Il y a dix ans, presque jour pour jour (le 15 septembre 2014), Netflix débarquait en France. Ce jour-là, sans qu'on en eut forcément conscience sur le moment, l'exercice qui consistait à ouvrir un livre pour passer une soirée en sa compagnie devenait une pratique désuète, bientôt obsolète. Je ne dis pas qu'en 2014 la France comptait autant d'habitants que de lecteurs, mais au moins existait-il encore une frange de sa population qui s'adonnait régulièrement au plaisir de lire des livres autres que des romances à visées commerciales.
Dix ans plus tard, cette population a largement disparu. Rares sont désormais les individus qui occupent leurs heures de loisir à dévorer un roman, préférant s'adonner au plaisir de consommer, à toute heure de la journée, un flux de séries présent en abondance sur de multiples plateformes de streaming. D'une certaine manière, Netflix et consorts ont donné le coup de grâce à une pratique qui était de toute manière condamnée à disparaître.
Il n'est nul besoin d'être visionnaire pour constater que nous sommes passés, en l'espace de deux décennies, d'une civilisation du verbe à celle de l'image et du bruit, du tapage incessant. L'apparition des réseaux sociaux a capté l'essentiel de nos capacités réflexives, transformant nos cerveaux en une vaste terre brûlée où la finesse de la pensée a été remplacée par la brutalité de slogans qui ne cherchent plus à asseoir un raisonnement, mais à manifester une opinion réduite à sa plus simple expression.
Les écrans sont devenus nos nouveaux évangiles, nos téléphones portables, nos auxiliaires de vies. Nous vivons saturés d'images, de faits divers, d'anecdotes qui vont et viennent à la vitesse de la lumière au point où notre capacité à fixer notre attention ne dépasse plus que quelques minutes, voire même une poignée de secondes, le temps de s'intéresser à une quelconque problématique, avant de s'interrompre pour répondre à un message WhatsApp ou visionner en urgence absolue une vidéo sur l'accouplement de deux pandas dont les ébats feront le tour du monde avant de laisser la place à un homme capable de décortiquer un homard à l'aide de sa barbe.
Netflix n'a fait qu'accentuer ce dérèglement culturel en proposant pour un prix dérisoire une flopée de séries, certaines remarquables, mais dans l'immense majorité parfaitement insignifiantes et suffisamment élaborées pour que le cerveau captif en redemande soir après soir. Si l'on considère que le but ultime de chaque individu est de trouver un moyen de s'évader de lui-même, Netflix a apporté de quoi remplir ce besoin existentiel par la profusion d'une offre qui ne connaît pas de limites.
Netflix procure chaque jour la dose suffisante de divertissement pour permettre à chacun de prendre congé de lui-même sans réclamer autre chose qu'un canapé et une capacité d'attention minimale. Le problème étant qu'à force de répéter cet exercice, le cerveau a perdu tout contact avec la notion même d'effort. À force de s'absenter de nous-mêmes, nous sommes devenus des sortes de parangons du vide, d'individus saoulés de récits écrits à la va-vite et filmés pareillement, dont le rythme effréné de productions annihile toute sorte d'esprit critique.
Si bien que désormais la lecture d'un roman, d'un roman qui ne soit pas le pendant d'une série estampillée Netflix où l'écriture serait devenue comme une sorte de supplétif à l'image, une écriture bon marché et sans aspérités, demande non seulement du temps mais aussi des efforts que nous ne sommes simplement plus capables de fournir.
Le cerveau est un muscle. Si vous l'habituez à gober des images ou des intrigues sans jamais le perturber dans sa manière d'être, si vous répondez très exactement à ce à quoi il aspire, un simple et pur désir d'évasion, face à la complexité d'une phrase qui prendrait le temps de s'écrire et jouerait sur plusieurs registres lexicaux, il devient aussi désemparé qu'un poulet face à un décapsuleur.
Ce n'est pas que les gens lisent moins, c'est qu'ils ne savent plus lire. Que leur capacité de concentration a diminué en des proportions si drastiques que la lecture qui nécessite une attention soutenue et un certain goût pour l'effort, se heurte aux contingences d'un cerveau asséché par l'absorption à haute dose de produits culturels néfastes à sa productivité.
Ce serait comme manger tous les jours de la pizza. À la longue, votre capacité à savourer des plats un brin plus élaborés aura disparu. L'idée même de goût n'existera plus. Vous serez devenus un estomac à pizza et à rien d'autre. Netflix, c'est le Pizza Hut de la culture. Un truc ni bon ni mauvais, juste pratique pour n'avoir ni à cuisiner ni à penser. Pour beaucoup, une certaine idée du bonheur contemporain.
On a tous déjà vu des images de bennes de supermarchés remplies de denrées alimentaires. Mais on ne voit jamais de bennes à livres. Pourtant, elles existent. Les livres ont beau avoir un caractère semi-sacré, ils n'échappent pas à l'obsolescence programmée de notre société de consommation. Près d'un livre sur quatre serait ainsi détruit sans jamais avoir été lu. Selon le Syndicat national de l'édition, qui a publié une enquête en avril 2021 portant sur les années 2018 à 2020, 13,2% des livres partiraient directement au recyclage sans avoir été feuilletés.
Il arrive même que 80% des exemplaires d'un livre partent à la poubelle, d'après une étude parue en septembre 2017 du Bureau d'analyse sociétale pour une information citoyenne (Basic) sur l'impact sociétal et environnemental du secteur de l'édition en France. Cet épouvantable autodafé, qu'on appelle «pilon» (un terme qui tire son origine, par analogie, des pilons des machines à papier), n'a pas bonne presse. Éditeurs et distributeurs n'emploient ce terme qu'entre deux murmures, secret inavouable et bien gardé des maisons d'édition.
Comment est-ce possible? Pour comprendre, on a remonté le fil de la vie d'un livre. Les ouvrages tout beaux tout neufs arrivent bien empaquetés dans les commerces. Les premiers exemplaires ont la chance de sortir des cartons pour voir la lumière des néons de leur librairie d'adoption. Certains restent encore un peu, ou pour toujours, au chaud dans leur carton. Leur espérance de vie ici est à peine plus élevée que celle des aventuriers de «Koh-Lanta»: deux mois, c'est déjà pas mal. Des bouquins partent en quelques heures dans les bras d'un lecteur, mais d'autres se défraîchissent sur le bord de l'étagère.
Après plusieurs semaines, le libraire –pris dans le cercle frénétique des nouvelles sorties littéraires– estime qu'il a assez donné leur chance à ces ouvrages et qu'il faut laisser la place aux nouveaux. «Les livres sont des produits frais avec une date de péremption», ose Gilles Colleu, éditeur indépendant (éditions Vents d'ailleurs et imprimerie Yenooa), dans le rapport du Basic. Alors, le libraire les renvoie à la maison d'édition et à son distributeur pour se faire rembourser. Quand on lui demande où partent ces livres, il préfère expédier la discussion: il ne sait pas, ce n'est pas lui qui gère ça, il n'a pas le recul nécessaire...
Les invendus se retrouvent dans l'entrepôt du distributeur, bien loin de la tête de gondole où ils ont passé leurs derniers jours. Ils défilent sur un tapis roulant pour être scannés un par un. De là découle un message: soit c'est direction le pilon, soit c'est réintégration des stocks. La Sodis, un des plus importants distributeurs (filiale du groupe Madrigall de la famille Gallimard), est intransigeante sur ses critères de «livre neuf». Pour que les livres puissent regagner les stocks, il faut qu'ils soient sous un blister neuf et sans étiquette autocollante.
Heureusement, des maisons d'édition aux tirages plus modestes s'offusquent de ces critères drastiques. Elles prennent alors le temps de re-trier les ouvrages et en sauvent quelques dizaines d'une mort précipitée. Les petits veinards qui évitent le pilon peuvent repartir chez un libraire ayant commandé des exemplaires. Et c'est reparti pour un tour.
Coût du sur-stockage et image de marque à conserver
Les éditeurs misent comme au casino. Ils sondent ce qui peut plaire au public: l'ouvrage qui va finir dans toutes les listes de prix littéraires d'ici à Noël ou l'auteur qui détrônera Guillaume Musso. Lorsqu'ils jettent leur dévolu sur un titre, c'est le branle-bas de combat pour le diffuser le plus largement possible. Les livres doivent être visibles, ce qui suppose de les tirer à un certain nombre d'exemplaires, a priori le plus élevé possible.
Le tirage est donc souvent supérieur aux ventes escomptées pour produire un effet de masse et de présence dans les rayons. Que ce soit un titre imprimé à 5.000 exemplaires ou le dernier roman de Marc Levy, directement tiré à 250.000 ou 400.000 exemplaires, une partie de la production partira au pilon. La réussite d'un auteur produit donc autant de pilonnage que son échec.
«Même si le pilon est du recyclage, ce n'est pas très écologique d'imprimer plus pour recycler ensuite.» Pascale Desmoulins, responsable de l'administration des ventes des éditions Quæ
Une fois que les libraires ont fait leurs retours, les éditeurs se retrouvent pris en étau. Ils ont payé les imprimeurs, doivent rembourser aux libraires les invendus et payent des frais de stockage pour ces bouquins restés à quai. En effet, c'est le distributeur qui tient les rênes: il estime le volume de livres émanant des éditeurs et les cadences de ventes.
Si ces dernières ne sont pas respectées, les maisons d'édition sont facturées pour sur-stockage. «Le taux de sur-stockage est différent en fonction de la date de parution du livre, précise Pascale Desmoulins, responsable de l'administration des ventes des éditions Quæ. Plus le titre est ancien, plus ça coûte cher. C'est pour inciter à pilonner les vieux stocks qui prennent de la place. On est une petite maison d'édition et le stockage représente entre 4.000 et 4.500 euros par an.» A contrario, le pilon est gratuit.
Autre raison du pilonnage frénétique: l'image de marque. Nombre d'éditeurs ne veulent pas retrouver leurs livres bradés chez Noz ou Action. «Hachette Livre ou Gallimard, par exemple, n'ont pas envie de voir leurs livres sur un second marché, alors ils les cèdent à des sociétés qui vont les détruire», indique un responsable (qui souhaite rester anonyme) de Solarz, une entreprise francilienne spécialisée dans le traitement et le recyclage des déchets papiers et cartons.
Direction donc le pilon. Après avoir été stockés dans des bennes, puis entassés dans un camion, le dernier trajet des livres est minutieusement chronométré. Un retard et c'est demi-tour. Il arrive même que des huissiers contrôlent le chargement, pour vérifier que les livres ne soient pas détournés et revendus illégalement. Si un Robin des Bois littéraire s'avise à dérober un ouvrage parmi les milliers de détritus, il est viré.
Arrivés sur le lieu de l'autodafé, en Seine-Saint-Denis pour l'usine Solarz ou dans le Val-de-Marne pour l'entreprise 2P Recyclage (filiale du groupe Paprec), les tonnes de livres sont poussées vers la broyeuse. Cet ogre bruyant, installé au milieu d'un grand hangar poussiéreux, déchiquette le papier grâce à de multiples couteaux rotatifs. Tel est le pilon. «Une fois les livres réduits en confettis, ils sont compactés avec des grosses presses pour en faire des balles», explique le responsable de Solarz.
Cette fois, direction le papetier. Les copeaux sont passés dans une machine qui dissocie les fibres de papier de tous les «contaminants»: la pellicule de plastique et le carton de la couverture, les agrafes de certaines reliures, etc. Enfin, les morceaux de papier vont être désencrés, puis mélangés à de nouvelles fibres de bois pour faire de la pâte à papier.
Bien que les papeteries fonctionnent en circuit fermé et qu'il n'y a aucun rejet dans l'environnement grâce à leur propre petite station d'épuration, elles utilisent beaucoup d'eau, d'électricité et de produits détergents pour blanchir le papier. «Même si le pilon est du recyclage, ce n'est pas très écologique d'imprimer et d'imprimer encore pour recycler ensuite», reconnaît Pascale Desmoulins. Plus inquiétant encore, une étude réalisée par l'ONG internationale WWF (publiée en mars 2018) a révélé une certaine opacité de la part des maisons d'édition françaises autour de leurs politiques environnementales. Il en ressort une «qualité du papier et des encres inconnues» (dans la majeure partie des livres d'après le WWF) [...] ou encore des démarches «quasi inexistantes en matière de sourcing responsable en papier et de lutte contre la déforestation».
À quoi sert donc la pâte à papier produite? Nos sacro-saints bouquins dévorés par le pilon ont une seconde vie pour le moins surprenante... «On ne peut pas vendre du papier 100% recyclé dans l'édition. Ça ne sera jamais un papier d'une qualité comparable au papier de première main», estime Olivier Bessard-Banquy, chercheur spécialiste de l'édition contemporaine. Un nombre ridiculement faible d'ouvrages sont imprimés sur du papier recyclé, simplement parce que les lecteurs n'en veulent pas –le papier est moins blanc ou moins lisse.
Alors, cette pâte à papier de seconde main sert pour le cartonnage industriel, comme celui des boîtes à pizza, des boîtes à chaussures ou des rouleaux de papier toilette. Vous avez bien lu, les livres invendus, objets de savoir et de connaissance, se retrouvent finalement dans nos toilettes. Lente dégradation. La prochaine fois que vous commanderez une pizza, demandez-vous si, dans une vie antérieure, c'était le nouveau livre d'un politique ou un énième roman de Marc Levy.
Le 6 septembre, on a appris qu'en ce début de XXIe siècle, en Occident, il existait encore des censeurs capables de brûler des livres parce que leur contenu était jugé offensant.
Voici le contexte: en 2019, des écoles francophones de l'Ontario, au Canada, ont supprimé de leurs rayonnages à disposition des enfants des ouvrages accusés de propager des stéréotypes négatifs sur ceux qu'on appelle tantôt les peuples autochtones, tantôt les Premières Nations, tantôt les Amérindiens, et qu'il était autrefois d'usage d'appeler les «Indiens» (mot qui, rappelons-le, remonte à une erreur géographique du XVe siècle, lorsque les Européens crurent débarquer en Inde alors qu'ils venaient de découvrir un continent nouveau pour eux).
Comme le rapporte le journaliste Thomas Gerbet dans un article publié par Radio Canada, il s'agissait d'une grande «épuration littéraire» concernant rien moins que trente écoles. Près de 5.000 livres ont été détruits «dans un but de réconciliation avec les Premières Nations». Une cérémonie de «purification par la flamme» (sic) s'est tenue dans une école où une trentaine de livres ont été brûlés puis ont servi d'engrais pour planter un arbre et «tourner du négatif en positif». Les cérémonies programmées dans d'autres écoles ont été ajournées pour cause de pandémie.
On pourrait se croire dans une dystopie à la Atwood, Orwell ou Bradbury, mais non.
Cerise sur le gâteau flambé, Suzy Kies, l'une des principales initiatrices de cette opération, celle qui a accompagné le conseil scolaire dans la destruction de ces livres en tant que «gardienne du savoir» et revendique des racines autochtones, s'est avérée être une menteuse dépourvue de la moindre goutte de sang amérindien. Mais le Parti libéral du Canada où elle occupe le rôle de coprésidente de la commission autochtone depuis 2017, une fois ce mini-scandale révélé, a indiqué que «Mme Kies s'identifie elle-même comme Autochtone non inscrite». Comme le dit Dominique Ritchot, coordonnatrice de la Société généalogique canadienne-française, qui a collaboré avec Radio-Canada à titre de chercheuse indépendante: «La Madame, elle en beurre épais. Elle n'a aucun ancêtre autochtone sur au moins sept générations.»
Depuis, sous la pression d'une controverse qui a fait le tour de la planète, le Conseil scolaire catholique (CSC) Providence a fait machine arrière. Près de 200 livres dont le contenu était encore à évaluer échapperont, pour le moment, à une éventuelle destruction.
"Les révélations de Radio-Canada selon lesquelles la « gardienne du savoir » autochtone qui a accompagné le Conseil scolaire, Suzy Kies, n'est pas Autochtone ont accéléré la décision de la direction". https://t.co/oiDbHReuW1
— d_schneidermann (@d_schneidermann) September 10, 2021
Les livres et les raisons de leur bannissement ont été recensés dans un document faisant rien moins que 165 pages. Il n'en faut pas autant pour identifier la véritable nature de cette démarche. Cet autodafé, si effrayantes que soient les images qu'il évoque (en Europe, les brûleurs de livres ont plutôt mauvaise presse depuis 1945) a des côtés ridicules et dérisoires qui sont une douleur pour l'entendement.
« Là où on brûle des livres, on finit par brûler des hommes. » Heinrich Heine. Une trentaine de livres détruits par le par une école de l’Ontario, parce qu’ils véhiculaient des stéréotypes négatifs sur les habitants des Premières Nations du Canada. https://t.co/m2NtQFtzwl
— Licra (@LICRA) September 9, 2021
Car il s'agissait, par exemple, d'éliminer certains albums d'Astérix (une Indienne en mini-jupe, amoureuse d'Obélix, étant jugée trop sexualisée), de Tintin (qui présenterait les peuples autochtones «de façon négative», notamment par l'utilisation du mot «Peau-Rouge»), de Lucky Luke (les autochtones y sont «perçus comme les méchants»). «L'utilisation du mot Indien a aussi été un motif de retrait de nombreux livres. Un livre est même en évaluation parce qu'on y utilise le mot “Amérindien”», rapporte Radio-Canada. Un ouvrage proposant aux enfants de manger, écrire, et de s'habiller comme les Amérindiens a été considéré comme un «manque de respect envers la culture». La liste est aussi longue qu'absurde.
La littérature, dans une société démocratique, est l'ultime espace de liberté totale et il est admis que la pensée ne peut pas être censurée.
Petit rappel à l'usage des lecteurs woke et bien intentionnés désireux d'annihiler des pans entiers de la culture sous le prétexte de moraliser la société ou de racheter les fautes de leurs pères: la littérature n'existe pas pour représenter la réalité fantasmée d'une certaine catégorie de personnes. La littérature est une expression de l'imaginaire d'un ou de plusieurs auteurs et autrices, à laquelle le lecteur est libre de s'identifier ou pas.
Il n'existe pas de tables de la loi de la fiction sur lesquelles sont gravés en lettres d'or les commandements de l'écrivain. Chacun écrit ce qu'il veut. Et chacun lit ce qu'il veut. La littérature, dans une société démocratique, est le seul et ultime espace de liberté TOTALE. C'est un prolongement de la pensée et, dans les sociétés démocratiques (et ce n'est pas un détail), il est admis que la pensée ne peut pas être censurée.
Pourquoi vouloir éliminer ces livres? Parce que, selon les défenseurs des peuples brimés d'Amérique du Nord, ils leur manquent de respect. Cet argument est matière à débat, œuvre par œuvre, et si possible avec leurs auteurs (dont certains ont découvert à cette occasion qu'ils étaient racistes. «Même des auteurs autochtones ont été envoyés au recyclage, à cause de l'usage de mots jugés inappropriés. Le roman jeunesse Hiver indien, de Michel Noël, a été écarté pour propos raciste, langage plus acceptable, information fausse, pouvoir des Blancs sur les Autochtones, et incapacité des Autochtones de fonctionner sans les Blancs», explique Thomas Gerbet. Michel Noël, qui était descendant d'Algonquins et militant pour la cause autochtone, donc.)
Et si, à l'issue d'une réflexion honnête, le lecteur estime que livre est offensant, il peut, en effet, exercer sur lui la meilleure, la plus efficace des censures: ne pas le lire. En le laissant fermé, il évitera à ce macho d'Obélix de contaminer son âme pure (et celle de ses enfants, bien sûr). Pour les autres, rien de mieux que de se faire une opinion par soi-même, et, au passage, de découvrir comment pensaient, écrivaient et lisaient ceux qui sont passés sur Terre avant nous et ont ancré les racines de notre histoire.
Croire qu'un enfant n'est pas capable de comprendre que certains usages n'ont plus cours, certaines appellations sont désuètes voire insultantes, c'est le prendre pour un crétin, ce qui n'est pas très bienveillant de la part de personnes dont le but affiché est de façonner un monde de Bisounours dont toute trace négative serait extirpée. Les enfants exposés à une société progressiste et évoluée ne se transforment pas en monstres de sexisme ou de racisme dès lors qu'ils voient Pocahontas à la télé («Pocahontas, elle est tellement sexuelle et sensuelle, pour nous, les femmes autochtones, c'est dangereux», a déclaré celle-qui-s'identifiait-comme-une-autochtone, alias Suzy Kies.)
Vouloir détruire toute œuvre qui représente une époque dont on n'a pas à être fier, ou des stéréotypes éculés et indignes, qu'ils soient réels (car évidemment, il y en a) ou fantasmés (Astérix? Sérieusement?), c'est tenter de moraliser la fiction pour ne laisser que des livres «purs», qui ne risquent de choquer personne et ne relatent qu'avec un vocabulaire cautionné par les tenants du bien-parler (et de préférence en écriture inclusive) des histoires où les méchants sont parfaitement identifiés, les gentils exempts de tout défaut ou aspérité, et où la complexité humaine n'a pas sa place. C'est-à-dire, à terme, d'éliminer la littérature.
Toute la littérature (oui, même Oui-Oui, qui pollue comme un taré avec sa voiture jaune alors qu'il pourrait se déplacer à vélo, et dont l'essence provient sûrement d'un puits de pétrole en Amazonie où des peuples indigènes sont chassés de chez eux par des compagnies sans scrupules). Et vous savez qui revendique l'élimination de toute la littérature au profit de l'idéologie? Mais si, bien sûr, vous le savez (et c'est ainsi que le point taliban remplaça le point Godwin).
Ceux qui brûlent ces histoires seraient bien inspirés, avant d'allumer le bûcher, de les relire: les tyrans, ce sont souvent ceux qui perdent à la fin.
En outre, en plus d'être inepte, c'est une démarche vaine, si vaine. En effet, vous pouvez brûler un livre, le reléguer au placard, le dissoudre dans l'acide, le jeter à la mer, le faire bouffer à vos ennemis, il est déjà trop tard: il existe, et les mots, les images, les idées qu'il contient sont indestructibles. La réalité du passé, aussi déplaisante qu'elle puisse vous paraître, ne sera pas modifiée parce que vous en aurez détruit les preuves et les traces.
Sans parler de l'attrait absolu que peut constituer une «bibliothèque interdite» pour de jeunes esprits avides de transgression. Détruire un objet physique pour symboliser une volonté d'anéantissement de concepts, d'idées et d'histoires a toujours été, et sera toujours, l'apanage des tyrannies. Ceux qui brûlent ces histoires seraient bien inspirés, avant d'allumer le bûcher, de les relire: les tyrans, ce sont souvent ceux qui perdent à la fin.
Si les polémiques entre pro et anti-pass sanitaire vous émoustillent les neurones, si vous savourez avec délices les altercations entre ceux qui trouvent qu'on saccage Paris avec des plots en plastique et des bancs incongrus et ceux qui prêchent une modernité en bois et en carton, si vous êtes le spectateur enthousiaste de joutes entre gens prêts à perdre leur âme pour défendre le point médian et tenants de la bonne grammaire bien de chez nous, malgré toute la violence dont votre quotidien virtuel est marqué, vous n'avez encore rien vu.
La vraie violence pure des réseaux sociaux, elle m'a explosé en pleine figure un médiocre dimanche d'août, au détour d'un tweet, alors que je venais de tomber en arrêt avec ma fille devant un étalage de livres bariolés dans une librairie anglaise. Confrontées à des éclats de fantaisie parant des montagnes de classicisme, nous nous sommes ébaubies devant des classiques inébranlables de type sœurs Brontë, Charles Dickens et autres Jane Austen, mais proposés avec des couvertures colorées, un peu naïves, à la frontière entre l'Art Déco et la vieille pub vintage.
J'ai alors obéi à mon instinct de twitteuse compulsive: j'ai pris une photo et, avide de partager mon choc esthétique avec le reste du monde, j'ai posté. C'est à ce moment-là que le sol s'est dérobé sous mes pieds. Une flopée d'internautes me sont tombés sur le râble pour exprimer leur dégoût, leur mépris voire une certaine agressivité injurieuse face à un message qui m'avait, à moi, semblé insignifiant.
Totalement infantilisant comme design.
Gardez ces idées de merde pour vous, merci.
— Lucerto il Primo (@LucertoPrimo) August 23, 2021
«Par pitié non c'est nul à chier», «le fait que ce soit puéril sans doute», «c'est à vomir», «peut-être parce que c'est immonde», et mon préféré «Totalement infantilisant comme design. Gardez ces idées de merde pour vous, merci», furent quelques-unes des multiples réponses à une question que j'avais voulu rhétorique.
Indignations, messages de soutien et prises de position acharnées ont donné lieu à des dialogues conduisant directement à la joute verbale pas franchement courtoise. Que les internautes se soient émerveillés ou aient craché leur dégoût, les réactions ont été étonnamment extrêmes. Et les arguments (quand il y en a eu) débordants de subjectivité. Et tout ça pour quoi? Pour des livres. Pas pour leur contenu, pour leur apparence.
Il y a sans doute une bonne dose de snobisme dans les jugements violents qui veulent qu'un classique se doit de faire sérieux. Et c'est très français, comme le racontait Charlotte Pudlowski en 2013, en expliquant que «la sobriété des couvertures de livres s'inscrit dans une logique de sacralisation, très française, de la littérature, qui remonte au XVIIIe et surtout au XIXe siècle» et que lorsqu'il est devenu possible de fabriquer des couvertures colorées, c'est la littérature populaire qui s'en est emparée, inventant ainsi de nouveaux codes distinguant une littérature qui se voulait sérieuse d'une autre beaucoup moins bien considérée.
Clémence Imbert, historienne du graphisme qui prépare un ouvrage sur les couvertures de livres à paraître au printemps prochain chez Imprimerie Nationale Éditions, raconte qu'en 1964, dans la revue Le Mercure de France, «Hubert Damisch se demandait s'il était bon d'habiller les classiques “comme Paris Match” et si ce n'était pas leur faire offense». Ces querelles autour de l'apparition des livres de poche qui rééditaient des grands classiques dans un format abordable, avec des couvertures très illustrées, «suscitaient le soupçon de l'achat culturel compulsif et sans véritable appropriation intime et sincère de l'œuvre», explique-t-elle.
Il y a quelque chose d'incroyablement intime dans nos bibliothèques, qui reflète sans doute le rapport à nos livres et ce qu'ils nous ont fait vivre. La plus belle illustration est sans doute la bibliothèque labyrinthique d'Umberto Eco, qu'il fait visiter dans une vidéo qui ne peut que faire monter des larmes d'émotion et sans doute de jalousie à toute personne amoureuse des livres et qui donne l'impression de circuler dans les méandres de son cerveau. Chaque bibliothèque est différente, mais toutes disent quelque chose de nous, au-delà des textes qu'elles renferment.
Élise, traductrice de 33 ans qui lit environ vingt-cinq livres par an, affirme accorder assez peu d'importance aux couvertures des ouvrages qui lui passent entre les mains. Et pourtant, «une couverture peut m'interpeller et me donner envie de lire la quatrième de couverture alors que l'auteur et le titre ne me disent rien», explique-t-elle. Ce qui ne l'empêche pas de juger leur apparence. Chez elle, les livres «sont (à peu près) rangés par maison d'édition et donc fatalement par type de couverture: oui, l'étagère de la nrf est chiante comme la pluie, oui, l'étagère des bouquins en anglais détonne».
Le livre en tant qu'objet, que dit-il de nous? Pourquoi un tel attachement à ces quelques grammes de pâte de bois et d'encre, et comment caractériser la relation que nous entretenons avec lui? Et surtout, quel genre d'objet est-il donc, ce livre qui suscite tant de haine, de colère, d'amour, de passions et avec lequel nous entretenons tous des rapports bien différents? Les dictatures les interdisent et les brûlent, sans pour autant les faire disparaître, il y a les lecteurs qui les cornent, gribouillent les pages et les salissent sans états d'âme, ceux qui les traitent comme des divinités infiniment respectables, d'autres encore qui les consomment comme n'importe quel objet qui s'achète et se vend. Il y a même eu des lecteurs dont le fétichisme est allé jusqu'à fabriquer des couvertures de livres en peaux humaines.
La relation au livre, dès l'enfance, peut être une rencontre magique comme un traumatisme –Flore Gurrey, éditrice chez Les Arènes, raconte avoir été dégoûtée de certains classiques au lycée, qu'elle a adorés beaucoup plus tard, une fois pourvue de meilleures clés de lecture. Ces classiques, justement, dont les couvertures aux illustrations figées et toujours sérieuses semblent en France un obstacle que le lecteur devrait franchir pour mériter le texte à l'intérieur. «Lire des classiques, c'est rentrer dans un parcours de lecteur un peu sérieux et on n'est pas très détendu par rapport aux classiques. C'est une espèce de catégorie à part. Il y a une vraie réticence à les rendre plus abordables, plus marrants. C'est un peu sacré, un peu intouchable», analyse Erika, libraire à la librairie L'attrape-Cœurs, dans le XVIIIe arrondissement parisien.
«Il y a une vraie réticence à rendre les classiques plus abordables, plus marrants. C'est un peu sacré, un peu intouchable.»
Erika, libraire
Lire un classique, c'est un type de rituel initiatique, socialement marqué. Soit on les lit par obligation, à l'école, soit parce qu'on est un intellectuel pourvu d'un bagage que tout le monde n'a pas. Est-ce ce qui les rend si intouchables et sacrés aux yeux des internautes prêts à monter au créneau devant la menace de leur modernisation?
«Chaque fois que je retombe sur un bouquin, je replonge sans avoir à l'ouvrir dans l'état dans lequel j'étais quand je l'ai lu», précise Élise, la traductrice, dont le rapport au livre est affectif, mais qui n'attache pas pour autant beaucoup d'importance à l'objet physique. Ce dernier, soi-disant menacé par l'avènement des liseuses et des livres numériques, survit plutôt bien à son déclin annoncé.
Rappelez-vous le tollé suscité par la fermeture des librairies lors du premier confinement en mars 2020, et la décision, finalement, de ranger ces boutiques dans la catégorie des commerces «essentiels» lors du second. Pour Erika, la libraire, «les gens qui aiment les livres et achètent encore les livres physiques alors que tous les titres sont disponibles en numérique sont ceux qui aiment l'objet livre, et cet objet, plus il est joli, plus il a une couverture qui vous fait plaisir à garder chez vous, plus il a de l'avenir».
Erika raconte qu'il y a une vingtaine d'années, on conseillait aux libraires d'installer des bornes de téléchargement dans les librairies, partant du principe que le livre numérique allait détrôner le livre physique et que le libraire serait réduit à son rôle de conseil. Or, ce n'est pas du tout ce qui s'est passé. «Toute l'histoire du lecteur, pour moi, c'est aussi une histoire d'objets, expose-t-elle. Si ce n'était qu'un rapport au texte, on n'aurait plus grand intérêt à enfouir nos bibliothèques et nos appartements sous des tonnes de trucs à lire, qu'on lit, qu'on ne lit pas, parfois qu'on achète juste parce qu'on a juste envie de les avoir et de se dire qu'on les lira un jour.»
Pour l'éditrice Flore Gurrey, le livre «est un objet qui contient une connexion vers autre chose; soit une histoire, soit une idée». Ce n'est pas un objet de consommation ordinaire, et elle explique à la fois sa survie et la place si particulière qu'il occupe dans la vie affective, mentale et intellectuelle des gens par le fait que c'est à la fois le premier «objet d'idées» qui a été inventé, parce qu'il a non seulement survécu quasiment tel quel depuis son invention, mais aussi parce qu'il est resté fidèle à sa forme première. «Montrez un livre à un être humain du XVIe siècle, il va reconnaître l'objet livre», affirme-t-elle. Et puis il y a le contenu, bien sûr, le texte, celui qui justifie l'existence de l'objet mais qui, on le voit, et malgré l'idée qu'on voudrait s'en faire, ne se suffit pas à lui-même.
Car un livre n'est pas qu'un texte. C'est aussi un titre –cela semble si naturel que le lecteur n'y accorde que rarement d'attention, mais qui s'avère pourtant d'une importance cruciale pour la vie et la pérennité du livre. C'est ce qui permettra d'en faire une expérience commune, c'est sa carte d'identité première, qui le suivra toute sa vie –et toute la nôtre. Rien d'anodin dans le choix d'un titre, expérience très périlleuse: «C'est tout un art, rapporte Flore Gurrey. C'est compliqué. Et, parfois, on se plante phénoménalement.» D'autres fois, le titre peut être victime d'un changement de paradigme sociétal et d'influences plus ou moins dogmatiques; en témoigne le changement de titre du livre d'Agatha Christie Dix petits nègres, devenus Ils étaient dix. Sans que ça ne change rien à son contenu.
Pour la troisième année consécutive, le Ministère de la Culture organise la Nuit de la lecture le 19 janvier. Plus de 5 000 événements sont recensés sur le site dédié. Cette opération donne l’occasion de s’interroger sur le statut actuel de la lecture dans notre société contemporaine.
Et d’abord pourquoi faut-il une fête de la lecture ? Si on définit la lecture par l’activité de déchiffrage de texte, nos contemporains ne cessent de lire. Que ce soit dans la ville (signalétique, publicités), à leur domicile (factures, recettes, etc.) ou partout sur leur téléphone portable, ils passent leur temps à lire. La dernière enquête de Médiamétrie montre qu’en novembre 2018, 69 % de la population française s’est connectée tous les jours à Internet. Et le temps consacré aux écrans connectés est loin d’être négligeable puisqu’en moyenne, parmi les Français de 2 ans et plus, il est estimé chaque jour à 33 minutes sur ordinateur et 52 minutes sur téléphone portable.
Bien sûr, ils ne font pas que lire, ils accèdent à des vidéos, communiquent, écoutent de la musique, etc. Mais pour faire tout cela, ils ont recours à la lecture même si les assistants vocaux se développent. La lecture est donc omniprésente sur un support qui ne lui est pas historiquement associé. La lecture est en effet soutenue et défendue par le monde du livre. Le magazine Livres-Hebo (plus exactement son site web) relayait récemment l’estimation de Charles Chu selon laquelle les Américains pourraient lire plus de 200 livres par an avec le temps qu’ils consacrent aux réseaux sociaux. Sur France-Culture, Guillaume Erner pointait récemment la « disparition » dans les cinq dernières années de plus de 6 millions d’acheteurs de livres en Allemagne et leur migration vers les vidéos diffusées en streaming.
C’est que la lecture demeure largement reliée à l’imprimé et en particulier au support du livre. Des années 1960 à 90, elle a été pensée comme concurrencée par la télévision et aujourd’hui, le succès des écrans connectés auprès de toutes les générations constitue la nouvelle « menace ». La Nuit de la lecture prend donc place dans ce contexte de contestation à l’état pratique des formes institutionnalisées de la lecture par nombre de nos contemporains.
Au lieu de les laisser s’abandonner à l’appel d’Internet, il s’agit de leur rappeler les charmes et les vertus du papier. Notre nouveau ministre de la culture ne s’y trompe pas en décrivant la Nuit de la lecture comme « une fête ouverte à tous les lecteurs, quels que soient leur âge et leurs goûts ; une fête ouverte à tous les livres, quels que soient leur genre et leur format ». Il n’y a plus de mauvais livres ou de « mauvais genres » comme il en existait encore au temps où la lecture de romans policiers était vue avec mépris. Il s’agit de célébrer l’universalité de la lecture de livres.
Il faut dire que depuis 1973 les déclarations de pratiques intensives de lecture de presse et de livres connaissent une érosion régulière. Les enquêtes Pratiques culturelles des Français ont montré par ailleurs que chaque nouvelle génération lisait moins (de livres) que la précédente. Ce repli du livre est donc une tendance qui aura du mal à s’inverser.
Plus globalement, c’est le statut de la lecture dans notre société qui est remise en question. La culture littéraire ne fait plus partie des pratiques constitutives de la formation, du recrutement et de la vie des élites. Certes, notre ministre de l’Economie et des finances vient de faire paraître un récit, mais il est obligé d’expliquer qu’il l’a rédigé sur le temps de ses vacances et n’en tirera pas une légitimité supplémentaire.
Le fait est que le bac littéraire ne représente même plus un dixième du total des bacheliers en 2015. Les formations élitistes supposent des compétences mathématiques, juridiques, économiques. La lecture n’en est pas absente mais elle remplit une fonction instrumentale d’accès aux connaissances et n’est ni sa propre fin ni une source évidente de reconnaissance. Rares sont les romans faisant l’objet de débats au-delà du cercle du milieu littéraire. Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu en a fait partie au bénéfice du mouvement des gilets jaunes mais le dernier Michel Houellebecq, pourtant lancé à grand renfort de presse, a quitté bien vite l’actualité générale.
La Nuit de la lecture apparaît comme une réponse (modeste) à cet affaiblissement symbolique du livre dans notre société. Le monde du livre entend montrer et démontrer les charmes de la lecture. Comme les manifestations littéraires qui émaillent le territoire au printemps et à l’automne, au creux de l’hiver, elle vient rassembler les croyants et pratiquants du livre et au premier chef dans les lieux qui lui sont traditionnellement dédiés (bibliothèques, librairies, CDI). La Nuit sera donc avant tout un moment de communion des croyants et pratiquants autour d’une sorte de fétiche, pour les professionnels comme pour les amateurs. L’enquête sur les manifestations littéraires pour le Centre National du Livre montre que les publics de ces événements ont « plutôt le goût de la lecture et de la culture ».
Comment peut-on être lecteur ?
Si donc la lecture n’est plus une condition de la participation aux élites, pourquoi la lecture serait-elle encore d’actualité ? Si le livre n’est plus un support constitutif du statut des élites, il peut faire l’objet d’un investissement à titre personnel, encore plus facilement qu’avant. D’une pratique issue d’une contrainte sociale, la lecture devient un choix personnel. Et plusieurs sociologues n’excluent pas que l’érosion de la lecture soit en partie en trompe l’œil. Elle est en effet mesurée à travers la baisse des lectures déclarées. D’ailleurs, si le marché du livre tend à s’éroder ces dernières années (on attend -2 % pour 2018 d’après les dernières données GfK citées récemment par Livres-Hebdo), il ne s’est pas écroulé depuis les années 1970.
Nous serions confrontés à un affaiblissement de la place symbolique du livre autant (mais peut-être plus, ou moins) qu’à un recul de la lecture. Le repli de l’injonction à lire ouvre la voie à l’engagement personnel dans la lecture. Et la Nuit de la lecture cherche à s’adresser aux lecteurs par-delà leurs statuts. Le recours à l’idée même de nuit renvoie à ce moment de la vie où, avec l’obscurité, peut émerger une identité plus ouverte que celle du jour. Et sans surprise, de nombreuses animations auront lieu autour de l’idée de proposer aux lecteurs de choisir un livre qui leur est cher pour le lire en public, pour le faire découvrir à d’autres ou tout simplement pour l’emprunter dans un acte de liberté personnelle.
De la culture pour tous à la lecture pour chacun
Débarrassés de toute pression à la lecture, les adultes (parce que les jeunes sont toujours sous l’emprise du « il faut lire ») peuvent construire leur pratique à travers la diversité de ce qui les constitue (histoire personnelle, rencontres, loisirs, etc.). Certains cherchent à en faire le cadre d’un partage mais tous participent à un éclatement des références collectives. Derrière les quelques titres phares se cache une diversité considérable non seulement dans la production éditoriale (plus de 68 000 titres publiés l’année dernière) mais aussi dans les lectures telles que nous les révèlent les statistiques de ventes ou d’emprunt.
Olivier Donnat a montré que les livres vendus à moins de 10 000 exemplaires représentaient 63 % du total des ventes de livre en 2016. De son côté, le palmarès des prêts et des acquisitions en bibliothèque 2017 révèle que les 1 000 titres de livres les plus empruntés ne représentent que 12 % du total des 13 millions de prêts étudiés. Comme notre société dans son ensemble, la lecture est confrontée au défi de conjuguer les échelons individuels et collectifs.
Mai 68 peut être vu comme la révélation d'une distorsion profonde entre les structures politiques et des aspirations sociales anciennes.
Alors que l'agitation sociale est forte en France en ce printemps 2018, d'aucuns se mettent à comparer 2018 à 1968. Or, comme le dit l'adage, comparaison n'est pas raison, surtout quand l'on soumet les faits à l'analyse historique. Mai 68 a connu trois phases: une phase étudiante, une phase sociale et une phase politique. Peu s'intéressent aux causes de Mai 68 préférant s'attarder aux conséquences et à l'instrumentalisation politique qui en est faite. De même, dans les réunions de famille, Mai 68 reste un sujet de discorde parfois entre les baby-boomers et leurs enfants: les uns pensent que Mai 68 est responsable de tous les maux de la France depuis lors; d'autres préfèrent entretenir la légende dorée autour de ce mois historique. Les historiens travaillent en oubliant ce clivage et en croisant leurs sources. Le clivage droite-gauche s'est parfois joué sur la reconnaissance ou non que Mai 68 est bien une référence historique incontournable de notre société.
Mai 68, un phénomène social et mondial
Bien plus qu'un problème idéologique qui aurait concerné le plus souvent une minorité de jeunes et d'intellectuels, Mai 68 est d'abord un problème social à l'origine. La jeunesse veut rompre avec la France de la Seconde Guerre mondiale (résistante et héroïque) et les guerres coloniales. Elle lutte contre la guerre du Vietnam et pour la liberté sexuelle. Mai 68 est un mouvement étudiant et ouvrier qui débouche sur une crise politique, une quasi-crise de régime. Mai 68 a été un "test d'effort" pour nos institutions. Les ouvriers et les employés ont des salaires très faibles et des cadences de travail infernales. Des augmentations salariales sont espérées.
Il n'y a pas que la France qui est touchée. Partout dans le monde, les jeunes crient leur envie de liberté de parole et leur opposition au capitalisme américain; l'envie d'écouter du rock, etc. Cela dit, cela touche une partie de la jeunesse, celle qui sera dans les rues de Paris et des grandes villes de province - qu'on oublie souvent; on oublie souvent aussi que les lycéens ont lancé le mouvement dès 1967 sous la forme des CAL (comités d'action lycéenne).
Mai 68, une ligne de fracture?
50 années après, Mai 68 occupe toujours une place très importante dans les représentations des Français, dans leurs références. Cela fait partie des références que les Français nouent avec le passé comme la Guerre d'Algérie, les deux guerres mondiales. Mai 68 marque les mémoires, sans doute davantage que la fin de la Guerre d'Algérie ou que la prise du pouvoir par la gauche en 1981. De très nombreux articles et ouvrages tentent d'expliquer les raisons et les influences ; certains veulent en finir avec l'héritage soi-disant nocif de l'héritage de la référence "68" ; certains cherchent à en dresser un droit d'inventaire; enfin, d'autres voient en Mai 68 le début d'une autre ère. C'est plus compliqué que cela. Toujours est-il que Mai 68 fait partie du patrimoine historique français. Toutefois, les 50 ans de Mai 68 semblent avoir une portée plus importante que les précédents anniversaires décennaux. 1988 semble avoir été un tournant avec une génération 68 qui a pris le pouvoir, le pouvoir culturel notamment. Dans les ouvrages parus, il y a soit de la nostalgie, soit de la rancœur récurrente. Mai 68 est devenu peu à peu une référence essentielle.
Mai 68 responsable de tous les maux de la France?
Les hommes politiques instrumentalisent la mémoire de Mai 68: Nicolas Sarkozy, le 29 avril 2007 s'adresse à ses sympathisants à Bercy et s'improvise procureur de Mai 68; il veut "tourner la page une fois pour toutes". Mai 68 serait responsable de tous les maux de notre pays. Actuellement, dans le débat politique, il n'est pas rare d'entendre que la "génération 68" est gâtée et qu'une fois arrivée à la retraite, elle pourrait mieux aider les jeunes générations qui souffrent. Ce n'est pas bien perçu: c'est comme si on imputait à des millions de gens qui ont entre 65 et 80 ans la responsabilité des difficultés actuelles de la France. C'est injuste et pas très historique. Simone Veil, dans un ouvrage de 2007, Une Vie, est beaucoup plus nuancée que l'ancien président Sarkozy; elle parle d'une contestation des hiérarchies, des patrons, des ministres, entre autres. Son propos reste neutre et très réaliste, passionnée par Mai 68, mais pas surprise.
La gauche revendique très peu l'héritage de Mai 68; c'est l'extrême-gauche qui en parle, car la révolution n'a pas eu lieu en 68 et certains espèrent encore le Grand Soir. En 1981, François Mitterrand n'incarne pas du tout l'héritage de Mai 68; son parcours en témoigne et même si le "Changer la vie" reprend l'un des slogans de Mai 68. Mitterrand n'a pas une vision libertaire du socialisme. Les Verts sont sans doute les plus près de l'esprit de 68. Mais les propos de Nicolas Sarkozy en 2007 ont permis à certains cadres de la gauche de reprendre à leur compte l'héritage de Mai 68, en en faisant un véritable marqueur identitaire.
Si Mai 68 est si souvent accusé de tous les maux, c'est parce que l'événement lui-même est complexe. Souvent, on colle des étiquettes sur l'événement, ce qui ferme finalement le débat. Si on parle autant de Mai 68 n'est-ce pas pour essayer de trouver soit des solutions aux maux actuels ou bien des boucs-émissaires? L'héritage de Mai 68 est très difficile à manier et le faut-il d'ailleurs? Sans doute que nous avons besoin de recul pour apprécier encore mieux cette histoire sociale et politique, très mouvementée.
Mai 68, une révélation plus qu'une révolution
Mai 68 ne fut pas une révolution comme certains de ses opposants le disent. Ce fut pour beaucoup une révélation, une contestation, une accélération de la prise en compte de revendications déjà datées. Mai 68 ne fut pas non plus un combat intergénérationnel. Dans les manifestations de rue, jeunes et aînés défilaient ensemble. Ils avaient souvent des demandes sociales similaires, espérant que l'avenir serait meilleur, alors que la croissance battait son plein. Chacun a voulu profiter des fruits de la croissance et personne chez les manifestants n'a souhaité prolonger trop longtemps le mouvement tout comme les services d'ordre n'ont jamais cherché à tuer des manifestants.
Enfin, Mai 68 a-t-il été l'événement qui a plongé la France dans une ère très individualiste comme certains le disent ou l'écrivent? Non ; loin s'en faut. Il y a là un contresens, car les slogans de Mai 68 demandent une émancipation collective. Mai 68 est de même une période où la sexualité est abordée, mais pas de façon majeure et débridée comme les tenants d'un retour à l'ordre moral le laisse entendre. Mai 68 pense à une société d'entraide afin que tous aient un travail. Le chômage est résiduel à l'époque avec environ 500.000 chômeurs, mais il inquiète beaucoup les familles des futurs diplômés de l'Université.
Au final, Mai 68 peut être vu comme la révélation d'une distorsion profonde entre les structures politiques et des aspirations sociales anciennes.
Eric Alary est l'auteur de IL Y A 50 ANS : MAI 68 !, paru en octobre 2017 aux éditions Larousse
Par Anne Crignon - Paru dans "L'OBS" du 6 avril 2017
Enid Blyton avait laissé quelques historiettes en jachère dans ses imposantes archives, que Hachette a rachetées en 2012 à Londres. De courtes aventures écrites, imagine-t-on, du temps qu'elle était gouvernante de très jeunes enfants. Hachette n'ayant pas à composer avec des héritiers sourcilleux, ces fonds de tiroir vont paraître dans une collection créée ad hoc pour les 6 à 8 ans: «le Club des Cinq junior». Le premier texte, en librairie cette semaine, s'intitule «Un après-midi bien tranquille». Edgar, 7 ans et demi, un goût affirmé pour la lecture, l'a avalé en un quart d'heure et trouvé «rigolo», particulièrement le chien Dagobert avec ses «ouaff'» sempiternels.
Quoi qu'on pense de ce Club des Cinq riquiqui, le miracle est là: la série «The Famous Five» écrite «pour la libération des enfants», selon François Rivière, biographe d'Enid Blyton (1), et installée depuis 1955 dans les librairies de France, est toujours au XXIe siècle une œuvre qui compte 300.000 exemplaires vendus rien qu'en France en 2016. Pour comprendre comment Hachette la «modernise» depuis soixante ans, nous avons donc lu et comparé, stylo à la main, «le Club des Cinq contre-attaque» dans ses versions successives: celle de 1955 avec la tranche jaune qui a préludé à la Bibliothèque rose (très prisée des bibliophiles), celle de 1974 dans la Rose, et ses versions édulcorées en 2000 et 2005.
Six ans après la mort d'Enid Blyton, les modifications survenues sont un incroyable coup de ciseaux: 400 lignes de moins en 1976, soit douze pages ou l'équivalent de deux chapitres. Des bavardages charmants et des considérations échangées par François, Mick, Claude et Annie en marge de l'intrigue disparaissent. Chez Hachette, on n'a pas gardé trace de ce travail éditorial; mais on est passé de 31 dessins à 57.
Dans les années 2000, la série est reprise. On raccourcit, on simplifie. On ôte au texte son vocabulaire désuet - des mots comme «grommeler» - et les marques d'une technologie dépassée - les enfants ne reçoivent plus un télégramme mais un appel téléphonique. En 2005, la bascule est spectaculaire: pour les 150 ans de la Bibliothèque rose, le passé simple est déclaré non grata. La série est récrite au présent. On ne veut pas risquer qu'un enfant lâche le livre au premier «découvrit» venu.
Un autre Club entre alors en scène, celui des anciens lecteurs catastrophés. Qui ose dégrader ainsi la chère série de leur enfance? Un blogueur nommé Celeborn prend la tête de la contestation. Le petit Edgar, à qui nous expliquons cette querelle, dit qu'il «aime bien le passé» et file chercher un Roald Dahl écrit au passé simple. «Si c'est au présent, dit-il, c'est comme si ça arrivait au moment où c'est écrit. Avec le passé, on voit que ça leur est déjà arrivé.» Mais Edgar grandit dans un milieu où on lit. Or le Club des Cinq est pensé pour le grand public enfantin. C'est «le premier polar pour enfant et les abdominaux de la lecture», disait Charlotte Ruffault, l'éditrice qui décida de tout mettre au présent.
Aujourd'hui encore cette série doit être «divertissante, attrayante et facile, explique Myriam Héricier, directrice des Bibliothèques rose et verte. Les enfants commencent par le Club des Cinq puis ils lisent Jack London et plus tard Kant, et nous avons gagné.» Jamais elle ne récrirait la comtesse de Ségur, qui reflète l'esprit du XIXe siècle, mais il lui semble pertinent de simplifier la série la plus susceptible de faire aimer les livres. Le prix à payer, c'est que le Club des Cinq de 2017 a bel et bien perdu son charme au profit d'une intrigue déshabillée jusqu'à l'os et d'une histoire platement rédigée.
Je constate ça dans d’autres séries littéraires également.
En particulier une série de livres pour enfant en néerlandais. J’avais la série complète, mais avec des bouquins de deux éditions différentes (originale & reformulée). J’ai fini par me mettre à la recherche de la série en version originale.
Je trouve ça assez lamentable, de simplifier. C’est pas mieux de maintenir le niveau ? Là ça revient simplement à avouer que les gens sont de plus en plus cons. Ni plus, ni moins.
Dans quelques années, on va avoir droit à une version en SMS aussi ?
Finalement Jean Rochefort n’avait pas tort avec ça : https://www.youtube.com/watch?v=16ubmu7qbJc
Du coup, je salue la solution à tout ça :
Que faire, alors ? Proposer deux versions en librairie. Celle des années 1970, avec son passé simple et ses longueurs savoureuses, simplement modernisée par les illustrations; et l'actuelle, rétrécie au nom de la lecture pour tous.
Si ça peut permettre à tous de lire, c’est bien.
J’espère juste que les éditeurs ne nous prennent pas tous pour des débiles et finissent par laisser tomber la version normale.
ÉDIT : Certaines choses disparaissent et d’autres apparaissent, ce qui est normal. Mais si c’est pour perdre le passé simple et le subjonctif pour se retrouver avec du SMS et des émoticônes… jsui pa conv1Q d’émé sa.