Contra la terapia par Aloma Rodríguez - 19 avril 2024
Je ne saurais pas dire précisément quand et comment ça a commencé. Le député Íñigo Errejón [de la formation de gauche radicale Sumar] s’est exprimé devant le Parlement espagnol sur la “santé mentale”, et ça avait fait rire, preuve que la question était clivante, donc qu’elle avait un certain potentiel électoral. Le sujet était dans l’air du temps, aussi, ça se voyait sur les réseaux sociaux, à nos mugs barrés de messages de pensée positive, à l’état dans lequel nous sommes sortis de la pandémie, tous autant que nous sommes, et plus encore, sans doute, ceux qui à l’époque avaient la vingtaine, ceux qu’on appelle la “génération Z”.
C’est ainsi, subrepticement, que de “déstigmatisation des troubles mentaux”, on est venus à parler de “santé mentale”, un concept un peu vide, puis à concevoir la thérapie comme un attribut de standing, un truc à faire. C’est une lecture un peu littérale du fameux mens sana in corpore sano : sur leur temps libre, les jeunes sont enjoints d’aller à la salle de sport et chez le psy.
Le psychiatre Pablo Malo partageait dernièrement sur X un article paru dans la revue Cureus : “Dans le monde actuel, il est de plus en plus crucial de prendre acte, certes de la nécessité de sensibiliser aux troubles mentaux, mais aussi de la glorification indue de ces mêmes troubles qui est à l’œuvre dans certains milieux. Les réseaux sociaux ont promu auprès de la génération Z l’autodiagnostic et une image romantique des pathologies mentales. Un nombre croissant d’individus commence à reconnaître en ligne des tendances à l’autodiagnostic, et cela contribue à la normalisation des questions de santé mentale, à travers des mèmes, des vidéos TikTok et des tweets très repris. Mais cette tendance a aussi pour effet paradoxal de donner, dans une partie de la société, une image romantique des troubles mentaux.
“Dans ce contexte délicat, les professionnels de santé doivent faire preuve d’empathie et de discernement. Si sortir les problèmes mentaux de la stigmatisation reste un objectif crucial, nous devons prendre garde à ce que la santé mentale ne devienne pas un sujet nimbé de romantisme. Nous plaidons pour un regard équilibré sur le sujet, qui reconnaisse des moments de bien-être sans fermer les yeux sur ce que vivent les personnes aux prises avec des troubles handicapants. Il n’y a aucun mal à aller mal, mais il n’y a aucun mal à aller bien non plus.”
La thérapie est venue se substituer à la conversation : au lieu de raconter ses problèmes à ses amis, on paie quelqu’un pour nous écouter. On paie pour avoir son attention. Il y a là quelque chose de profondément pervers, qui a notamment pour effet (à moins que ce n’en soit la cause ?) d’aborder les rapports humains comme on aborde la vie en entreprise. Il faut avoir de l’efficacité et de la productivité dans ses affects, il faut avoir bossé de son côté, il faut savoir gérer correctement ses émotions.
Parmi les nombreux emprunts au vocabulaire de l’entreprise, celui qui me hérisse le plus est “travail sur soi” – l’expression a le don de me faire immédiatement bondir quand je l’entends dans la bouche de personnes publiques (les acteurs, en particulier, l’adorent). L’amitié, l’affection, les liens se construisent dans la conversation, dans l’échange sur ce qui nous meut, et dans de petits ajustements. On prétend aujourd’hui qu’il y a un chemin à parcourir en solitaire, une préparation à suivre pour être une bonne personne, avant que la vie ne commence. Or c’est tout l’inverse : la vie n’est qu’un long apprentissage.
Laissez-moi prendre un exemple. J’ai eu une histoire d’amitié intense avec une femme un peu plus âgée que moi. Quand nous nous sommes connues, j’étais enceinte de quatre ou cinq mois, et à la naissance de ma fille notre amitié est partie en fumée. Je dis que cette relation était forte, car cette amie était même présente à mon accouchement. Il n’y a rien eu, aucune dispute, aucune brouille. Ce qui s’est passé ensuite, oui, c’est que j’avais une enfant, et elle non. Ma mère m’a dit : elle devrait voir un médecin. Cette ancienne amie suivait une thérapie, je ne crois pas qu’elle y ait parlé de moi, mais elle a dû aborder son rapport à la maternité. Pas à ce moment-là, évidemment. Je la vois bien dire : “J’ai dû faire un gros travail sur moi-même.”
En thérapie, vous racontez ce qui vous arrive : vous faites un récit de votre vie et de vos sentiments. Les thérapeutes font aujourd’hui ce que faisaient hier les prêtres. El cuento de nunca acabar [littéralement “Le Conte sans fin”, non traduit], de l’écrivaine espagnole Carmen Martín Gaite, est un ouvrage sur l’art d’écrire, mais il peut se lire aussi comme un appel à ne céder le monopole du récit sur nos vies à personne, ni à une institution religieuse ni à la psychanalyse (l’écrivaine avait lu Freud avec intérêt et curiosité).
Elle le formule autrement dans El Cuento de nunca acabar, mais j’ai sous la main une citation issue du [recueil posthume de journaux intimes, non traduit en français] Cuadernos de todo :
“Le professeur et le confesseur, comme des années plus tard le psychiatre ou le journaliste, nous persuadent de leur raconter des histoires parce que leur métier les y oblige. Ce sont des interlocuteurs rémunérés, des médiateurs professionnels. Il faut être passé par la désillusion que cause la découverte de la tromperie et de l’insincérité de leur démarche, leur manque d’intérêt profond pour le conte qu’ils nous pressent de leur raconter, pour sentir en soi, tel le marteau du rappel à la loi, l’impérieuse nécessité de le raconter sous une forme libre, affranchie de certains critères scolaires.”
Opportunisme, superficialité, immédiateté de toute chose, quête d’approbation, glorification romantique du traumatisme ou tendance à la victimisation – les causes sont ici comme ailleurs nombreuses et mêlées. Et il y a aussi la bêtise, une hypothèse toujours plausible, qui est aussi généralement le plus court chemin pour aller à la catastrophe.