que ce soit les insultes d'un mari maltraitant, d'un parent indigne ou d'un gardien de prison sadique, les mots qui construisent, que ce soit les mots d'amour d'une mère, d'un amant, d'une sœur ou les encouragements d'un professeur qui marqueront à vie, les mots qui jugent, dans un tribunal ou pendant le dîner familial à Noël, tous ces mots n'ont que la valeur qu'on leur donne.
Les mots tuent, c'est vrai, au même titre que les armes: s'il n'y a pas un être humain pour appuyer sur la détente, ils ne servent à rien et n'ont aucun effet.
Quant à l'écriture, comme l'explique Yuval Noah Harari dans Sapiens, il s'agit d'«une méthode de stockage de l'information à travers des signes matériels», c'est-à-dire que ce n'est que le moyen de représenter une réalité, un instrument au service du réel.
On m'opposera que certains mots sont sexistes («pute»), racistes («nègre»), homophobes («pédale»). Mais quand c'est un groupe féministe qui l'utilise (Ni putes, ni soumises), un Noir qui le revendique (Nègre je suis, nègre je resterai), un homosexuel qui se l'approprie (Pédale!), alors il en va tout autrement. De mots proscrits, ils deviennent des revendications acceptables, des appropriations positives qui visent à corriger un déséquilibre social en défaveur d'une minorité opprimée.
Parce qu'en réalité, ce ne sont pas les mots qui sont sexistes (ou racistes, ou homophobes), ce sont ceux qui les disent et les contextualisent. Les mots sont des outils et rien d'autre: avec des mots comme avec un marteau, on peut enfoncer un clou et construire quelque chose ou bien détruire quelqu'un en lui défonçant le crâne. Qui, dans ce dernier cas, aurait l'idée saugrenue d'accabler le marteau?
À l'image de l'artisan qui bichonne ses outils de travail, je suis une amoureuse fanatique des mots. J'ai mes préférés, parce qu'ils sont pratiques, qu'ils sonnent bien ou qu'ils m'aident à façonner des textes que je trouve beaux ou bien tournés. Il y en a que je n'aime pas du tout, souvent de façon très subjective, parce que je les trouve laids, mal fichus ou pas pratiques du tout, ou bien parce qu'ils déboulent dans une phrase comme un cheveu sur la soupe.
Mais je ne les accuse de rien: chaque fois que je les utilise, c'est moi qui parle, pas eux. Je m'en sers, je les manipule, je les tords parfois dans tous les sens; ce sont mes jouets, ma glaise, ma chose.
Si je décide d'écrire une phrase raciste ou diffamatoire ou révisionniste ou que sais-je encore, c'est moi qui devrai en assumer les conséquences, pas les auteurs du Grand Robert. Si j'écris une phrase très moche ou mal construite, il m'en sera fait le reproche à moi, pas aux outils dont je me serai servie. Je m'attache à ne jamais confondre le message avec le messager…
Les mots ne sont pas sexistes, ils sont vides tant qu'on ne les remplit pas de sens, et le recours au point médian ne va pas modifier la réalité de ceux qui le prônent et l'utilisent.
Le but du point médian est d'englober une certaine réalité dans un mot, mais si cette réalité existe déjà, il n'est pas besoin de tordre le mot et de défigurer un texte pour la rendre. Comme disait je ne sais qui (Guitry? Le pape?), «quand je dis les hommes, j'embrasse toutes les femmes». Blague à part, dans une société (on l'espère) de moins en moins sexiste, les mots et les structures qui existent déjà désignent la réalité telle qu'elle est.
Pour un Français en 1960, le mot «couple», c'était un homme et une femme, point final. En 2019, le mot couple désigne «deux personnes; un homme et une femme ou deux hommes ou deux femmes qui s'aiment» et personne n'a besoin de le préciser, parce que la part d'implicite est évidente pour tout le monde. La signification a évolué avec la société sans qu'on ait eu besoin de changer le vocabulaire.
De même, si autrefois «les dirigeants du monde occidental» ne faisait référence qu'à des hommes, la même proposition désigne aujourd'hui un groupe composé d'hommes et de femmes, et ce n'est pas nier cette réalité que de ne pas l'expliciter grammaticalement.
L'usage et le débat autour du point médian, phénomène élitiste s'il en est, concernent principalement ceux qui entretiennent un rapport quotidien à l'écrit en tant qu'outil professionnel: profs, journalistes, traducteurs, sociologues et autres intellectuels. Les infirmières, les réparateurs de bicyclette, les charcutières, les masseurs ayurvédiques et les plumassières (je vous avais dit que j'affectionnais certains mots plus que d'autres) peuvent s'y intéresser sans pour autant se sentir concernés dans leur vie quotidienne et sans en faire un cheval de bataille.
Vouloir l'imposer sous prétexte de changer la réalité est un geste politique réservé à un cercle assez fermé qui, s'il me fait parfois sourire malgré mon agacement, car il crée des textes tellement illisibles qu'il en décrédibilise souvent ses auteurs, déclenche souvent un léger frisson d'angoisse.
«Mettre la langue sur le banc des accusés et non les personnes qui agissent de façon discriminatoire, c'est se tromper de combat.»
Comme on l'a vu, c'est la réalité qui influence la langue, pas l'inverse. La normalisation du français par des instances supérieures, qu'elles soient formelles (l'Académie française) ou autoproclamées (les partisans du point médian), ça ne fonctionne pas. Ces instances ne peuvent qu'entériner les changements, pas les imposer, et c'est heureux.
Les seules occurrences où les règles sont mises au point de manière théorique pour être ensuite imposées dans l'usage, au forceps et de manière non organique, c'est dans le cadre (excusez-moi du peu) de régimes autoritaires ou qui ont des velléités de le devenir.
La novlangue de 1984 en est la parfaite illustration et elle a l'avantage d'être notoire, mais ce n'est pas qu'une fiction. Transformer les mots pour transformer la réalité est une démarche dangereuse, une entreprise qui à ma connaissance n'a jamais été sans arrière-pensée politique radicale. Réformer la langue pour transformer la réalité, c'est créer une réalité sémantique alternative virtuelle en souhaitant qu'elle se concrétise. Aïe.
Mais si c'est pour la bonne cause?, m'oppose-t-on. Certes, vouloir plus d'égalité entre les sexes est une bonne cause pour tout un tas de gens, mais d'une part, on n'est jamais sûr de rester du côté du manche quand on impose sa volonté sur une base doctrinaire, le retour de bâton peut être particulièrement violent, et d'autre part, il ne faut pas oublier que tout débat autour de la forme a tendance à éclipser le fond.
Lutter contre les discriminations est une bonne cause; mettre la langue sur le banc des accusés comme si c'était elle la coupable et non les personnes qui agissent de façon discriminatoire, c'est se tromper de combat.
Enfin, le dernier argument que j'opposerai à ce point médian qui m'agace tant (et, comble d'ironie, que l'on me reproche si souvent d'utiliser dans mes articles pour Slate alors qu'il est ajouté après coup à mon corps défendant), c'est celui qui m'est le plus cher, et le plus douloureux, celui que j'oppose à ma rédaction (je crie dans le désert mais il me reste du souffle): c'est une mutilation.
Tous les textes que j'écris et que je traduis –articles, livres, mails, SMS et sommations de vider le lave-vaisselle– sont composés avec un amour des mots que je ne trahis jamais.
Mon style n'est évidemment pas du goût de tout le monde, normal, mais je jure que jamais je n'écris au petit bonheur la chance. Tout est calibré, en fonction du moment, du lecteur, de l'âge de la capitaine, de l'équilibre des phrases, de la vitesse du vent, de la rythmique générale, de la musicalité de l'ensemble. Tantôt j'y mets des mots obscurs, tantôt j'y mets des mots abscons.
Et c'est toujours une œuvre d'art à mon humble niveau d'amatrice, toujours un hommage que je rends à ma langue que j'aime avec passion et qui me procure depuis l'enfance un plaisir infini. «Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore», disait Flaubert.
Un point médian, un seul, et c'est toute la phrase qui se casse la figure. Des doublons en veux-tu en voilà, et c'est tout un paragraphe qui morfle. Le tout mélangé, et le texte perd son âme. C'est une forme de censure de l'esprit, d'atteinte à l'intégrité de l'esthétique de la pensée. En gros: c'est moche. Et ça, c'est tellement dur à avaler.