C'est très simple: ils ne le savaient pas, car les frontières n'existaient pas encore.
Jusqu'à l'année 1500, les frontières n'existaient pas, ni l'idée de frontières. Le concept moderne de la frontière a été créé pendant le traité de Tordesillas entre l'Espagne et le Portugal qui a défini scientifiquement les zones d'influence entre ces deux pouvoirs. Avant cela, cette idée n'avait jamais existé. Pourtant, il y avait des «limes». Le mot vient du latin et signifiait «bord».
Prenons l'une des cartes que l'on voit dans les livres d'histoire, avec toutes les belles couleurs, et des royaumes et empires soigneusement dessinés. Ce sont des mystifications. Vous les regardez avec votre cerveau du XXIe siècle et vous pensez: «La Hongrie s'arrête ici, voici la Pologne.» Non, cela ne fonctionnait pas comme cela. Il y avait des limes, des zones (qui pouvaient être plus larges ou plus étroites) de no man's land, où l'autorité des deux royaumes avait disparu et où ils se mêlaient l'un et l'autre. Sur parfois des centaines de kilomètres, personne n'avait le pouvoir.
Généralement, ce limes coïncidait avec des frontières physiques: une mer, un fleuve majeur, une chaîne de montagnes, un désert, une zone si infertile que l'on ne pouvait pas l'utiliser pour l'agriculture. Parfois, il s'agissait juste d'une zone sur laquelle deux États se faisaient la guerre. Pendant le Xe siècle, l'Empire byzantin s'est divisé entre différents empires à cause d'une guerre civile (il sera bientôt réuni), et il faisait aussi la guerre avec la Bulgarie concernant le contrôle des territoires sains et fertiles qui constituaient le limes et que voulaient les deux États.
Là où la population était plus dense, le limes était plus étroit. Le limes se déplaçait aussi en fonction des alliances et des petites guerres. La ville de Canossa, en Italie, était officiellement dans le Grand-duché de Toscane, mais si un seigneur de Canossa (à l'époque une forteresse majeure) venait à changer de côté et former une nouvelle alliance avec le royaume de Lombardie, le limes entier était par conséquent modifié. Le limes était un concept bien plus liquide qu'une frontière.
Alors, comment un Romain savait-il s'il se trouvait toujours à l'intérieur de l'Empire? Il ne le savait pas, tout simplement. L'Empire lui-même n'était pas ce que montre la carte. Si vous regardez une carte moderne du Brésil par exemple, vous saurez que la zone entière qui se trouve dans la frontière s'agit du Brésil, et c'est aussi simple que cela. Mais ce n'était pas si facile pendant l'Antiquité.
L'Empire romain habituellement représenté était en fait un territoire composite constitué du Pomerium, qui appartenait en quelque sorte officiellement aux villes et aux colonies de Rome, dont les habitants (y compris les paysans qui vivaient à la campagne) étaient des citoyens romains, ainsi que des territoires qui étaient influencés par Rome en conservant leur propre structure du pouvoir local (comme c'était le cas pour la Palestine par exemple). Même au sein du limes, on ne savait pas si on se trouvait dans les domaines romains, ou dans une zone sur laquelle Rome avait une forte influence.
Une fois que l'on s'approche du limes, tout ce que l'on savait, c'est que l'on se trouvait sur le limes: la protection romaine n'était donc pas garantie. En revanche, le limes était souvent si négligeable que personne n'y allait, sauf quelques bergers, ou des commerçants allant vendre des marchandises romaines aux bandits et aux «tribus» (qui n'en étaient pas vraiment, mais tenons-nous en au mythe pour l'instant).
Le Toulonnais Michel Augier revient sur l’attaque britannique dans le port militaire de Mers el-Kébir, en Algérie et qui causa la mort de 1 297 marins français.
Publié le 05/03/2024
Un monument national en souvenir des 1.297 victimes du drame de Mers el-Kebir doit prochainement être érigé en Bretagne. Photo DR
Deux après-midi (6 et 7 mars 2024 ?) sur la thématique de l’attaque de Mers el-Kébir (du 3 au 6 juillet 1940) sont organisés aujourd’hui et demain au Service historique de la Défense (SHD). À l’initiative de ce rendez-vous, hommage aux 1 297 victimes du drame: le Toulonnais Michel Augier.
"Mon objectif, n’est pas d’évoquer l’Algérie française, la vengeance ou la trahison des Anglais, mais de passer de la mémoire à l’histoire", explique-t-il. En substance, l’idée est ainsi de dépassionner l’événement; ce, en l’auscultant depuis plusieurs perspectives.
La première journée sera notamment consacrée à l’aspect géographique et stratégique du lieu, le port algérien de Mers el-Kébir, situé dans la rade d’Oran. La seconde s’intéressera davantage à l’attaque, mais aussi à la manière de faire vivre le souvenir de cet événement tragique.
Parmi les intervenants, on retrouve Michel Colas, un ingénieur des travaux maritimes. Sera aussi présent Jean-Aristide Brument, président de l’association des Anciens marins et familles de victimes de Mers el-Kébir, structure qui porte un ambitieux projet de mémorial en Bretagne.
Rappelons que l’attaque de Mers el-Kébir a été menée par la Royal Navy contre une escadre de la Marine nationale, une semaine avant la remise des pleins pouvoirs à Philippe Pétain. La France et le Royaume-Uni n’étant pas en guerre au moment des faits, cela a marqué une rupture entre les deux pays.
Dans L'Autre Bataille de Poitiers, l'historien et archéologue Philippe Sénac rappelle quant à lui la différence entre mythe et réalité à travers deux éléments centraux. D'abord, il explique que l'occupation de la Gaule méridionale par les musulmans au VIIIe siècle est beaucoup plus limitée que ce que laisse penser la légende construite a posteriori; ensuite, que la prétendue bataille de Poitiers (732 ou 733) est en fait une simple escarmouche sur le plan militaire. Si, par la suite, l'événement est devenu un haut fait d'armes, c'est notamment au cours de la reconstruction de l'histoire sous la monarchie de Juillet (1830-1848), puis sous la Troisième République (1870-1940).
En fait, cette bataille est venue marquer la fin des conquêtes arabes, qui s'étaient déjà soldées par une série de défaites plus importantes comme celle de Toulouse en 721 ou de Covadonga (Espagne) l'année suivante. Poitiers marque surtout les débuts des succès des Francs et de leur expansion en Europe.
Le récit de l'épisode a été modifié au fil des siècles. En reprenant plusieurs sources, Philippe Sénac souligne que si l'Espagne a bel et bien été occupée, la Narbonnaise (le Gard et l'Aude principalement) a été soumise et est devenue une wilaya dans laquelle les conquérants ont laissé une autonomie interne à l'ancienne province. Elle a servi de point d'appui pour les offensives vers le Nord, qui sont principalement remontées vers la région lyonnaise, alors que l'attaque en direction de Poitiers est venue directement de l'Espagne en passant par Bordeaux.
En outre, cette bataille ne marque pas la fin des tentatives de conquête: ce sont les victoires de Pépin le Bref (714-768) jusqu'en 768 qui stabilisent la région. Et encore, puisque jusqu'au XIe siècle, des raids ont à nouveau eu lieu. La reconstruction mémorielle a directement influencé cette réécriture partielle de l'histoire.
L'Autre Bataille de Poitiers – Quand la Narbonnaise était arabe (VIIIe siècle) par Philippe Sénac chez Armand Colin paru le 18 octobre 2023
Dans une vidéo virale, un universitaire nationaliste chinois a mis en doute l’existence d’Aristote. Si ses arguments sont jugés fallacieux, leur écho témoigne de la volonté de certains intellectuels de contester l’histoire de l’Occident et les fondements de sa civilisation, explique à Hong Kong le “South China Morning Post”.
“Aristote a-t-il réellement existé ? Cette question provocatrice, sujet d’une vidéo virale de l’universitaire nationaliste chinois Jin Canrong, a lancé une nouvelle bataille dans la guerre des récits entre la Chine et l’Occident”, raconte le South China Morning Post.
“Jin n’est pas un historien”, précise d’emblée le quotidien de Hong Kong, mais un politologue, un conseiller de Pékin et un influenceur sur Douyin, version chinoise de TikTok, où il a publié sa vidéo devenue virale en octobre. Il y affirme “qu’il n’y a aucune trace attestant l’existence d’Aristote avant le XIIIe siècle et que le philosophe antique […] n’aurait pas pu écrire des centaines de livres, contenant des millions de mots, avant l’arrivée du papier en Europe au XIe siècle”.
Lire aussi : La pilule philosophique. Les vieux ont-ils à se soucier des générations futures ?
Des arguments que les historiens dénoncent comme “superficiels et fallacieux”, précise le journal, qui les déconstruit ensuite méthodiquement.
“Reste que ces affirmations reflètent une tendance de plus en plus forte parmi certains intellectuels nationalistes, pour qui le monde a besoin d’une version nouvelle et moins occidentalo-centrée de l’histoire”, poursuit le titre hongkongais.
La “pseudo-histoire” des civilisations de l’Antiquité
La Grèce antique, “considérée comme le berceau de la démocratie et de la civilisation occidentale moderne”, est une cible privilégiée, alors que les dirigeants chinois mettent en avant l’ancienneté de leur propre civilisation, “la seule au monde à ne pas avoir connu d’interruption”, déclarait en juin dernier Xi Jinping, cité par le South China Morning Post.
“Depuis une décennie au moins, la Grèce, Rome et l’Égypte antiques sont visées par des universitaires nationalistes en Chine”, rappelle le journal. En 2013, “He Xin, ancien chercheur de l’Académie chinoise des sciences sociales, a publié son livre Recherches sur la pseudo-histoire de la Grèce. Il y affirme que plusieurs classiques de la littérature grecque, comme les épopées d’Homère, sont l’œuvre de faussaires de la Renaissance. Comme Jin, il suggère aussi qu’Aristote n’a jamais existé.”
La vidéo de Jin Canrong a suscité “une avalanche de débats publics sur la fiabilité de l’histoire occidentale”, selon le South China Morning Post, qui conclut en citant une réponse révélatrice d’un internaute sur le réseau social Weibo. “Que ces opinions soient justes ou non, c’est secondaire : l’essentiel, c’est que nous osons mettre en doute les origines de la civilisation occidentale.”
Donnons une nouvelle chance à notre plume, réécrivons notre texte. Nous le modifions ou nous l’écrivons à nouveau ? Nous le précisons, l’annotons et le consolidons ou nous recommençons, le remplaçons et en établissons un nouveau ? Nous fondons-nous sur le donné de l’existant ou préférons-nous l’inaltéré du renouveau ? De cette distinction fondamentale procède notre conception de l’ontologie. Et si les phrases étaient les histoires et la page l’Histoire, de quel côté tendre ?
L’actualité d’une réécriture de l’Histoire est le fruit d’un long cheminement moderne. Du passage de l’Histoire à l’historicisme précipité par Hegel. En postulant la cyclicité de l’Histoire, il achève la tradition, déjà mise à mal par la Révolution française. L’Histoire est ce développement continu aux soubresauts répétitifs, ce fil déroulé par la Raison. Inaltérable et supérieur. Elle est ce « processus par lequel l’esprit se découvre lui-même » nous dit-il. Nous ne sommes que ses humbles descendants. Aux côtés d’Héraclite et d’Hegel, nous ne faisons qu’attendre l’éternel retour du même.
Réécrire l’histoire, c’est donc être arrivé à penser l’Histoire comme support d’une réécriture. Réécrire l’Histoire, c’est donc pouvoir réécrire l’Histoire. Ce pouvoir rendu possible par un monde perçu comme res extensa. Ce pouvoir qui ne saurait être délimité par les frontières de l’existant et du donné. Finalement, comme Valéry : « L’homme sait ce qu’il fait, mais ne sait jamais ce que fait ce qu’il fait ». A récuser l’héritage, l’homme n’en est que plus héritier.
THOMAS DUTRIEZ
par KÉVIN COUTURIER
En mai dernier, la mort de Georges Floyd fut l’élément déclencheur d’un important mouvement de contestations, l’épicentre d’un tsunami de revendications dont les remous traversèrent l’Atlantique et atteignirent le Vieux Continent. Aux Etats-Unis, ces mouvements s’autoproclamant volontiers antiracistes manifestèrent et s’attaquèrent aux statues de nombreux personnages. De Christophe Colomb à Robert Lee en passant par les Pères Fondateurs, tout le monde y eut droit. Quelques semaines plus tard, par un mimétisme habituel mais navrant, certains groupuscules en France calquèrent simplement le passé et les revendications américaines sur l’histoire de notre pays, clamant ainsi avec rage que Colbert, Napoléon ou même le général De Gaulle n’étaient que d’affreux racistes esclavagistes. « La République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire. Elle ne déboulonnera pas de statues » affirmait alors Emmanuel Macron au point culminant de la polémique, soutenu par la quasi-totalité du monde politique. Cependant, force est de constater que la France ne fut pas épargnée par cette haine du passé : en Martinique, deux statues de Schoelcher, député à l’origine du décret mettant fin à l’esclavage, furent déboulonnées ; une pétition fut lancée pour enlever la statue de Colbert trônant devant l’Assemblée Nationale. A Cergy, il est même possible de lire sur un mur de la ville : « De Gaulle esclavagiste ». Agonisante, l’Histoire n’a pourtant d’autre choix que de s’en remettre à nous, contemporains : quelle effroyable responsabilité. « Et surtout que la laissant tomber de nos mains, de ces mêmes mains, de ces inertes mains, nous pouvons lui administrer la mort », s’alarmait Péguy. Qui donc aurait pu tuer l’Histoire ?
Avant de trouver les coupables, encore faut-il s’assurer qu’il s’agisse bien là d’un crime et que la cohésion nationale en est une victime collatérale. Il est naturel et commun que toutes les générations cherchent à s’inscrire dans le cours du temps et à marquer l’Histoire de leur nom. A la recherche des lendemains qui chantent, les jeunes se sont en effet souvent opposés à leurs anciens et à ce qu’ils trouvaient injuste dans le monde qu’ils leur laissaient. Cependant, cette volonté de changer la société devient dangereuse quand, pour regarder vers le futur, on décide de totalement faire table rase du passé, quand, pour se tourner vers l’avenir, on décide de traiter le récit national comme un vulgaire palimpseste.
Il y a deux dangers principaux à réécrire l’Histoire. Le premier est de la considérer comme une simple succession d’événements, n’ayant elle-même aucune valeur en soi. On pourrait alors sans trop de soucis modifier à son aise et selon les codes de son époque tel ou tel événement. Or, l’Histoire est bien plus que ça. C’est le ciment d’une nation, l’élément œcuménique du pays rassemblant des êtres différents autour d’un socle commun, autour d’une destinée commune. Réécrire l’Histoire, c’est alors défaire les liens qui fondent l’identité de la France, c’est créer des êtres déracinés, sans repères. Ceci ne revient pas à dire que toutes les périodes de la France furent glorieuses ni que tous les personnages qui firent l’histoire de France sont louables. C’est simplement dire que l’histoire de France est ce qu’elle est et que tous les Français, qu’ils en héritent ou qu’ils s’y agrègent, sont les descendants temporels de ces moments passés.
Le second danger est de se priver, en voulant supprimer des pans chronologiques entiers, des enseignements les plus précieux : ceux qui sont délivrés par le temps. « Le coup d’œil sur l’Histoire, le recul vers une période passée ou, comme aurait dit Racine, vers un pays éloigné, vous donne des perspectives sur votre époque et vous permet d’y penser davantage, d’y voir davantage les problèmes qui sont les mêmes ou les problèmes qui diffèrent ou les solutions à y apporter » écrivait justement Marguerite Yourcenar. Le passé est un livre ouvert devant nos yeux qui nous enseigne les remèdes les plus efficaces contre les maux de la société. Qui aurait alors pu commettre un tel crime ? Le premier et principal ennemi de l’histoire, c’est l’anachronisme. Les défenseurs de la réécriture historique, iconoclastes nouveaux, créent un cadre – très exigu, du reste – dont les bords sont formés par l’antiracisme et l’anticolonialisme tels qu’ils l’entendent. Ils appliquent alors ce cadre à l’histoire de France et tous les événements ou personnages qui n’entrent pas strictement dans celui-ci sont jugés infâmes, ignobles et méritent alors d’être effacés. C’est en faisant l’économie d’une recontextualisation pourtant nécessaire que tel ou tel personnage est subitement couvert d’opprobre. Nous isolons souvent un évènement de son temps et le simplifions volontiers pour tisser des liens plus ou moins évidents avec notre époque. Or, chaque moment de l’histoire est le produit d’une période particulière où les individus avaient des intérêts particuliers et où les rapports de force entre les puissances n’étaient nullement ceux que nous connaissons.
C’est l’un des rôles de l’éducation historique que de permettre à tous de faire cet effort de contextualisation et de se défaire des simplifications. Son autre rôle est de fédérer l’ensemble du pays autour d’une histoire commune. Cet enseignement, sous la Troisième République, avait donc la lourde tâche de faire émerger un passé commun de la pluralité des identités régionales. Par exemple, pour que les écoliers savoyards devinssent des citoyens français, il fallait alors que leur histoire fût nationale. Pour se faire, on décida de concentrer l’attention des enfants sur les événements les plus glorieux du pays. Toutefois, cette manière d’enseigner l’histoire n’était pas parfaite, l’objectif qui vise à en saisir la complexité n’étant pas encore atteint. « Est-il vrai qu’il faille enseigner l’histoire aux enfants sans qu’ils la comprennent et de façon à meubler leur mémoire de quelques dates et de quelques événements ? C’est extrêmement douteux. On ne s’y prendrait pas autrement si l’on voulait tuer l’intérêt. » Cette critique de Jacques Bainville dans son Histoire de France reflète ce qu’il restait encore à accomplir dans les années 1920 pour aboutir à un bon enseignement : lier les événements entre eux. Pour y parvenir, tous les moments de l’histoire de France furent enseignés et des sujets tels que la traite des Noirs ou la collaboration par la suite furent alors étudiés à l’Ecole. Cependant, avec le temps, ce qu’on utilisait naguère pour instruire se retrouve aujourd’hui à servir l’obscurantisme. Depuis quelques années en effet, un grand nombre de citoyens ayant pourtant suivi l’enseignement de la République s’attachent uniquement aux événements moins glorieux pour tenter de les effacer de la mémoire collective. Or, « on peut éclaircir l’histoire, on ne la renouvelle pas » disait justement ce même Bainville. Le plus grand défi pour l’Ecole aujourd’hui est de le faire comprendre à ses élèves et de leur rappeler que tous les moments du passé, fussent-ils ou non louables, forment l’histoire de France.
L’Histoire fut donc tuée par l’anachronisme et sa complice, l’Ecole. C’est par un étrange paradoxe que cette institution qui devait rassembler les Français se retrouve à les opposer, ne leur ayant pas tous appris que l’histoire est une et indivisible. Cependant, aujourd’hui plus que jamais, un enseignement historique exhaustif et objectif est nécessaire pour sauver l’unité du pays. L’Histoire est morte, certes, mais vive l’Histoire !
par LOUIS ALEXANDRE
« Les vainqueurs l’écrivent, les vaincus racontent l’histoire. » Par cette maxime, sans doute inspirée d’une phrase de Robert Brasillach, Booba pose le problème central de la question posée : la tyrannie d’être du mauvais côté de l’histoire. J’ajouterais, pire encore, faire partie des oubliés de l’histoire, volontairement ou non, n’a rien de bon. Dans la dernière Confrontation, on pointait l’absence de la grippe de Hong Kong de nos références. Si à titre individuel, ne pas faire partie de l’histoire peut être douloureux, à titre collectif, cela peut avoir des conséquences plus importantes.
L’histoire dépend en effet trop souvent de ceux qui l’ont écrite. Ce pêché originel peut engendrer dans le meilleur des cas de la douleur pour ceux qui se sentent blessés de ne pas y être. Mais c’est davantage du ressentiment que crée cette situation. En effet, l’homme est généralement attaché à sa famille, ses origines. Il peut ne pas supporter un décalage entre les histoires de famille ou les valeurs qu’il projette sur ses ancêtres, et ce que l’histoire en dit. Si ce fardeau historique est pesant, l’individu va en vouloir à ceux qui ont écrit l’histoire potentiellement de manière tendancieuse, pour préserver un groupe social ou une appartenance politique, on peut ici penser aux historiens de la IIIème République ou juste après la Seconde Guerre Mondiale. Certains vont s’écraser sous ce fardeau historique. D’autres n’accepteront jamais de subir l’histoire. Ils vont en parallèle construire un ensemble de représentations tirées de souvenirs ou de fantasmes, donc aussi peu fidèle à la réalité historique. En réaction à une histoire partisane, se développe donc la mémoire, davantage du côté de la passion. L’histoire est quant à elle évidemment du côté de la raison et doit donc pouvoir évoluer raisonnablement. Plus que par une simple reconnaissance de son incomplétude, garder l’histoire du côté de la raison passe par sa réécriture. On pourrait citer en exemple le travail de Michelle Perrot sur la place des femmes et des ouvriers dans l’histoire. Plutôt que d’alimenter un statu quo délétère, réécrire l’histoire permet d’exorciser les blessures du passé, de se libérer d’un enfermement mortifère. Cela ne doit jamais avoir pour but de créer de nouvelles tensions mémorielles. Ce serait dénaturer la finalité de l’histoire. La réécriture doit permettre de prendre le temps et la hauteur nécessaires pour ne jamais tomber dans la rancœur et l’animosité.
Néanmoins, si l’école des Annales avait déjà chahuté les manuels de Lavisse, certains souhaitent pourtant y revenir. Pourquoi ? Par confort peut-être. Si rester enfermé dans une vision de l’histoire, unie, univoque, limpide emprisonne hors de l’histoire ceux qui n’étaient pas du bon côté au moment de sa rédaction, elle permet aussi de protéger ceux qui sont du bon côté. Cela a en effet un côté très rassurant de nous dire que nous sommes tous des Gaulois, que nous avons tous été résistants et tous Charlie. Ne pas réécrire l’histoire permet également de laisser de côté ses cadavres, de ne pas reconnaître ses erreurs. Ne pas réécrire l’histoire c’est souvent préférer porter une charge mémorielle lourde plutôt que d’assumer a posteriori une vérité historique dont nous ne sommes pas responsables. Cette attitude semble assez contre-productive et infondée. Les erreurs et oublis font partie intégrante de l’histoire. Toutefois, ce ne sont pas des fatalités. L’histoire peut être réécrite. Elle l’est même constamment. Cette dynamique lui donne son souffle et sa crédibilité. En effet, l’histoire fossilisée, fixée une bonne fois pour toute n’a rien de bon. Défendre cette conception de l’histoire, immuable, presque sacrée, c’est refuser de croire que la vérité historique peut changer. Les écrits historiques n’ont pas la même ambition que les Écritures même si certains leur vouent une foi quasi transcendante.
A l’heure de l’instantanéité, les grandes figures de l’histoire présente, consacrées ainsi par le FC Twitter ou les chroniqueurs sur les chaînes d’information en continu, peuvent être taillées en pièces le lendemain. Que doit-on retenir d’Éric Drouet, l’homme présenté comme le leader d’une révolte populaire inédite en France, qui faisait trembler l’Elysée et dont presque plus personne ne se soucie aujourd’hui ? L’emballement médiatique cherche sans cesse à produire de nouvelles personnalités historiques, sous couvert de l’avis de prétendus experts pour étayer ces constructions. Des constructions oui : là est le problème, beaucoup n’ont pas la carrure, la profondeur historique qu’on leur prête, mais il faut bien faire de l’audience ! Dans une époque où la figure du journaliste est très (trop) contestée, les héritiers d’Albert Londres franchissent peut-être parfois trop souvent la frontière ténue entre journaliste et conteur d’histoire. The show must go on ! Plus que jamais il faut donc réécrire l’histoire. Pour déconstruire l’histoire artificielle résultant du présentéisme. La réécrire avec du recul, avec une exigence de sincérité et de perfectionnisme. A ce titre il est intéressant de dresser un parallèle entre la technique de la fresque et la manière donc l’histoire doit être réécrite : toutes deux ont une base fraîchement figée sur laquelle de nombreuses personnes vont repasser ensuite pour ajuster le trait. La fresque évolue, se corrige, on y ajoute de nouvelles couches, se patine sans arrêt au fil des années. C’est ainsi qu’il faut réécrire l’histoire.
Conscient que réécrire l’histoire pour la réécrire n’a pas toujours un intérêt, voire peut être dangereux, réécrire l’histoire doit consacrer le travail de l’historien, l’historien indépendant, dévoué à l’Histoire avec un grand H et n’obéissant à aucun intérêt. Certes il est illusoire de concevoir l’histoire comme une science objective et que les historiens travaillent de manière totalement détachée. Mais l’appréhender comme un travail collectif, écrite par des historiens variés, chacun venant avec ses biais et ses thématiques particulières, permet de construire une grande fresque historique où les nuances se contrebalancent pour finalement produire un équilibre objectif. En ce sens, une réécriture unique de l’histoire n’est pas nécessairement féconde, bien au contraire. Mais des réécritures plurielles, qui peuvent se confronter, accoucheront forcément d’une histoire plus fine, plus précise, plus exhaustive.
Quelle place dans l’histoire pour Greta Thunberg, Elon Musk, ou le Coronavirus ? Certains trouvent qu’on en fait trop, d’autres qu’ils ne sont pas reconnus à leur juste mesure ? Finalement nul ne peut le dire. Et plutôt que de se contenter d’un « L’histoire nous le dira », il faut que l’histoire soit sincèrement réécrite pour leur donner leur juste place.
Peu de gens savent ce qui se cache derrière les murs du musée des Archives nationales. Pour les Journées européennes du patrimoine, l'artiste Ami Karim ouvre un tiroir insolite de l'histoire de France.
par Elodie Palasse-Leroux
J'ai plus de souvenirs que si j'avais 1.000 ans.
gros meuble à tiroirs encombré de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances.
Charles Baudelaire surgit à l'esprit quand s'ouvrent les lourds battants de «l'armoire de fer». Mais Karim Zaïdi, slameur connu sous le nom de scène Ami Karim, n'éprouve aucun spleen en se remémorant ce jour de 2009 durant lequel il a fait une entrée inattendue –et littérale– dans l'histoire de France. Il est le «défricheur de rimes, détrousseur de quatrains» du chanteur Renaud, le sujet de son morceau «Pour Karim, pour Fabien» (Fabien, alias Grand Corps malade, ami et complice des débuts de Karim), sorti en 2016.
À l'approche du musée des Archives nationales, on aperçoit, au croisement des rues Rambuteau, des Archives et des Francs-Bourgeois, à la limite des IIIe et IVe arrondissements de Paris, les tourelles érigées au-dessus de la porte fortifiée de l'ex-hôtel de Clisson (désormais hôtel de Soubise), qui date de la fin du XIVe siècle. Il y a trois minutes à peine, la silhouette radicale du Centre Pompidou nous propulsait dans les années 1970. Quelques centaines de mètres plus loin, nous voilà de retour en 1371. Levez le nez: cette éruption médiévale dans le mur d'enceinte de l'hôtel de Soubise (construit, lui, entre 1705 et 1709) constitue l'unique vestige de l'architecture privée de l'époque à Paris.
Les pas de promeneurs pressés claquent sur les pavés. Rares sont ceux qui jettent un regard, au-delà de l'immense portail laissé ouvert, à l'imposant hôtel particulier qui abrite le musée des Archives nationales. Il leur aurait suffi de s'y engouffrer pour être happés par cette machine à remonter le temps. Savent-ils seulement ce qui s'y cache? «J'adore l'histoire, mais moi non plus je n'avais jamais entendu parler des Archives avant 2009», confie Ami Karim.
Il a rattrapé son retard. Sa connaissance de l'histoire des lieux ferait rougir Stéphane Bern. En 1808, un décret impérial affecte l'hôtel de Soubise aux Archives de l'Empire. Napoléon Ier y fait regrouper les documents jusque-là éparpillés dans divers dépôts parisiens.
Le musée des Archives nationales ouvre ensuite en 1867 pour offrir aux visiteurs «un abrégé des preuves de l'histoire de France» à travers les «monuments écrits de la patrie». Aujourd'hui, l'hôtel abrite un musée des documents français, depuis les Mérovingiens jusqu'au Premier Empire (1804-1814-1815), dont l'interrogatoire des Templiers en 1307 ou la révocation de l'édit de Nantes en 1685. Le musée des documents étrangers rassemble quant à lui des traités et documents diplomatiques.
L'hôtel de Soubise fait aussi office de conservatoire de «pièces à conviction et objets saisis» (attentat contre Louis XV en 1757, procès contre l'Organisation de l'armée secrète de 1959 à 1965) et d'objets historiques (l'étalon des poids et mesures ou les clefs de villes prises à l'ennemi). Sans oublier la fameuse «armoire de fer». Coffre-fort composé de deux monumentaux caissons de métal de 2,60 mètres de largeur sur 2,60 mètres de hauteur, enchâssés l'un dans l'autre, il est considéré comme un chef-d'œuvre de l'ingénierie du XVIIIe siècle.
Sa serrure est pourvue de six molettes, chacune permettant d'encoder toutes les lettres de l'alphabet, pour une infinité de combinaisons. En plus du code, elle s'ouvre au moyen de clés à quatre tours (faites d'acier massif et dépourvues de soudure). Peu de meubles ont été produits pendant la Révolution, ce qui renforce encore le caractère exceptionnel de l'armoire construite en 1790-1791. Elle conservait à l'Assemblée nationale les prototypes des étalons du système métrique, la Constitution ou les minutes des lois et décrets révolutionnaires.
Derrière ses portes se cachent l'ensemble des constitutions de la France et une variété hétéroclite de documents historiques: le journal de Louis XVI y côtoie la gazette des atours de Marie-Antoinette, les mètre et kilogramme étalon jouxtent le serment du Jeu de paume, les testaments de Louis XIV et de Napoléon Ier. «Et puis, il y a mon texte, s'étonne encore Ami Karim. Le seul document émanant d'un civil.»
En 2009, pour parer à la saturation des deux sites des Archives nationales à Paris et à Fontainebleau (ils reçoivent plus de quatre kilomètres linéaires de documents chaque année), a commencé la construction d'un nouveau bâtiment à Pierrefitte-sur-Seine (Seine-Saint-Denis). Il a ouvert en 2013 pour accueillir les documents post-période révolutionnaire. L'architecture a été confiée au controversé Massimiliano Fuksas, et la première pierre posée en septembre 2009 en présence du Premier ministre de l'époque, François Fillon, et du ministre de la Culture Frédéric Mitterrand.
Le premier album d'Ami Karim, sorti en 2008, avait alors fait grand bruit et l'artiste venait d'achever une tournée de 150 concerts en France et en Amérique du Nord. C'est à lui qu'on propose d'écrire un texte, lu en 2009 lors de la cérémonie de la pose de la première pierre. «Pour l'occasion, ils voulaient quelque chose de moins conventionnel. J'ai grandi à Saint-Denis, ils m'ont appelé pour me demander ce que représentait pour moi l'implantation des Archives dans le 93.»
Pour Ami Karim, «fan d'histoire de France», les Archives nationales organisent une immersion dans leurs coulisses. «Je conserve un souvenir extraordinaire de ce moment, au cours duquel j'ai parcouru des documents vieux de plusieurs siècles, souvent manuscrits, signés des rois de France…» Il impose cependant une condition: «Je ne voulais pas de récupération politique. J'étais d'accord pour leur soumettre mon texte, mais ils ne pouvaient en changer le moindre mot.»
Il en faut de la place pour garder le temps, texte que vous pouvez lire en intégralité à la fin de cet article, décrypte «la différence entre un musée et les Archives nationales: décider que l'histoire est importante jusque dans ses moindres détails, soigner avec la même tendresse une lettre d'amour et les rapports de Napoléon, imaginer une vie changer dans une demande de naturalisation».
Le Journal des arts s'étonne à l'époque du peu de médiatisation de l'événement: «C'est l'un des chantiers les plus ambitieux portés à l'heure actuelle par le ministère de la Culture. Il est le seul à être financé à 100% par l'État, […] pour un budget global de 242 millions d'euros.» Le média souligne également la justesse des propos tenus par Ami Karim. Il n'est ni «universitaire ni responsable politique», mais «résume parfaitement l'importance de cette institution. Point de convergence entre histoire, identité et mémoire, celle-ci reste garante de la transmission des sources majeures de l'histoire de France.»
En dépit d'un patrimoine culturel costaud, on nous renvoyait l'image d'enfants de nulle part.» - Ami Karim, artiste
Raconter le 93, «ça prendrait du temps. Et aussi pas mal de statistiques, pas très glorieuses évidemment, parce qu'un département né sur les cendres d'une révolution, déclare le slameur en septembre 2009. Mais ça crée aussi des hommes, qui survivront aux bidonvilles, des ouvriers aux doigts calleux, aux rides profondes, indélébiles.»
Des questions d'histoire, d'identité et de mémoire, Ami Karim s'en pose depuis toujours. «J'ai grandi à cheval entre deux mondes auxquels, enfant, je n'appartenais jamais complètement. Il faut devenir un jeune adulte pour mesurer qu'il s'agit aussi d'une richesse»: celle d'une double culture et des leçons tirées de l'histoire du couple formé par ses parents.
Tout a commencé à l'hiver 1954
«Mon père est arrivé d'Algérie en hiver 1954.» Celui, particulièrement cruel, de l'appel de l'Abbé Pierre. «Il a grandi à Stains [Seine-Saint-Denis, ndlr], dans une cité d'urgence, une cité de transit. Ce devait être éphémère, mais il y est resté quinze ans. Ce sont aussi les réalités d'une période de l'histoire de France. Ma mère, elle, vivait à Paris, dans le VIIe [Cliquer et glisser pour déplacer] arrondissement. Mon grand-père maternel était polytechnicien. À 20 ans, elle s'est engagée dans une association caritative –pour laquelle elle allait travailler toute sa vie. Une de ses premières missions l'a amenée à Stains.»
Cinquante ans et quatre enfants plus tard, ils font toujours mentir les prévisions. Karim est né en 1976. «Mais rien n'a été facile, jamais.» Il reconnaît toutefois que l'expérience lui a permis, ainsi qu'à ses deux sœurs et à son frère, de «devenir des caméléons»: «Nous sommes aussi à l'aise à Pierrefitte dans la cité qu'en visite chez notre grand-mère dans sa maison de retraite du XVe arrondissement. Pourtant, en dépit d'un patrimoine culturel costaud, on nous renvoyait l'image d'enfants de nulle part.»
En «protégeant son passé on en devient fier», écrit-il pour l'inauguration des Archives de Pierrefitte. «Imaginer demain, c'est plus facile quand on a fait la paix avec hier.» La suite va prendre des allures de «pied de nez à ces discours d'intégration qui [l]e hérissent parfois».
Dans son texte, Ami Karim remercie les employés des Archives «pour faire de la connaissance bien plus qu'un droit, un devoir». «Par chez nous, ça manque souvent d'attaches, de racines. Merci de venir combler les blancs de nos origines.» Cette attention lui vaut un traitement particulier: «Je ne devais pourtant que lire ce texte.» Mais «les Archives nationales sont avant tout un lieu républicain», rappelait Isabelle Neuschwander, alors directrice des Archives nationales. C'est elle, conjointement avec la directrice de l'atelier de restauration, qui décide de faire entrer Ami Karim dans l'histoire.
«Elles ont tellement apprécié que je rende à la fois hommage à la France et à leur travail d'archivage et de conservation qu'elles ont décidé que mon texte avait sa place aux Archives.» Il est ainsi relié dans les règles de l'art, en deux exemplaires. «J'en garde un, le deuxième est conservé aux Archives nationales. Le jour de la cérémonie, toute ma famille était réunie pour observer le livre être rangé dans “l'armoire de fer”. Mes mots, les seuls d'un civil, rejoignaient ceux de personnages qui ont fait l'histoire de France. Quelle fierté, quel bonheur ils ont ressenti!»
Il est ensuite invité par le ministère de la Culture à prendre part à une mission de terminologie et de néologisme. Ses vers ont même résonné outre-Atlantique: en 2017, Ami Karim a appris avec stupéfaction qu'une professeure de la prestigieuse Université de Georgetown, à Washington, «faisait étudier [s]es textes à ses élèves».
Ils échangent et l'artiste est invité à donner plusieurs conférences sur les banlieues françaises, dont une portant sur «les discriminations liées aux lieux d'habitations, pour le département d'anthropologie». Il y tient aussi une masterclass et des ateliers d'écriture. Une autre consécration pour lui, qui a dédié un de ses morceaux à son ancienne professeure de français. Avec son troisième album, dont le premier extrait («Jamais content, toujours fâché») doit sortir en octobre 2023, il espère y retourner.
Une question me brûle les lèvres: avec qui partage-t-il sa boîte d'archives au sein du coffre-fort de l'histoire de France? On y trouve aussi le testament signé de la main de Louis XIV, m'apprend-t-il. Mais le Roi-Soleil n'est pas son seul voisin: «Il paraît que je suis posé au-dessus d'un texte de Pétain!» La coïncidence l'amuse beaucoup. Très à propos, le tiroir est classé dans la catégorie «Mélanges». Cela ferait un beau titre d'album.
J'en avais jamais entendu parler.
Pour moi la mémoire collective, c'étaient les expos et les jours fériés,
C'était le Louvre, le musée de l'Homme et le samedi soir l'arc de Triomphe,
C'étaient aussi les cours d'histoire et la moitié de la classe qui ronfle.
Alors ça a beau être grand, ça a beau être symbolique,
C'est compliqué de s'identifier aux icônes de la République,
Et puis même si ce sont de grands hommes qui dessinent une nation,
Pour la construire on aura toujours besoin de juristes, de boulangers ou de maçons.
C'est là, la différence entre un musée et les Archives nationales,
Décider que l'histoire est importante jusque dans ses moindres détails,
Soigner avec la même tendresse une lettre d'amour et les rapports de Napoléon,
Imaginer une vie changer dans une demande de naturalisation.
Mais il en faut de la place pour garder le temps,
Et deux cents ans de détails, ça n'a pas l'air, mais c'est imposant,
Alors aujourd'hui le sentiment qui domine c'est la fierté,
Au moment de construire, la nouvelle armoire du passé.
S'il fallait raconter le 93... Ça prendrait du temps.
Et aussi pas mal de statistiques, pas très glorieuses évidemment,
Parce qu'un département né sur les cendres d'une révolution,
Ça fait des enfants turbulents souvent victime d'hypertension.
Mais ça crée aussi des hommes, qui survivront aux bidonvilles,
Des ouvriers aux doigts calleux, aux rides profondes, indélébiles,
Et puis des journalistes, des commerçants, des artistes, des avocats.
C'est peut-être un petit peu prétentieux, mais y a que chez nous qu'on trouve tout ça.
Alors merci,
Merci de rendre hommage à notre histoire,
De faire de la connaissance bien plus qu'un droit, un devoir.
Par chez nous, ça manque souvent d'attaches, de racines,
Merci, de venir combler les blancs de nos origines.
Avec ce bâtiment, vous faites de la Seine-Saint-Denis un écrin.
Sacrée responsabilité, mais on en prendra soin.
Parce qu'en protégeant son passé on en devient fier,
Et qu'imaginer demain c'est plus facile quand on a fait la paix avec hier.
Merci, enfin, de nous rappeler que ce terrain a eu une vie avant,
Et que d'ici à Pantin, pour alimenter Paris, il y avait du blé, il y avait des champs.
C'est pas seulement un terrain vague, des hommes ont cultivé ici,
Et maintenant que le corps est rassasié, on va nourrir l'esprit.
Ami Karim, 11 septembre 2009
Visuel Wikimedia Commons : Jean-Baptiste Camille Corot, Le Château Saint-Ange et le Tibre, Rome, 1826, huile sur toile, musée du Louvre.
À l’échelle de l’histoire humaine, l’eau agit souvent comme un liquide amniotique. Au fond des mers, des lacs, des glaciers, des fleuves et des cours d’eau, elle garde ce que l’homme lui a jeté, confié ou bien ce qu’il y a perdu. Un véritable coffre-fort ou un musée aquatique comme on voudra. Jusqu’ici les niveaux des mers, des fleuves et des lacs n’avaient pas considérablement bougé depuis les premiers temps avant J.-C. Le réchauffement climatique vient donc dérégler et parfois abolir brutalement cette fonction de conservatoire naturel des eaux continentales. Les épisodes de sécheresse qui se renouvellent et s’aggravent d’année en année en Méditerranée affectent à tel point le niveau des fleuves que surgissent en effet à l’œil nu depuis deux ans des objets, des ossements et des structures plus ou moins oubliées. À Rome, le Tibre est passé cette année d’un niveau oscillant entre 4,5 et 5 mètres à… 1,12 mètre. Du coup, les ruines d’un pont construit sous Néron sont apparues au niveau du château Saint-Ange. Pont stratégique bien documenté par les sources latines sur lequel passait initialement là « Via Triumphalis » !
Dans lit du Pô, c’est un, blindé allemand de 7 tonnes qui est réapparu entre Pomponesco (Région de Modena) et Gualtieri (Reggio Emilia). À une vingtaine de kilomètres de Parme, ce sont deux épaves datant de la dernière guerre qui ont émergé cette année : l’Otiglia et le Zibello. Deux barges coulées par les bombardements américains. Mieux, des ossements d’animaux qui vivaient dans la vallée du Pô il y a 100 000 ans se sont retrouvés à l’air libre : le crâne d’un grand cerf, des ossements de rhinocéros, de hyènes et même de lions réémergent. Seuls les archéologues peuvent se réjouir, ils n’ont plus besoin de plongeur ou de pelleteuse pour sonder la vase, les graviers ou le sable. Mais attention, ce qui devrait surgir de la fonte du permafrost sibérien – le sol glacé depuis 30 000 ans - est dantesque. À commencer par les virus pathogènes endormis.
Le paradoxe c’est que le liquide amniotique des eaux se tarit sur le continent mais s’apprête à submerger nos côtes, nos villes littorales, notre patrimoine portuaire à la faveur de la montée du niveau de la mer.
Guillaume Malaurie
Toujours puiser aux sources.
Ne rien écrire qu'on ne sache d'original et produire ses références (renvois à des livres, à des pages de manuscrits et à des cotes d'archives).
Éviter les assertions sans preuves.
Travailler d'après les textes.
Distinguer le fait important, intéressant à élucider, d'avec le fait insignifiant sans intérêt, à négliger.
Apprécier la valeur d'un fait historique d'après son degré d'influence sur l'évolution de l'individu, du groupe ou de la société que l'on étudie ; éviter de s'attacher à des faits purement contingents absolument vides de signification.
Présenter les faits d'une manière impartiale et toute objective.
Éviter les publications intégrales de tout l'inédit où les faits signifiants sont noyés dans l'insignifiance et le fatras.
Que les recherches soient longues et les résultats courts.
Que l'histoire locale ainsi présentée constituera une décentralisation intellectuelle et se rattachera facilement à l'histoire générale.
Gilbert Brégail, président de la Société archéologique du Gers, 1948.
Alors que plus de 7 Français sur 10 disent s’intéresser à leurs racines et que beaucoup essaient de remonter jusqu’aux origines de leur arbre généalogique, vous êtes-vous déjà demandé quelles étaient les origines de la généalogie .
Le Larousse définit la généalogie comme la « science qui a pour objets la recherche de l’origine et l’étude de la composition des familles ». Cela a-t-il toujours été le cas ?
Parce que la généalogie est une des sciences les plus anciennes et présente dans de nombreuses cultures, son origine est indissociable des religions et des premiers Dieux.
L’œuvre « La Théogonie » du poète grec Hésiode, qui livre un récit sur l’origine des dieux, est pour certains considérée comme l’une des œuvres fondatrices de la généalogie. Au même titre que l’Iliade et l’Odyssée qui rapportent les liens de parenté des familles de dieux et humains mortels et qui fondent la mythologie grecque.
Aussi, Confucius, né le 28 septembre 551 av. J.-C., sera le point de départ d’une généalogie descendante comptant plus de 80 générations et 2 millions de personnes. Cet arbre est aujourd’hui reconnu comme le plus grand arbre généalogique du monde.
Plus tard, c’est la Bible qui dans le Livre de la Genèse tend à prouver le lien de parenté entre les élus de Dieux et Adam. On y retrouve également une liste des descendants de Noé avec la Table des peuples ainsi que la parenté entre Jésus et le roi David au sein de l’arbre de Jessé, une œuvre reconnue comme étant l’une des premières représentations d’arbre généalogique avec des branches et un tronc.
On retrouve ce principe de liste de parentés dans de nombreuses civilisations, comme chez les Vikings, les Égyptiens (avec la liste d’Abydos - une gravure comptant les 76 rois prédécesseurs de Séthi Ier), les Romains (qui gardaient des traces des filiations dans chaque clans familiaux) ou encore les Arabes qui cherchaient à établir un lien avec le prophète Mahomet.
L’idée principale de ces généalogies résidait surtout dans l’objectif de légitimer une religion, un divin, un chef, voire même un peuple.
Au Moyen Âge, l’Église chrétienne répand un nouveau genre de généalogie, la généalogie hagiographique, ou le récit des vies des saints. Ainsi, les clercs rapprochaient les saints des rois pour assurer leur influence. A cette époque, l’Arbre de Jessé est toujours utilisé pour représenter les relations familiales. L’étude des liens de famille est d’autant plus importante que le droit canon chrétien interdit le mariage entre personnes du même sang, ainsi sont nés les premiers registres de baptêmes, mariages (et des dispenses de consanguinité) et sépultures.
Pendant de longues années la généalogie était surtout utile pour garantir aux nobles une « noblesse de sang » et ainsi leur droit à bénéficier de privilèges. Alors que les titres de noblesse étaient vérifiés lors des réformations de la noblesse, ils se devaient de démontrer les titres de leurs ancêtres sur plusieurs générations pour échapper à l’amende. En 1595 sera d’ailleurs créée la charge de Généalogiste des ordres du roi qui regroupe des experts chargés d’authentifier les généalogies nobles. Autre intérêt à justifier d’une lignée noble : la transmission héréditaire des titres et des privilèges fiscaux. Cet intérêt vaudra par ailleurs à la généalogie d’être qualifiée de « science occupée de flatter les vanités et de conserver un ordre social périmé, héritage haïssable des siècles d’obscurantisme » par les encyclopédistes du siècle des Lumières.
A cette même époque, Pierre d’Hozier, un marseillais d’origine, devient juge d’armes de France - comprenez - commis royal chargé de certifier la noblesse. Comme un titre de noblesse d’ailleurs, il transmettra ce rôle à ses descendants. Généalogiste français, il est considéré comme l’un de ceux qui ont fait de la généalogie une science. Il a, de par sa charge et entre autres, rédigé la Généalogie des principales familles de France (en 150 volumes !).
Mais à la Révolution française le ton change et la généalogie est un peu plus discréditée puisque sont donnés des titres de noblesse à quiconque pouvant les acheter. Cette science tombe plus ou moins dans l’oubli tandis qu’en parallèle les registres d’Etat civil sont de plus en plus rigoureux et accessibles. Il faudra attendre la fin du XIXe siècle pour que la généalogie soit de nouveau pratiquée, mais par les populations les plus bourgeoises, toujours.
Désormais et depuis la moitié du XXe siècle la généalogie est un loisir qui se démocratise, une passion pour beaucoup même. On la pratique pour le plaisir de l’enquête, pour l’Histoire, pour mieux (se) comprendre ou encore pour les nombreuses découvertes qu’il y a à faire. Que l’on soit un généalogiste enquêteur, un généalogiste collectionneur, un généalogiste amateur ou professionnel, la quête de ses racines familiales et remplir son arbre généalogique sont aujourd’hui des activités accessibles à tous.
Notez que la religion est toujours présente dans la généalogie de nos jours. C’est par exemple le cas pour les Mormons (Family Search) qui baptisent leurs morts et qui ont, de ce fait, entamé depuis quelques dizaines d’années la numérisation et la compilation des archives mondiales. Des archives disponibles pour beaucoup en ligne.
Aujourd’hui les ressources à notre disposition sont nombreuses et accessibles sur Internet, ce qui facilite grandement les recherches des généalogistes. Les associations de généalogie y jouent un rôle important puisqu’elles mettent à disposition des registres (indexés souvent) et d’autres revues sur l’histoire locale - de quoi avancer un peu plus dans la découverte du quotidien de nos ancêtres.
Et vous, pourquoi vous intéressez-vous à la généalogie ?
La question des formats sur le web est une chose fascinante. Comprendre l'émergence hier de Vine, et aujourd'hui de TikTok [et de Youtube Shorts, clone des précédents permettant de réaliser des vidéos de 6 secondes], c'est plonger dans l'histoire du web. De ce qui mena des premières pages "homepages" à la "statusphère" en passant par l'âge d'or puis le déclin des blogs (mon tout premier livre paru en 2008 ...) mais aussi l'imposition de la vidéo comme outil de captation attentionnelle semblant aujourd'hui indépassable.
Au commencement du web n'était que le texte. Les premiers navigateurs ne lisaient pas les images et dès que les images furent lues, il fallait de longues minutes avant de charger, ligne à ligne, un Gif mal dégrossi d'à peine quelques dizaines de kilos octets. Au commencement, donc, n'était que le texte. A l'époque déjà, on conversait pas mal sur IRC, l'ancêtre des Messenger et WhatsApp d'aujourd'hui. Et sur nos pages personnelles, sur nos "Homepages", si l'on pouvait faire long on se contentait bien souvent de faire court. Tout le monde faisait court. Les premières pages web des premiers sites marchands ou institutionnels en ligne se contentaient de courts paragraphes en texte noir sur fond gris. Avec parfois mais rarement, mais péniblement, quelques images en basse définition que l'on prenait des heures à regarder charger. Le format c'est le texte.
Au commencement du web c'était l'attente. On attendait. On attendait du texte. On attendait que les pages se chargent. On attendait que les images s'affichent. On attendait que la page suivant arrive. On attendait beaucoup. Et l'on était content lorsque l'attente cessait et que le texte s'affichait. Les débits augmentant (très très très mollement) et les forfaits des FAI (fournisseurs d'accès) devenant presque raisonnables (on parle quand même de plus de 30 euros par mois pour les premiers forfaits "illimités" avant quoi on était sur l'équivalent de 5 euros de l'heure !), on s'offrait la joie de payer pour poireauter. Le format c'était l'attente.
Petit à petit, tels des pionniers de canapé, quelque-un.e.s se lancèrent dans la création de leurs pages personnelles. Le web, ce web là en tout cas, devint une féérie chatoyante de mauvais goûts entremêlés où chacun se racontait sans se dire. Le format c'était le mauvais goût chatoyant et les premiers gifs animés jusqu'à la nausée.
Et puis il y eut, l'arrivée et l'explosion des blogs. Nous sommes début 2002. Les blogs et les premières 'plateformes' (Typepad, Live Journal, Blogger, etc.) c'est la possibilité de faire long sans avoir pour autant à se coller la nécessité du code HTML et de l'hébergement via FTP. Vous vous souvenez du FTP ? Le "File Transfer Protocol" qui faisait de chacun de nous des Franc Tireurs et Partisans de l'avènement d'un web où chacun, enfin, allait pouvoir écrire. Si dès le début des blogs l'empan scriptural ne souffre théoriquement plus aucune limite y compris technique, les blogs vont pourtant s'affirmer comme la forme d'une nouvelle brièveté, une brièveté ante-chronologique : il y a des journaux intimes et puis il y a tout le reste, les experts, les anonymes, les blogueurs influents, esquisse des actuels influenceurs. Sur les blogs on partage, et oui, déjà, on partage des étonnements, des choses lues, des images, et des liens, beaucoup de liens. Le format c'est le partage et l'expression de soi. Cela paraît peut-être anecdotique mais pour la première fois, un média, le web, devient saturé d'intime et d'expressions privées. Ce n'est pas anecdotique.
Youtube est créé en 2005 et racheté par Google en 2006. Lorsque c'est la vidéo qui devient le format de référence pour celles et ceux soucieux de conquêtes attentionnelles toujours plus vastes, la vidéo est souvent courte. En 2004 la 3G a débarqué en France. On peut commencer à naviguer en haut débit (pour l'époque) y compris sur des ressources et des formats excessivement gourmands en débit. Le streaming encore balbutiant au début des années 2000 va prendre définitivement son essor. En 2007 débarque le premier iPhone. 3G + smartphone + vidéo : plus rien, sur le web, ne sera jamais comme avant. Le format c'est du lourd. Lourd en poids, lourd en débit, lourd en équipement.
Faire court c'est aussi le format imposé par les réseaux sociaux, Facebook en 2004 et Twitter en 2007. On ne publie plus des contenus, on publie des "statu(t)s", des "états" (d'âme) des "positions" (géographiques), on "dit" (ce qu'on écoute, ce qu'on regarde, etc.). En un nombre de signes limité : 140 pour Twitter, 160 sur Facebook, avant extension (à 280 pour le premier, à ... 63 000 pour le second). Le format c'est "hic et nunc" : où je suis, ce que je fais, dans quel état, à quel endroit. Ici et maintenant et recommencement. Mais le web, fut-il celui des plateformes ne saurait être un étroit. Alors on ouvre et l'on peut insérer et partager des sons et des images, et comme par compensation de ce texte empêché en longueur, on peut en longueur "s'actualiser", et puis regarder les autres s'actualisant.
Vous vous souvenez du web où le format c'était l'attente ? Et bien on continue d'attendre. Mais on attend les autres cette fois, et non pas les pages. Et puisque c'est l'autre que l'on attend, et puisque l'on ne paie presque plus pour attendre, alors on ne supporte presque plus ... de l'attendre. Après la navigation, après la publication, le nouveau format c'est l'injonction. Cela peut paraître anecdotique, mais pour la première fois avec Facebook en 2004, on nous demande de dire quelque chose. C'est tout sauf anecdotique.
Le format c'est aussi celui du droit. Derrière chaque évolution, texte, image, vidéo, il y a des questions de droit. Des droits. Des droits d'auteur notamment. Alors faire court ce fut aussi un temps, s'affranchir de risques de poursuite dans une économie du remix mondialisée. A moindre coût. A moindre court. A moindre frais.
Dans la capsule. C'est la dernière étape. Jusqu'à ce jour en tout cas. Complémentaire des précédentes. Le temps qui est celui de "l'encapsulage" et qui préfigure les médias sociaux mainstream actuels. Progressivement, la capacité comme la nécessité de faire lien, de déployer des hyperliens, cette capacité s'amenuise alors qu'il devient de plus en plus facile "d'encapsuler" un contenu dans un autre. On ne renvoie plus vers un ailleurs, on ramène vers un "à soi". Les "widgets", les trucs rigolos genre "Bitty Browser", Netvibes bien sûr en 2005, et plus globalement la page web, cette entité documentaire première qui ne cesse de se fracturer, de se fragmenter. Or lorsque l'on arrête d'adresser des externalités, lorsque l'on ne fait plus qu'établir des internalités supposées se suffire à elles-mêmes, on cesse alors progressivement de naviguer, on s'habitue à faire défiler. Les réseaux sociaux arrivent et se déploient massivement dans ce contexte d'usage qui les précède et les prépare en un sens. Ils n'ont alors qu'à achever d'alléger la tâche d'encapsulage dans sa charge technique et cognitive, ils n'ont qu'à la rendre fluide pour qu'elle s'impose.
Le rêve du web est mort. Il n'est plus question d'un Homme, d'une page et d'une adresse, mais que toute l'humanité (connectée) réside à la même adresse, qu'à cette adresse on ne trouve qu'une seule et même page changeant et se rechargeant tout le temps, et que, selon les âges de la vie, comme dans l'énigme du Sphinx, cette page s'appelle Tik-Tok, Instagram ou Facebook. L'énigme du Sphinx vraiment, presque littéralement :
"Quel être, pourvu d'une seule voix, a d'abord quatre jambes le matin, puis deux jambes le midi, et trois jambes le soir ?"
Le corps à 4 membres sur TikTok, 4 membres qui dansent. Deux jambes sur Instagram, celles de l'adolescence, de l'autonomie que l'on se construit dans le regard des autres, des siens, des "comme soi" ou des "comment l'on voudrait être soi". Et puis Facebook le soir, toujours nos deux jambes et cette canne conversationnelle, cette béquille cognitive.
Ce n'est pas la taille, c'est le temps qui compte. Durant toutes ces années, la question de la durée de ce que l'on partage est devenue secondaire, derrière la question du temps nécessaire pour établir ce partage ; question elle-même reléguée à l'arrière-plan de celle du temps qu'occupera la publicité dans la durée du partage comme du visionnage. Avez-vous remarqué qu'il n'est pas rare aujourd'hui de passer davantage de temps à regarder la ou les publicités conditionnant l'accès à un contenu que ce contenu lui-même ? Mais dans la cour principale des plateformes, l'essentiel demeure de faire court. Le format c'est la vitesse. Il faut publier vite. Il faut partager vite. Il faut visionner vite. Il faut vite passer au visionnage suivant. On attend toujours, mais on n'attend plus des pages, on n'attend plus des gens, on attend que se maintienne un rythme, une cadence, un enchaînement, une ritournelle.
Longtemps chacun cherchait son court. Un court billet de blog à lire. Une courte vidéo à regarder. Chacun cherchait son court mais chacun suivait son lien. Il y avait bien sûr déjà des attracteurs étranges qui l'on n'appelait pas encore "influenceurs", le capitaine Gloasguen d'Embruns et quelques autres ; mais il n'y avait aucun mur sur l'océan et surtout il n'y avait aucune autre relance automatique que celle de notre propre curiosité ou du coût cognitif permettant de pallier notre ennui de surfeur dilettante en allant chercher un dernier lien, pour la route.
Tout est question de rythme. Sur le web et les plateformes aussi. 120 battements par minute pour la House des années 1990, celle des débuts du web. Et 24 images par seconde pour le cinéma. Et sur le web, tant d'autres formats. Mais toujours plus courts, 10 secondes, 15 secondes mais avec le plus souvent non plus 24 mais 30 images par seconde (comme le réclame la norme NTSC en vigueur aux USA). Comme le nombre de signes de la statusphère, dire toujours plus mais avec toujours moins de texte. Des vidéos toujours plus courtes mais avec toujours plus d'images.
"Less is More" écrivait et prônait l'architecte Mies Van Der Rohe. Il ne s'agit plus ici d'une forme d'épure, mais d'une recherche de tout ce qui sature.
Comme une contraction, un Big Crunch qui serait en cours plus de 30 ans après le Big Bang initial du web ; comme si nous étions au coeur de cette contraction sans savoir ce qui en sortira vraiment : un métavers, un tyran populiste, ou le compte TikTok d'un tyran populiste dans le métavers.
Comme chercheur, comme enseignant, comme parent, comme usager du web, je regarde ce temps passé à dilater du pouce ou de l'index des fragments signifiants d'insignifiance. Ces distractions. Souvent seulement vues uniquement comme des "dys-tractions", des anomalies de ce qui nous meut, de ce qui nous tire et nous attire ; distractions et dys-tractions qui, si elles en sont souvent, ne sont pas uniquement cela. Regarder et essayer de comprendre ce qui s'y invente, ce qui s'y déploie, et ceux qui s'y replient, aussi. A se demander où est la fiction pour sortir de l'affliction.
Jamais autant de gens n'ont raconté autant d'histoires. Et jamais autant d'histoires n'ont été aussi semblables. Communes ritournelles. La question est de savoir ce qui reste de la capacité de fiction quand toutes les histoires se publient sans friction et quand seules les frictions semblent capables de "faire histoire" dans le débat public.
La forme courte, les formes courtes ont toujours été présentes dans nos espaces sociaux, dans nos espaces publics, dans nos horizons culturels : litotes, métonymies, syllogismes, haïkus, apophtegmes, aphorismes, épigrammes, maximes, proverbes, feuilletons et aujourd'hui séries ... Les formes narratives, poétiques ou même rhétoriques courtes ont toujours été un essentiel de nos sociétés. Elles sont aujourd'hui au cœur de l'essentiel de nos usages numériques.
Des brièvetés en concurrence comme en co-occurence : celle de la série qui se déploie dans la longueur des saisons qui la composent ; celle du Tweet qui s'articule en Thread ou se déploie sans le défilement infini des autres gazouillis ; celle de la vidéo TikTok de 15 secondes qui fait collection au milieu d'autres dont le visionnage nécessiterait bien plus qu'une seule vie.
Faire court. Imiter le court. Reproduire le court. Faire rythme. Ce défilement est avant tout un battement, une pulsation. Le format aujourd'hui c'est la pulsation. C'est pourquoi il importe de savoir comment en contrôler la vitesse. La vitesse de ces enchaînements déterminés algorithmiquement dans le seul but de fabriquer des routines d'aliénation scopique, cette capacité à ne valoriser le court que tant qu'il concourt à fabriquer de l'artificiellement long en continu, ce refus total et programmatique du discontinu, cela interroge aujourd'hui notre capacité plus globale, plus politique, à nous confronter à des régimes narratifs nécessitant d'articuler le temps long comme autre chose que la simple agrégation de séquences courtes.
Je regardais mes étudiant.e.s faisant défiler leur compte TikTok. Je regardais mes enfants faire de même. J'avais envie d'écrire un billet. Je n'ai pas eu le temps de faire plus court.
"Je n'ai fait [cette lettre] plus longue que parce que je n'ai pas eu le loisir de la faire plus courte."
Blaise Pascal, Les Provinciales, lettre 16.
Imaginer ce monde où un autre Blaise Pascal écrirait aujourd'hui :
"Je n'ai fait ce Tweet plus court que parce que je n'ai pas eu le loisir de le faire plus long."
Par Mohamed Arbi Nsiri -
Il est usuel de définir la mémoire comme étant la faculté de conserver des traces du passé et de pouvoir s’y référer activement en fonction des situations présentes. Mais très souvent, les discours identitaires, empêchent une lecture objective des événements historiques. Récemment, le « rapport Stora » a renouvelé le débat ancien, mais toujours renouvelé, autour des liens existants entre la mémoire historique et l’histoire savante. Recenser, rassembler, mettre en ordre étaient les maîtres-mots de son rapport. Mais face à ce vif intérêt pour la mémoire, d’autres voix s’élèvent pour mettre en garde contre l’instrumentalisation de ce qui reste vivant de la « mémoire historique » au service de la politique.
Dans son livre intitulé Douze leçons sur l’histoire (1996), Antoine Prost récapitule les différences fondamentales qui existent à ses yeux entre histoire et mémoire. Selon lui, à l’inverse de l’histoire, la mémoire isole un événement de son contexte ; elle cherche à le tirer de l’oubli pour lui-même et non pour l’insérer dans un récit cohérent créateur de sens ; selon lui, la mémoire est affective, tandis que l’histoire se veut objective. Ainsi, en dépit des apparences, l’injonction incantatoire au « devoir de mémoire », lui semble-t-elle en réalité une négation de la demande d’histoire.
Cet antagonisme entre histoire et mémoire est apparu récemment. Il est la conséquence des profondes mutations qui, depuis plus d’un siècle, ont affecté la définition de l’histoire comme celle de la place revendiquée dans la société par les historiens. Progressivement, ceux-ci ont pris de la distance vis-à-vis de la fabrication d’un roman national, et ont affiché leur méfiance, après les expériences douloureuses du XXe siècle, envers toute tentation de manipulation de la mémoire collective. Les renouvellements introduits par l’École des Annales en faveur d’une histoire globale inscrite dans la longue durée ont aussi contribué à cette rupture des historiens avec l’histoire-mémoire traditionnelle. En contrepartie de cet effacement, on assiste depuis quelques années à la montée des revendications mémorielles, face auxquelles les historiens doivent se positionner.
À l’origine, l’histoire est mémoire. Au Ve siècle av. J.-C., Hérodote d’Halicarnasse justifie d’ailleurs d’emblée son entreprise par la volonté de préserver de l’oubli des événements qu’il juge d’importance. En ce sens, au moment de sa fondation, l’Histoire ne se donnait pas un objectif si différent du mythe : la poésie épique de type homérique, ou bien la tragédie, mettaient également en scène les grands événements du passé sans négliger d’en proposer une explication. D’ailleurs, rappelons que les Grecs considéraient que Mnemosynè, c’est-à-dire la mémoire divinisée, était la mère des neufs Muses, dont Clio la Muse de l’histoire. Déjà à la fin du VIIIe siècle av. J.-C., Hésiode se présente, dans les premiers vers de sa Théogonie, comme celui auquel les Muses ont accordé la connaissance du passé héroïque.
Comme le rappelle Paul Veyne à juste titre, le poète est un possédé de la mémoire, un témoin inspiré du mythe constructeur du passé. L’historien, pour sa part, est témoin d’un temps. Mais le principe est le même : Lucien de Samosate rapporte que les auditeurs des lectures publiques effectuées par Hérodote à Olympie donnèrent aux neuf livres de ses Enquêtes les noms de chacune des Muses.
Authentique ou non, cette anecdote révèle un parallèle établi entre l’historien et le poète, dans leur rapport à la mémoire autant que dans l’agrément de la forme. Durant toute l’Antiquité classique subsiste l’idée que l’historien transmet par son œuvre un souvenir mémorable utile à la postérité. Celui qui l’a formée le plus clairement est sans doute Cicéron, dans ses Dialogues de l’Orateur écrits en 55 av. J.-C., dans lesquels il présente l’Historia comme un témoin des temps.
Ainsi, chez les Romains de la fin de la République et du début du régime impérial, l’histoire se fait véritablement remémoration à vocation exemplaire : la commémoration y est source d’émulation et contribue à construire une mémoire socialement effective, procédé très sensible par exemple chez Tite-Live. Toutefois, si l’histoire est bien mémoire, elle ne constitue pas qu’un aspect de celle-ci, sous une forme particulière et qui peut même être jugée mineure. D’une manière générale, les sociétés méditerranéennes de l’Antiquité disposaient de supports mémoriels puissants et variés qui ne leur rendaient pas indispensable l’écriture de l’histoire.
Tout se passe comme si l’invention de l’histoire s’était produite inexplicablement, sans réelle demande sociale. Et comme l’a bien mis en évidence l’historien italien Arnaldo Momigliano (1908-1987), les Grecs disposaient, sans l’aide des historiens, de tous les savoirs sur le passé dont ils avaient besoin. Ceci explique que l’histoire soit restée dépourvue de véritable statut pendant une bonne partie l’Antiquité et que les historiens n’aient jamais acquis une place reconnue dans la société antique. À ce propos l’historien italien notait la chose suivante :
« Ce ne peut être un hasard si tant d’historiens grecs vécurent en exil et si tant d’historiens romains furent des sénateurs d’un âge mûr : les uns écrivirent l’histoire alors qu’ils se trouvaient empêchés de participer à la vie normale de leur propre cité, et les autres alors que leur vie active approchait de sa fin. » (Arnaldo Momigliano, Problèmes d’historiographie ancienne et moderne, Paris, 1983, p. 55)
Ni enseignée, ni toujours bien distinguée de la littérature dans l’esprit du public de l’agora antique, l’histoire n’était qu’une des modalités de la mémoire collective, et pas nécessairement la plus importante. Mais avec la christianisation du monde antique, l’ancrage historique de la mémoire se déplace vers la liturgie, qu’illustre les Memoriae d’Antiquité tardive et du Moyen Age.
Lorsqu’elle émerge à la Renaissance, l’historiographie moderne cherche les racines des histoires locales jusque dans l’Antiquité qu’on redécouvrait alors avec passion : c’est ainsi qu’à la fin du XVIe siècle Étienne Pasquier (1529-1615) mit à l’honneur, dans ses Recherches de la France, le mythe de « nos ancêtres les Gaulois ».
Non que le souvenir des Anciens n’ait jamais été perdu : au contraire, il suffit de songer à la référence politique constante qu’à représentée l’Empire romain durant tout le Moyen Âge, comme en témoigne par exemple la fameuse Donation de Constantin, dénoncée notamment par Lorenzo Valla (1407–1457) comme une « création » forgée de toutes pièces. Mais désormais, l’humanisme aidant, l’amour de l’Antique caractérise le classisme européen, durant lesquels l’histoire occupe une place privilégiée dans la culture des hommes du temps.
Académies et sociétés savantes entretiennent le rêve des origines, permettant aux élites locales ou régionales de penser leur identité face à une histoire officielle dominée par la centralisation monarchique. La Révolution française et l’Empire porteront à leur comble les emprunts à une Antiquité stéréotypée et atemporelle dans le but de construire une mémoire lavée de l’héritage abhorrée de la monarchie et de l’Ancien Régime. Par la suite, les nationalistes du XIXe siècle puiseront à leur tour abondamment dans l’histoire ancienne (pas seulement gréco-romaine d’ailleurs) pour fonder leurs revendications souvent antagonistes.
En France par exemple, la construction de la mémoire collective a procédé par flux et reflux. La place accordée au Moyen Âge est de ce point de vue significative. Si l’on considère que, pour être opératoire, le travail de mémoire doit succéder à temps d’oubli, alors il a dû être singulièrement efficace s’agissant du Moyen Âge. Plus qu’un oubli, on y verra d’ailleurs plutôt un effort délibéré de distinction et, dans le même temps, de dépréciation peu favorable à une remémoration continue : c’est ainsi que les savants de la période classique et de celle des Lumières ancrèrent dans les esprits une certaine idée du Moyen Âge, obscur et peu digne d’intérêt, que les hommes de la Renaissance avaient lancée.
L’engouement romantique pour la période médiévale apparaît donc, de ce point de vue, comme une grande rupture dont les premiers conservateurs et muséographes des années révolutionnaires furent certainement les éclaireurs. Les musées (Cluny, Petits-Augustins…), donc, mais aussi les arts, romanesque ou pictural, connurent alors un véritable foisonnement médiéval qui ne se démentit pas par la suite : même si leur œuvre était pétrie d’erreurs historiques grossières, Alexandre Lenoir, Victor Hugo ou Alexandre Dumas ont éveillé une passion populaire pour cette période historique. La qualité historique de leurs écrits importe peu ici : rapidement, de vrais historiens prendront le relais, qui n’auraient jamais pu le faire sans cet engouement initial.
C’est à partir de là qu’une dynamique a été impulsée, dont l’enseignement – secondaire et supérieur dès la Restauration, primaire à partir de la IIIe République – a été le principal moteur, entre vulgarisation des apports de l’histoire savante et passion de plus en plus partagée pour le Moyen Âge. Là, le « mythe des origines », pour reprendre l’expression de Marc Bloch, trouvait sa pleine expression : Clovis à Tolbiac, Charles Martel à Poitiers, Charlemagne et sa barbe fleurie à Roncevaux, Louis IX sous son chêne et Jeanne d’Arc sur son bûcher… Les Français des trois derniers quarts du XIXe et de la première moitié du XXe siècle invoquaient les grandes figures que le premier sentiment national, médiéval celui-là, avait déjà honorée, mais en les réactualisant totalement.
Un subtil compromis avec toutes les formes de l’héritage révolutionnaire permettait que, miraculeusement, tous les Français s’y retrouvent, ce en quoi le mythe peut être qualifiée de pleinement opératoire. Sans surprise, il se délita lorsque le sentiment national lui-même qui le sous-tendait s’affaiblit pour différentes raisons politico-culturelles, dont la mondialisation.
Enfin, l’on peut remarquer que les identités dites « de minorités », régionalistes notamment, qui s’affirmèrent en s’opposant à une identité nationale englobante dont elles se disaient victimes, s’agrégèrent selon un mécanisme similaire d’invocation d’une mémoire des origines médiévales : les Bretons retrouvèrent le roi Arthur et Brocéliande, les Languedociens les Cathares et les Corses les pourfendeurs de Maures.
Réfléchissant le lien entre le trio histoire, mémoire et l’oubli, le philosophe Paul Ricœur (1913-2005) établit un utile distinguo entre mémoire « empêchée », « manipulée » et « obligée », et invite en conséquence au « travail de mémoire », une notion jugée moins stérilisante que l’omniprésent « devoir de mémoire », ce passage obligé de nombreuse exhortations issues de la classe politique. C’est d’ailleurs en réaction contre les risques de dérapages antiscientifiques inhérents à ces rappels à l’ordre que, dans la fin des années 1980, s’est développée une histoire de la mémoire, en tant que branche de l’histoire des représentations.
L’histoire de la mémoire collective est ici entendue comme celle de l’usage des passés dans les présents successifs. Caractéristique de cette démarche, l’entreprise de Pierre Nora par exemple, vise à l’établissement d’une cartographie mentale. Dans ce cadre, les lieux de mémoire sont entendus largement, puisqu’à côté des « panthéons » nationaux des emblèmes figurent également des notions telles les spécificités régionales, l’imaginaire, le folklore populaire… (etc.). Ici, « lieu » équivaut à « élément du patrimoine symbolique ». L’étude de Pierre Nora, partie d’une volonté de déconstruction d’un paysage anthropologique familier, aboutit à la mise sur pied d’un ensemble monumental.
The Conversation - 14 janvier 2021 par Arnaud Exbalin
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Le couvre-feu renvoie dans l’imaginaire collectif aux guerres du XXe siècle, imposé pendant le Blitz aux habitants de Londres en 1940 ou encore par le gouvernement français aux musulmans algériens en 1961.
Ce qui s’apparente à une mesure militaire – renforçant ainsi le ton martial tenu par certains chefs d’État, d’Elizabeth II à Emmanuel Macron – est au regard du temps long d’abord une mesure de police chrétienne visant à mieux marquer et à différencier le cycle du jour de celui de la nuit.
Au Moyen Âge et à l’époque moderne, avant l’éclairage généralisé, les citadins vivaient un couvre-feu permanent. Retour sur des siècles de confinement nocturne.
La nuit est longtemps restée imperméable aux curiosités historiennes. Mais les choses ont changé depuis une vingtaine d’années grâce aux travaux de Jean Verdon sur le Moyen Âge, de Simone Delattre sur les nuits parisiennes au XIXe siècle ou encore ceux d’Alain Cabantous pour l’époque moderne. Ces historiens ont insisté sur un moment décisif situé entre le XVIIIe et le XIXe siècle qui a vu le basculement d’un ancien régime nocturne tout modelé par la peur des ténèbres à un nouveau rapport à la nuit, où « sortir » est devenu une pratique socialement valorisée.
L’ouvrage de Simone Delattre publié en 2000 est une approche culturelle des pratiques nocturnes a marqué le champ historiographique des sensibilités et inspiré bon nombre d’historiens intéressés par la nuit.
Le vocable existe dès le Moyen Âge. Le couvre-feu – ou courfeu qui donne curfew en anglais – ne recouvrait pas la dimension d’exception qu’il revêt aujourd’hui. L’évolution sémantique qu’en donne Antoine Furetière (1690) est riche de sens pour le citoyen actuel : « signal de retraite qu’on donne dans les villes de guerre pour se coucher ». Une mesure, toujours selon Furetière, qu’aurait imposée Philippe de Valois au début de la guerre de Cent Ans qui consistait à sonner la retraite par la cloche de l’église ou celle du beffroi ; mais d’ajouter aussitôt qu’elle désigne aussi, au moment où il élabore son dictionnaire, la discipline « de se mettre à couvert des débauchés et des voleurs de nuit ».
Le couvre-feu est alors la norme dans l’ensemble des villes occidentales du XIVe au XVIIIe siècle ; les chartes de coutumes et les ordonnances de police fourmillent d’interdictions de circuler de la tombée de la nuit au lever du jour. Elle est à la fois une mesure préventive contre les incendies qui menacent les maisons en bois, de régulation des horaires de travail et de sûreté publique.
La nuit fait peur. Cette nuit-ténèbres peuplée de lycanthropes, de sorcières et d’êtres maléfiques, personnages qui ne filtrent plus aujourd’hui que dans les comptines pour enfants. Inventés par les théologiens et les démonologues, ils façonnèrent profondément les sensibilités. La nuit diabolique se double d’une nuit criminelle, elle aussi un produit des juristes qui élaborent un jus nocturnis (droit nocturne) où l’obscurité, parce qu’elle implique la préméditation, est toujours une circonstance aggravante dans l’échelle des délits et des peines. Les historiens ont pourtant démontré à partir d’analyses sérielles des archives judiciaires que crimes et larcins n’étaient pas plus nombreux la nuit que pendant le jour.
Voilà le déroulé d’une nuit ordinaire à Paris au XVe siècle en plein hiver. À la tombée du jour, les vêpres sonnent aux clochers des églises et des couvents. Il est entre 16h et 17h, les hommes et les femmes cessent de travailler et regagnent leur foyer. Certains traînent dans les tavernes des faubourgs ; les gueux sans logis cherchent tant bien que mal un abri sous un étal. On sonne complies à Notre-Dame, c’est la fermeture des dernières échoppes. Il est 19h, c’est l’heure du couvre-feu qui varie en fonction des saisons. La grande majorité des habitants se renferme alors à double tour. Quelques écoliers, dont un certain François Villon, s’attardent malgré le tintement à 21h de la grande cloche de la Sorbonne, chahutent ivres, cherchent à fracturer une porte ou un huis. Un peu plus tard, deux domestiques équipés de lanternes avancent à pas pressés à la recherche d’un chirurgien pour leur maître malade. Au loin, à de rares intervalles, passent les archers du guet. Exceptionnellement, le calendrier chrétien ménage des fêtes nocturnes qui outrepassent le couvre-feu : feux de joie de la Saint-Jean, torches des Brandons, chandelles de la Chandeleur.
Jusqu’au XVIIIe siècle, les dispositifs de contrôle des espaces nocturnes sont extrêmement rudimentaires : fermeture des portes des enceintes fortifiées, usage de chaînes pour entraver les rues principales et de grilles aux fenêtres, instructions données aux corporations pour faire respecter les horaires de travail, limitation des horaires d’ouverture des tavernes. Dans cette perspective, le couvre-feu est une manière de pallier la faiblesse numérique des forces de l’ordre. En vidant la ville des circulations humaines, le couvre-feu facilite les rondes opérées par les quelques gardes. La main forte déployée la nuit se substitue alors aux régulations sociales exercées par le voisinage pendant le jour.
Le guet est une obligation des corporations auquel s’ajoute à Paris le guet royal : 40 sergents à pied et 20 à cheval dans une ville qui frôle alors les 200 000 habitants selon Claude Gauvard. Et encore ce guet est-il notoirement inefficace : les sergents s’endorment, jouent aux cartes, se laissent corrompre par les malandrins. À Toulouse, à Perpignan mais aussi dans les Provinces-Unies comme à Leyde, des réveilleurs de nuit sont chargés de faire respecter le couvre-feu, patrouillent dans les rues, procèdent à des contrôles, chassent les ivrognes. À Sienne ou à Venise étudiée par Élisabeth Crouzet-Pavan, les Custodi di notte qui relèvent des magistratures municipales depuis le XIIIe siècle jouent un rôle similaire. À Mexico, dès le XVIIe siècle, les guardapitos puis les serenos sont des gardes nocturnes équipés d’une lanterne, d’un sifflet et d’une hallebarde.
Les serenos que l’on retrouve aux quatre coins de l’Amérique espagnole évacuent les ivrognes, chassent les mendiants, éradiquent les chiens errants tout en criant, à chaque demi-heure et d’une voix lancinante, le temps qu’il fait et l’heure qu’il est.
Il ne faut pas s’imaginer que le couvre-feu était synonyme d’interdiction stricte et totale de circuler dans les rues et, ce faisant, de penser que les rues des villes d’Ancien Régime étaient totalement désertes une fois plongées dans l’obscurité. Mais ceux qui se déplaçaient devaient avoir de bonnes raisons de le faire : appeler un curé pour administrer l’extrême-onction à un mourant, chercher une sage-femme pour un accouchement imminent, avoir une dérogation du maître pour travailler à des heures indues. Les passants devaient signaler leur présence en criant et en portant une lanterne à main, d’où le succès des porte-falots qui subsistent jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Gare à ceux qui circulaient armés et sans lumière ; gare également aux locataires sans le sou qui déménageaient nuitamment avec les meubles des propriétaires… En période de troubles, le couvre-feu devenait plus strict, comme au début de la Fronde en 1648 ou pendant la période révolutionnaire en 1792.
La grande révolution du XVIIIe siècle est la diffusion de la lumière artificielle. Ce qui nous semble aujourd’hui d’une banalité déconcertante – se promener dans des rues éclairées – est en réalité le résultat d’un processus qui s’étala sur près de deux siècles, du XVIIIe au XIXe siècle, un processus global qui transforme en profondeur notre rapport à la nuit : à Paris et à Londres dès la fin du XVIIe siècle, à Amsterdam et à Bruxelles au début du XVIIIe siècle, et plus tard, à partir des années 1770, à Genève étudiée par Marco Cicchini, à Madrid mais également de l’autre côté de l’Atlantique à Mexico où plus d’un millier de réverbères furent installés en 1790, à Boston, New York ou encore à La Nouvelle-Orléans au début du XIXe siècle.
Grâce aux travaux de Sophie Reculin, on sait que dans le Royaume de France la généralisation des lanternes à chandelle, puis à huile (réverbères dotés de miroirs), avant que le gaz et l’électricité ne s’imposent, fut un processus au long cours – ni linéaire, ni consensuel. Cette nouveauté était en effet loin de susciter l’approbation du voisinage : pourquoi éclairer les rues s’il n’y avait rien à y faire ? N’est-ce pas un moyen d’encourager les vices nocturnes ? L’éclairage public est alors un dispositif technologique dont le coût très élevé pour les municipalités entraîna une hausse des taxes sur les denrées. Il impliquait des contraintes techniques et matérielles : fixer les lanternes, les approvisionner en combustible, les allumer et les éteindre selon des horaires qui variaient selon la saison et la position de la lune.
En encourageant les déplacements nocturnes, la lumière artificielle suscitait à son tour de nouveaux forfaits et plaçait sous des réverbères le halo des amours vénales qui auraient dû, selon les hommes d’Église, rester dans l’ombre. Le bon fonctionnement de l’éclairage impliquait la présence constante d’allumeurs, la multiplication des patrouilles policières et donc un contrôle territorial plus prégnant. La police moderne, territorialisée, en arme et en uniforme, est en partie fille de la nuit.
Surtout, de manière silencieuse, l’extension progressive des durées d’éclairage et des espaces reconfigure la scansion du temps nocturne, repoussant plus loin dans la nuit le moment de la retraite et du confinement dans les logis. À mesure que la nuit s’ouvre aux loisirs noctambules dans des soirées qui s’étirent (théâtre, promenade, tavernes), les obsessions de la police migrent pour se focaliser sur les relâchements des corps : manifestations publiques de l’ivresse, jets d’urine, tapage. L’impératif du couvre-feu se dilue peu à peu dans les exigences nouvelles des urbanités nocturnes, un processus observable dans l’évolution du contenu des règlements de police.
Il faut rentrer franchement dans le XIXe siècle pour voir s’épanouir dans les grandes villes l’ère du noctambulisme. D’abord, sous la Monarchie de Juillet, un noctambulisme élégant porté par les élites et des dandys qui revendiquent l’euphorie d’une vie à contretemps ; ensuite sous le Second Empire avec l’haussmannisation, la généralisation de l’éclairage au gaz, le développement des grandes artères commerciales et des grands magasins : le noctambulisme se répand alors dans les couches populaires, à la faveur des bals et des cabarets qui se démocratisent et des cafés-concerts qui se développent sur les Champs-Élysées. La pratique du couvre-feu avait alors disparu avant d’être brutalement restaurée pendant l’occupation prussienne de Paris en 1870.
En définitive, et au regard du temps long du confinement nocturne, le couvre-feu imposé par les pouvoirs publics est d’un genre nouveau : ni mesure militaire, ni disposition chrétienne visant instaurer une alternance claire entre travail et repos, il relève d’une police sanitaire déployée dans le contexte très spécifique de la pandémie de Covid-19 qui, faut-il le rappeler, reste pour l’heure la moins « faucheuse » de l’histoire de l’humanité.
Histoire de la misogynie, paru le 22 octobre aux éditions Arkhê, se veut l'archéologie d'un mépris, celui de la femme et de la féminité, tel qu'il s'exprime depuis la haute Antiquité. Un terrible constat s'impose sur la longévité et la ténacité des regards péjoratifs portés sur les femmes et la féminité. Ces regards sont ceux des hommes, parfois intériorisés par des femmes; ils sont puissamment ancrés dans les mentalités par le langage, les images, les théories et les croyances, la littérature, la médecine et le droit.
Comment comprendre la misogynie? Procède-t-elle uniquement d'habitudes profondément ancrées en nous? Est-elle partie intégrante de la masculinité?
Autant de questions qu'étudient Adeline Gargam et Bertrand Lançon dans cet ouvrage dont nous publions les bonnes feuilles. Voici un extrait du chapitre «La faute à Ève».
Dans les sociétés juives et chrétiennes, mais aussi musulmanes, autrement dit dans les sociétés qui tiennent la Bible pour un livre inspiré, le livre de la Genèse a été abondamment exploité, de l'Antiquité tardive à l'époque moderne, pour façonner la femme originelle, Ève, en être coupable devant susciter la méfiance. Le texte sacré a servi de support à une double interprétation misogyne. D'abord du point de vue de la création et ensuite de celui de la «chute», déterminant ainsi un fondement scripturaire et religieux à la conviction d'une infériorité et d'une culpabilité féminines.
La figure d'Ève apparaît toujours aujourd'hui comme l'image originelle de la femme sujette à la tentation et à la curiosité transgressive, et à son tour tentatrice et fauteuse de la chute de l'homme. Ève proposant la «pomme» à Adam appartient à une vulgate iconographique et culturelle qui est aussi solidement ancrée qu'elle est dévoyée par rapport au texte biblique. De ce fait, Ève comme source du péché est une figure mythologique de la misogynie, mais cette misogynie-là s'est construite par une cristallisation spécieuse, opérée au détriment du texte de la Genèse. Autrement dit, la Bible a été convoquée de manière fallacieuse pendant des siècles afin de légitimer des fantasmes misogynes dont elle n'était pas porteuse.
La femme, ayant été modelée à partir de la côte de l'homme endormi, Adam, lui-même façonné dans la terre par la main d'Élohim, a été regardée comme tirée de l'homme. Le récit de la Genèse a, de ce fait, donné lieu à une extrapolation tenace: puisque la femme est postérieure à l'homme et qu'elle est tirée de lui, elle n'aurait été qu'une création secondaire de Dieu et une auxiliaire de l'homme. En d'autres termes, plus philosophiques, secondaire dans l'ordre chronologique, elle le serait aussi dans l'ordre ontologique. Sans compter que la postérité serait aussi un critère d'infériorité ontologique, ce qui est une extrapolation puisque l'homme, dans le processus de création, est lui-même postérieur à la terre, au ciel et aux animaux!
Rappelons le texte. Le façonnement de la femme y procède d'une constatation qui est à la fois celle de l'homme et celle de Dieu lui-même: aucun être créé par Dieu dans les espèces animales ne procure à Adam une aide suffisante à ses besoins, ce qui le renvoie à la solitude. Dans le texte, la raison pour laquelle Dieu façonne une compagne à l'homme est très claire: il s'agit de lui donner, par elle, un être véritablement capable de l'extraire de cette solitude et de l'aider. L'infériorité ontologique de la femme par rapport à l'homme est donc un jugement de valeur qui considère l'aidant comme inférieur à l'aidé, ce qui est une vue de l'esprit tout à fait discutable.
À cela s'ajoute le rôle joué par Ève dans la tentation et la chute. Dans l'Éden, elle est séduite par le discours du serpent, qui l'incite à goûter le fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal. C'est elle qui convainc Adam de faire de même. Par là même, Ève a été érigée en être influençable par le malin, en être à la fois indocile et curieux, étendant sa tentation à l'homme. Bref, en être par qui le malheur arrive. Condamné au travail, à l'enfantement douloureux et à la mortalité, le couple primordial se trouve chassé de l'Éden avec le poids de sa faute.
Ce n'est pas tant la Genèse qui pèse que les interprétations fallacieuses qui ont fleuri sur elle. Dès les premiers siècles, mais surtout au cours du Moyen Âge, le texte a été extrapolé vers l'infériorité et la subordination de la femme à l'homme et vers la responsabilité première du péché et des douleurs qui en découlent. Perçue comme étant d'un statut inférieur à lui, elle représente en outre la menace de conduire à la faute envers Dieu. Tel est le fondement, soi-disant scripturaire, d'une perception misogyne terriblement tenace.
Dans les sociétés considérées, le texte biblique faisant autorité incontestable, ces interprétations, qui ne sont autres que des lectures spécieusement conduites par la logique, obéissent en fait à une forme de diabolisation de la femme qui n'est autre que la misogynie. Une misogynie fondée par l'Écriture, justifiée par elle et donc fondée en vérité, et verrouillée par des fondements religieux. La conséquence est terrible: compagne seconde et défaillante de l'homme, Ève reçoit la plus grande part des malédictions prononcées à l'égard du couple par celui que la Bible n'appelle pas encore Yahvé.
Étant perçues comme des êtres dangereux, elles étaient considérées comme devant être soumises, écartées et mises hors d'état de nuire.
Sans être plus misogyne que ses contemporains, saint Paul énonce, au milieu du Ier siècle, un certain nombre de ces interprétations dans ses Épîtres. À la fin du IIe, Tertullien, le premier écrivain parmi les Pères latins, l'accrédite en faisant de la femme, dans son traité sur l'âme, la porte du diable. Il insiste encore sur ce point dans son livre contre la toilette des femmes, en vilipendant le maquillage, considéré à la fois comme une attention excessive portée au corps et une propension à la tentation séductrice de la chair. On prendra cependant garde à ne pas assimiler les assertions de Tertullien avec celles de l'ensemble des chrétiens: celui-ci avait en effet rejoint le courant des Montanistes, qui, dans sa méfiance envers les faiblesses du corps, prônait et pratiquait une ascèse radicale.
La compagne d'Adam n'est nommée Ève qu'en deux occurrences dans la Bible. D'abord dans Genèse 3, 20, où Adam la nomme Hawwāh (= vivante, vie). Ensuite, deux fois par saint Paul. On a façonné au Moyen Âge une origine fantaisiste de ce nom en lui prêtant une étymologie latine fortement misogyne: Eva viendrait de extra vadens («qui s'égare») parce que la femme était supposée sortir par nature de la voie de la sagesse et de la raison. La conséquence de cette misogynie n'a cessé de peser ensuite sur les femmes. Étant perçues comme des êtres dangereux, elles étaient dès lors considérées comme devant être soumises, écartées et, par l'organisation sociale, mises hors d'état de nuire.
Une lecture attentive, dans la Genèse, des passages qui peuvent se prêter à une interprétation misogyne nous donne à voir tout autre chose. Le premier récit de la Création indique: «Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa.» On ne voit ici aucune antériorité de l'homme sur la femme, mais une simultanéité, puisque le texte ne fait aucun distinguo chronologique. Par ailleurs, on n'y trouve aucune hiérarchisation entre îsh (l'homme) et ishshah (la femme), qui sont présentés comme deux déclinaisons du même être.
Le second récit de la Création se montre plus précis. Élohim modèle l'homme avec de la glaise du sol, et le nom qui lui est donné, âdam, vient du mot hébreu désignant le sol, adâmah. C'est la raison pour laquelle André Chouraqui, dans sa traduction littérale de la Bible, traduit âdam par «le glébeux». Dieu insuffle dans ses narines une haleine de vie, qui lui permet de devenir un être vivant. Il l'établit dans le jardin d'Éden pour qu'il le cultive et le garde, lui faisant toutefois interdiction de manger de l'arbre de la connaissance du bien et du mal.
Élohim crée alors des animaux pour fournir à âdam une aide assortie, mais celui-ci ne la trouva pas parmi ceux-ci. De cette constatation d'inachèvement, il fait tomber l'homme dans un profond sommeil, prend l'une de ses côtes, referme sa chair, façonne une femme de cette côte et l'amène à l'homme. Celui-ci l'appelle alors ishshah, car tirée de îsh, ce qui est un jeu sur l'homophonie des termes.
Adam apparaît comme une sorte de prototype imparfait et c'est Ève qui vient, par la main de Dieu, parachever l'être humain.
L'affirmation qui suit est explicite: c'est pour cette raison que l'homme s'attache à sa femme et qu'ils deviennent une seule chair, ce qu'ils sont effectivement. Autrement dit, la femme apparaît dans le second récit de la Création comme un correctif à l'inachèvement, un perfectionnement destiné à parfaire l'être humain en le complétant. On est donc bien loin d'une quelconque misogynie puisque la femme est aussi façonnée par Dieu, dans la même matière que l'homme, la sienne. N'en procède aucune infériorité, car elle n'est pas une apostille: c'est par elle que l'homme devient pleinement homme, et donc pleinement l'image de son créateur. Adam apparaît comme une sorte de prototype imparfait et c'est Ève qui vient, par la main de Dieu, parachever l'être humain.
Aboutissement de la Création, elle a donc été l'objet, de la part de toute une exégèse approximative ou malintentionnée, de dérives interprétatives misogynes. Au XIIIe siècle, Thomas d'Aquin était, semble-t-il, bien conscient de ce problème d'interprétation. Il écrit ainsi qu'Ève aurait pu être considérée comme inférieure à Adam si elle avait été tirée de son pied, et comme supérieure à lui si elle avait été tirée de sa tête. Les traducteurs de la Genèse se sont aussi demandé si elle avait été tirée de la «côte» (costa) ou du flanc (latus) d'Adam.
Adam et Ève sont donc deux êtres issus d'une seule création. C'est pourquoi l'Évangile de Jean désigne Jésus non pas comme anèr (homme) mais comme anthropos (homme, au sens d'être humain): cela se traduit dans quelques représentations androgynes du Christ dans l'art médiéval, tel ce vitrail roman du XIIe siècle de la cathédrale du Mans, dans lequel il possède de toute évidence une poitrine féminine.
Relisons maintenant le passage qui concerne la faute dans la traduction faite par l'École biblique de Jérusalem en 1964. Ève voit dans l'arbre défendu un arbre séduisant car «désirable pour acquérir l'entendement». Il ne s'agit donc pas d'une curiosité malsaine, mais du désir humain de connaître et comprendre, que l'on peut interpréter comme la conséquence de la création de l'être humain achevé. Un désir qui résonne comme le prodrome de la «rage d'apprendre» des femmes de l'époque moderne. Ève mange du fruit et en donne à Adam, qui en mange également sans émettre la moindre protestation.
Lorsque Élohim découvre l'infraction à son commandement, le texte évoque une suite de déresponsabilisations: Adam rejette la faute sur Ève qui lui a donné le fruit; Ève la rejette sur le serpent, qui lui a assuré qu'elle ne mourrait pas si elle en mangeait. Elle n'était pourtant pas mortelle, alors, et cela traduit un manque de confiance, inexplicable dans le cadre de l'Éden. Il est remarquable qu'à la suite de ce double aveu, Dieu commence par maudire le serpent. Il étend ensuite sa malédiction sur la femme, qui enfantera désormais dans la peine et qui, poussée vers son mari, sera dominée par lui; et sur l'homme, condamné à peiner pour manger et promis à retourner à la terre d'où il a été tiré. Il condamne donc la femme à donner la vie dans la peine et l'homme à la mort après une vie de peines. On le voit, le châtiment diffère, puisqu'il évoque le don de la vie pour la femme et la mortalité pour l'homme.
À tout le moins, il est remarquable que la responsabilité de la faute n'incombe pas à la femme seule. La déclinaison des malédictions remonte la chaîne des causalités, du serpent à l'homme en passant par la femme. Celle-ci n'est aucunement désignée comme la responsable de la faute, qui est partagée par son alter ego masculin. Une fois chassé du jardin d'Éden, le couple conçoit Caïn. Or, le texte n'évoque en rien la peine, mais une jubilation d'Ève en l'honneur de Dieu: «J'ai acquis un homme de par Élohim», dit-elle. Ce qui devait être son châtiment, son asservissement à l'homme et les peines de la grossesse, devient, par la maternité, la capacité de faire des hommes. Et si Dieu agrée l'offrande du puîné, Abel, il n'agrée pas celle de Caïn, le premier-né. Par la reproduction, la femme reçoit un pouvoir similaire à celui de la création divine, tandis que, dans ce passage, Adam est le grand absent. Il revient ensuite dans le texte comme fondateur d'une lignée, la patrilinéarité mésopotamienne reprenant ses droits.
On le voit, c'est donc bien une lecture misogyne de la Genèse qui s'est ancrée dans la tradition, et non la Genèse elle-même, qui a conduit à grever Ève d'infériorité et de culpabilité. Celle-ci a déterminé une perception négative de la femme, de l'Antiquité à nos jours.
DÉCLARATION de l’ACADÉMIE FRANÇAISE
sur l'ÉCRITURE dite « INCLUSIVE »
adoptée à l’unanimité de ses membres
dans la séance du jeudi 26 octobre 2017
Prenant acte de la diffusion d’une « écriture inclusive » qui prétend s’imposer comme norme, l’Académie française élève à l’unanimité une solennelle mise en garde. La multiplication des marques orthographiques et syntaxiques qu’elle induit aboutit à une langue désunie, disparate dans son expression, créant une confusion qui confine à l’illisibilité. On voit mal quel est l’objectif poursuivi et comment il pourrait surmonter les obstacles pratiques d’écriture, de lecture – visuelle ou à voix haute – et de prononciation. Cela alourdirait la tâche des pédagogues. Cela compliquerait plus encore celle des lecteurs.
Plus que toute autre institution, l’Académie française est sensible aux évolutions et aux innovations de la langue, puisqu’elle a pour mission de les codifier. En cette occasion, c’est moins en gardienne de la norme qu’en garante de l’avenir qu’elle lance un cri d’alarme : devant cette aberration « inclusive », la langue française se trouve désormais en péril mortel, ce dont notre nation est dès aujourd’hui comptable devant les générations futures.
Il est déjà difficile d’acquérir une langue, qu’en sera-t-il si l’usage y ajoute des formes secondes et altérées ? Comment les générations à venir pourront-elles grandir en intimité avec notre patrimoine écrit ? Quant aux promesses de la francophonie, elles seront anéanties si la langue française s’empêche elle-même par ce redoublement de complexité, au bénéfice d’autres langues qui en tireront profit pour prévaloir sur la planète.
Laurent Sagalovitsch — 17 juin 2020 à 10h02
[BLOG You Will Never Hate Alone] Quelle figure historique peut prétendre avoir mené une vie en tout point irréprochable?
J'ai beau avoir décroché mon bac avec mention, hier encore, j'ignorais qui était vraiment Colbert. Je le voyais comme un grand commis de l'État dont le magistère avait dû s'exercer quelque part entre le XVe et le XVIIIe siècle et c'est à peu près tout. Probablement comme le plus mécréant des ignorants suis-je déjà passé devant sa statue sans même le savoir. Aurais-je pris le temps de lire son nom que je n'aurais pas été plus avancé. «Tiens, ce brave homme perché sur ce socle d'airain est donc Colbert», me serais-je dit avant d'attraper mon bus. Et l'affaire en serait restée là.
Aujourd'hui, grâce aux manifestations de la semaine dernière, j'en sais un peu plus sur lui, notamment qu'il fut à l'origine du Code noir, lequel régissait le sort des esclaves aux siècles passés. Ce qui n'est pas bien, pas bien du tout. Vilain monsieur que ce Colbert. La prochaine fois, je ne manquerai pas de m'en aller lui tirer les oreilles et de lui dire ma façon de penser. Du moins si sa statue est toujours en place.
En soi, je n'ai rien contre le fait de déboulonner des statues, sauf qu'il faudrait les déboulonner toutes. Si Colbert a le droit à cet honneur, je ne vois pas pourquoi Voltaire ne connaîtrait pas le même sort tant ce dernier tenait en piètre estime –c'est peu de le dire– et les Noirs et les Juifs. Et quand on se sera débarrassé de l'auteur de Candide, on passera au suivant, à Rousseau qui abandonna ses enfants à l'hôpital public, à Jules Ferry, ce théoricien du colonialisme, à Napoléon qui ensanglanta toute l'Europe avec ses conquêtes meurtrières, à Hugo, l'amateur de chair fraîche, à l'Abbé Pierre, ce révisionniste qui s'ignorait, à tous ces grands hommes ou prétendus tels dont nul ne saurait résister à un examen rétrospectif de leurs actes et de leurs gestes.
Personne n'en réchappera. Ce sera un massacre absolu. Une vendetta sans retour. Qui peut imaginer un homme ou une femme ayant eu tout au long de son existence un comportement en tout point admirable dans sa vie publique comme dans sa sphère privée? Qui jamais n'aura écrit ou dit une parole offensante? Dont la vie aura été une suite interrompue d'éclairs de bravoure, une existence sans vice et sans travers, sans manquements ni petitesse, si linéaire et si grandiose qu'elle aurait comme quelque chose d'irréel, d'effrayant même?
Les individus sont les produits de leur époque, lesquelles charrient tout leur lot d'ignominies qui nous apparaissent comme telles une fois passées par le moulinet du temps. L'antisémitisme ou l'antijudaïsme de Voltaire ne peut être comparé à celui d'un Paul Morand ou d'un Céline qui même après l'Holocauste continuèrent à vilipender «la race juive». Le raciste de nos jours qui continuerait à louer les mérites de l'esclavage sera jugé bien plus sévèrement que celui qui présida à sa naissance même si les deux comportements sont tout aussi condamnables. Le colonisateur des époques reculées aura le droit à une certaine mansuétude, laquelle sera absente pour juger celui de l'époque moderne.
Un esprit aussi éclairé fut-il ne peut pas s'extraire des conditions qui donnèrent naissance à sa pensée. Nous sommes tous prisonniers de notre temps, nous voyons le monde comme il se présente sans qu'il nous soit possible de dire combien, sur certaines problématiques, il nous entraîne à nous comporter d'une manière qui avec l'accumulation des années apparaîtra aux générations futures comme tout à fait scandaleuse ou inappropriée.
Nous-mêmes qui passons notre temps à donner des leçons de morale, sans même que nous en ayons conscience, avons des attitudes, des pensées, des conduites qui un jour prochain ne manqueront pas d'indigner nos cadets, lesquels seront prompts à nous juger avant d'être à leur tour l'objet des remontrances de leur descendance et ainsi de suite comme une invariable qui régirait nos existences humaines.
Les héros n'existent pas, ce sont des créatures rencontrées seulement dans les livres d'enfants. Par nature, à des degrés divers, nous sommes tous coupables. Nous avons tous nos défauts, nos étroitesses, nos égoïsmes, nos lâchetés, nos rancœurs, nos jalousies mesquines, nos outrances, nos bêtises. Prétendre le contraire serait s'extraire de la condition humaine pour épouser un destin divin. Et encore, à bien des égards, même les dieux sont imparfaits!
L'histoire humaine n'est pas figée. Ses canons changent selon les humeurs des siècles. Les progrès scientifiques ne cessent de redistribuer les cartes et ce qui hier encore était pris pour une vérité éternelle sera démenti par l'apparition de nouvelles connaissances qui seront autant de désaveux pour les croyances d'antan.
D'une certaine manière, le temps passe son temps à se contredire, à dire tout et son contraire, à se renier, riant de nous autres qui sommes assez naïfs pour vanter la qualité de nos jugements comme immuables. C'est ainsi qu'autrefois dans les sanatoriums, on ne trouvait rien à redire aux malades qui fumaient! Il suffit de lire ou de relire La Montagne magique de Thomas Mann pour s'en convaincre.
Il est vrai que le cœur humain, lui, ne change pas et c'est probablement dans ce domaine que notre vigilance doit être de mise. Celui qui dans l'exercice de son pouvoir manifesta vis-à-vis d'autrui une haine viscérale à rebours des avancements de la science ou de la morale propres à son temps, celui qui au-delà des contingences de son époque, proclama la supériorité d'une peuplade sur une autre, celui dont l'incandescence de la pensée déboucha sur le massacre d'innocents, celui qui consacra toute sa vie à se répandre en considérations oiseuses au point d'en faire la matrice de son existence, celui-là ne saurait mériter de figurer dans l'espace public; sa place est dans le caniveau de l'histoire.
Colbert répond-il à cette définition?
Vu ma connaissance du bonhomme, il ne m'appartient pas d'en juger.
Quel courage que le mien!
Faut-il récrire l'Histoire ?
HBO a enlevé le film de Victor Fleming de sa plateforme au motif qu'il «dépeint des préjugés racistes» communs en 1939 mais plus aujourd'hui. Un retrait démagogique et stupide.
On en est là.
«Qualifié par des historiens de révisionniste, le film de Victor Fleming sorti en 1939 a été retiré de la plateforme de streaming HBO Max, en plein mouvement de protestation contre le racisme et les violences policières aux États-Unis» nous apprend une dépêche AFP.
Inutile de faire ici le panégyrique du film aux dix Oscars, du ciel flamboyant d'Atlanta et des amours impossibles de Clark Gable et Vivian Leigh. Rien de cela n'est en cause. C'est la «version romantique du Sud et [la] vision très édulcorée de l'esclavage» du film qui posent problème, dans un contexte de tensions raciales très violentes aux États-Unis. Déjà, en 2017, à Memphis, un cinéma avait interrompu la projection annuelle du film «estimant que cette œuvre [...] était insensible au public afro-américain».
Fallait-il retirer, même temporairement, ce film d'une plateforme de streaming?
Non, évidemment non.
D'abord parce que personne ne va arrêter de manifester en se disant «Bon, les gars, c'est ok, tout va bien, Gone with Wind n'est plus sur HBO Max, on a gagné, on rentre à la maison dans le calme» et qu'il est peu probable qu'un flic cesse de tabasser un·e Noir·e à mort en lui sortant: «Oups, excuse-moi, mon vieux, j'ai vu qu'HBO avait retiré Gone with the Wind de sa plateforme, du coup, j'ai déconstruit mes préjugés et c'est fini je suis plus raciste du tout, merci HBO.»
La censure est inefficace, laide et bête. L'autocensure n'a rien à lui envier.
Ce retrait pose de nombreuses questions. Et, comme tout acte de censure, il nous invite à couper court à l'émotion de l'instant («c'est nul!» versus «enfin!») pour réfléchir à ce qu'il signifie.
D'abord, HBO prend à l'évidence les gens pour des imbéciles. HBO considère que nous regardons un film de 1939 en 2020 en le prenant entièrement au premier degré. En gros, Gone with the Wind est une sorte de documentaire ou un document de propagande bien fichu (dont s'emparent d'ailleurs des activistes –révisionnistes– de The Lost Cause) et comme nous sommes bêtes, on ne s'en rend pas compte. Comme nous n'avons aucun jugement critique, aucune distance, et qu'on bouffe du racisme et du préjugé sans sourciller, autant retirer ce film puisqu'il est problématique. De la tartufferie ordinaire (cachez ce Sud que je ne saurais voir) naîtra un besoin viscéral de voir, de savoir, de s'échanger sous le manteau l'œuvre censurée. HBO nous prend pour des imbéciles mais crée l'envie de voir, comprendre ou défendre une œuvre légendaire et quasi oubliée: le film a vieilli et il dure 238 minutes de trop pour les jeunes d'aujourd'hui.
Sans «Gone with the Wind», que serait «Get Out»?
Ensuite, Gone with the Wind est au film romantique ce que sont, parmi d'autres, The Covered Wagon (1923) ou The Plainsman (1937) au western. Des films où les Indiens sont des violents, agressifs et cruels et ne méritent rien d'autre qu'une bonne giclée de plomb viril. Mais voilà, depuis, il y a eu La Flèche brisée, La Dernière chasse, Soldier Blue, Jeremiah Johnson, Little Big Man, Josey Wales... Si notre représentation des Indiens a changé, c'est aussi parce qu'elle s'est construite, sédimentée avec tous ces films, y compris les premiers.
Il en est de même dans la représentation des personnages noirs avec, me semble-t-il, une filiation évidente et tortueuse, qui conduit de Gone with the Wind jusqu'à Us, en passant par Sergeant Rutledge, Malcolm X, Amistad, Django Unchained ou 12 Years a Slave, Avec ses multiples pistes et significations cachées, le fim de Jordan Peele, Us, est à l'évidence le fruit de cette longue histoire. Et Get Out la version grinçante de Devine qui vient dîner...
Et c'est aussi ce qui fait la force et la singularité du cinéma américain (pardon: États-unien, je vais me faire lyncher), qui a toujours su se renouveler, à partir de son histoire et de ses mythes plus ou moins frelatés, en accompagnant ou précédant les évolutions sociétales. Si vous retirez Gone with the Wind de cette lignée, peut-être aurez-vous la satisfaction ponctuelle de vous dire: «Ouf! Cette année, je passe pas Noël avec mon beauf'», mais votre famille ne serait plus tout à fait la même. Sans oublier qu'on est toujours le beauf' de quelqu'un.
Par ailleurs, qu'on l'aime ou pas, Autant en emporte le vent reste un des films majeurs de l'histoire du cinéma, par ce qu'il comprend de démesure et dit de cet âge d'or des studios d'avant-guerre. Qu'il soit raciste et réécrive l'histoire de la guerre de Sécession est une évidence. Mais, à chaque fois que je l'ai vu, cela m'est apparu comme une évidence. De la même manière que la vision raciste, paternaliste et colonialiste de Tintin au Congo ou Cinq Semaines en ballon ne m'a jamais échappé, y compris lorsque j'étais gamin. Lorsque je lis Drieu La Rochelle, je ne deviens pas fasciste, pas plus qu'ouvrir un bouquin d'Aragon ne fera de moi un communiste. J'arrive aussi à lire Les Aventures de Babar sans me prendre pour un éléphant.
Il est probable que les grottes de Lascaux ont été peintes par des hommes qui violaient des femmes et couchaient avec leurs enfants. Et je sais qu'il y a eu pas mal de morts dans les chantiers des cathédrales et qu'on laissait mourir des esclaves dans les tombeaux royaux égyptiens. Je ne demande pas pour autant une mise en garde contextualisée devant ces monuments.
Quand je lis, écoute, regarde, visite... se jouent en moi deux processus distincts: identification et distanciation. Or, chaque censure nie mon libre arbitre et ma capacité à me distancier. Chaque censure me renvoie au procès grotesque et hélas réel intenté à Madame Bovary en 1857, au nom des bonnes mœurs. Un dictionnaire de la bêtise s'attaquant à un monument d'intelligence.
Lorsque je lis Drieu La Rochelle, je ne deviens pas fasciste, pas plus qu'ouvrir un bouquin d'Aragon ne fera de moi un communiste.
Paraphrasant Ernest Pinard, procureur impérial, on pourrait dire de Gone with the Wind: «Un film admirable sous le rapport du talent mais un film exécrable au point de vue de la morale!»
De ce procès, le plus consternant (ou désopilant, c'est selon) est le choix (ou plutôt le non-choix) de la défense. Pour sauver le roman, son avocat plaide la relaxe et entreprend de «démontrer que Flaubert a voulu faire œuvre de moraliste, ou que du moins une moralité se dégage de son œuvre». Et c'est pourquoi les scènes crues sont à peine effleurées («La toute-puissance descriptive disparaît parce que sa pensée est chaste») et qu'Emma «est cruellement punie de ses fautes, trop cruellement puisqu'elle meurt dans d'épouvantables souffrances: “L'adultère que dépeint Flaubert n'est pas charmant, il n'est chez lui qu'une suite de tourments, de regrets de remords”.»
Pour se jouer de la censure, il fallait donc être aussi hypocrite qu'elle. Les courbettes en vigueur aujourd'hui et les précautions de HBO ne servent guère la cause antiraciste. Il est même à craindre que ce happening de bonne conscience contribue à renforcer les haines et les préjugés.
Loin de moi l'idée de considérer Gone with the Wind comme un film ordinaire et d'ignorer les préjugés qu'il véhicule. Mais j'ai du mal à croire que nous regardons ce film en 2020 comme nos grands-parents le regardaient en 1939, de la même manière que je n'imagine pas un instant que le lectorat d'aujourd'hui puisse considérer que Madame Bovary est une œuvre pornographique. On grandit, on mûrit, on s'informe, on apprend, on sait. Penser le contraire, voire l'imposer, est infantilisant.
Qu'il existe ici ou là des groupuscules racistes qui érigent ce film en symbole d'une histoire fausse et fantasmée doit nous consterner autant que nous inquiéter. Que les héritièr·es de Margaret Mitchell aient réussi en 2001 à faire interdire une version noire du livre (The Wind Done Gone, d'Alice Randall) en arguant du copyright ne doit tromper personne. Mais ne donnons pas à ces cortex rabougris la victoire d'une censure qui ne ferait que les conforter dans leurs délires haineux en leur offrant sur un plateau des torrents d'argumentaires nourris de persécution, de vérités soi-disant cachées et autres petits complots. C'est en faisant appel à l'intelligence des imbéciles qu'on les confond. Pas en nous comportant nous aussi en imbéciles.
Estimant que maintenir le film tel quel aujourd'hui serait «irresponsable», HBO entend le remettre dans son catalogue, dans son format original, «car procéder autrement reviendrait à prétendre que ces préjugés n'ont jamais existé», a expliqué un porte-parole, tout en assortissant la diffusion d'une «discussion du contexte». Peut-être un bandeau d'avertissement (version cheap) ou un entretien critique, on ne sait. Si HBO a vraiment les chocottes, il lui sera loisible de faire précéder le film d'un avertissement: «Attention! Ce film est sorti en 1939, à une époque où vos grands-parents et arrières grands-parents ne pensaient pas comme vous aujourd'hui et on pense que vous êtes incapables de le comprendre par vous-mêmes.» Ça ne servira à rien.
Qu'il existe des groupuscules racistes qui érigent ce film en symbole d'une histoire fausse et fantasmée doit nous consterner autant que nous inquiéter.
Je préfèrerais et de loin l'entretien critique avec des spécialistes en histoire, cinéma ou sociologie qui enrichiraient le débat au lieu de l'appauvrir. Et puis, pourquoi ne pas proposer également une version «universitaire» du film, avec commentaires critiques et rappels historiques? Nul doute que ce serait instructif et nous aiderait à appréhender ce film dans ce qu'il dit des mensonges et aveuglements d'une époque.
Enfin, commencer à censurer, supprimer, occulter, faire disparaitre des œuvres est totalement contre-productif pour qui entend les dénoncer, analyser, déconstruire, reconstruire, pasticher, enseigner... Si un jour Gone with the Wind n'était plus visible, ici ou là, des journalistes et des profs devraient supprimer quelques paragraphes, renoncer à une partie de leur cours. Quelques pastiches perdraient leur raison d'être et le militantisme s'en trouverait réduit, n'ayant plus une œuvre phare à stigmatiser. Pensez à vos jobs, camarades!
Bien sûr, me direz-vous parfois, Jean-Marc Proust, ce vieux mâle blanc de 50 ans, en parle à son aise car il ne subit pas les préjugés, abuse de ses privilèges et Gone with the Wind ne le touche pas plus que ça en raison de sa couleur de peau. J'entends déjà l'objection, tellement convenue et facile. Certes, discréditer une personne dont les arguments vous dérangent permet de ne pas débattre, mais qu'y gagnerez-vous ?
Un belvédère situé entre deux bras de Seine sur la pointe amont de l’île aux Cygnes entre les 15e et 16e arrondissements de Paris, permet aux promeneurs, touristes et nouveaux mariés, de prendre des photos et des selfies souvenirs devant une vue « imprenable » de la tour Eiffel. En se retournant certains regardent avec étonnement une impressionnante statue équestre monumentale, en bronze, représentant un personnage casqué et en armure, brandissant une épée à lame ondulante sur son cheval au galop. Aucune indication n’est fournie sur le monument ni à proximité. On trouve seulement en cherchant bien et à peine lisible, gravée en bas sur le socle la statue, l’inscription :
A LA FRANCE
Wederkinch
1930
Les passants les plus observateurs remarquent les quatre énormes fleurs de lys stylisées, emblèmes des rois de France, qui ornent le socle de la statue ; ils regardent aussi, perplexes, l’auréole de sainteté qui encercle la tête du personnage. Cette statue leur dit bien quelque chose...
Au mieux les passants les plus curieux trouveront sur le web ou dans un guide de Paris le signalement dudit monument et sa désignation par une unique expression allégorique, mais sibylline et sans commentaire : « La France renaissante ».
Cette statue mérite donc quelques recherches et explications complémentaires, tant elle évoque plus un personnage moyen-âgeux que la bataille de Bir Hakeim de 1942, qui a donné son nom au pont sur lequel elle se situe. Une recherche sur le nom du sculpteur nous indique qu’il avait voulu réaliser une statue de Jeanne d’Arc.
Les quatre statues monumentales de Jeanne d’arc à Paris officiellement désignées, extérieures et non accolées à un édifice religieux :
Une statue en pied, place Jeanne d’Arc à Paris 13e , œuvre du sculpteur Emile Chatrousse (1891) « Jeanne d’Arc libératrice de la France ».
Trois statues équestres :
Place des Pyramides, Paris 1er ,œuvre de Emmanuel Fremiet en bronze doré (1874)
Place St Augustin, Paris 8e , œuvre en bronze de Paul Dubois (1895)
Parvis du Sacré-Coeur, 18e, œuvre en bronze d’Hippolyte Lefebvre (1927)
Trois autres statues extérieures, nommément recensées, dont deux accolées à une église et une troisième déposée dans le jardin d’un musée :
Basilique Sainte Jeanne d’Arc, Paris 18e , œuvre de Felix Charpentier (1964)
Église ancienne Saint-Honoré-d’Eylau, place Victor Hugo Paris 16e.. Cette statue est une réplique d’une statue en marbre réalisée en 1837 par la sculptrice Marie d’Orléans ; l’original est exposé dans la galerie des gloires de la France du Château de Versailles.
Musée Bourdelle, Paris 15e , œuvre en bronze d’Antoine Bourdelle (1909) « Jeanne d’Arc à l’étendard ».
Une statue équestre en bronze non dénommée sur le site de l’île aux Cygnes. Cette statue désignée et nommée sur Wikipedia et différents sites ou guides « La France renaissante » sans autre référence, représenterait Jeanne d’Arc d’après son sculpteur Holger Wederkinch.
Le sculpteur danois a bien choisi de représenter Jeanne d’Arc même si elle n’est pas nommée.
En reconnaissance et souvenir de ses études artistiques à Paris dans les années 1920, le sculpteur danois Holger Wederkinch (1886-1959) a conçu et réalisé cette statue pour en faire cadeau à la communauté danoise parisienne. Quel sujet de sculpture aurait mieux que Jeanne d’Arc relié son nom à la France ?
C’est dans cette perspective qu’il crée cette statue en 1930. Il s’inspire pour cela des nombreuses chroniques et représentations qu’il a pu consulter pendant son séjour en France. On repère ainsi dans son œuvre réalisée tous les détails qui viennent des armures et équipements guerriers de notre guerre de cent ans.
Les chroniques médiévales parlent de femmes combattantes comme « habillées telles des hommes » et on sait que Charles VII avait offert à Jeanne d’Arc une armure faite sur-mesure valant 100 Livres Tournois. Sans entrer dans les détails des armures féminines médiévales, on remarquera aisément que sur la statue de l’île aux Cygnes le personnage porte des « protèges-seins » faits de petits boucliers métalliques ronds convexes désignés par les armuriers comme des rouelles ou besagues fixées sur la cote de maille. On peut donc donc présumer que notre sculpteur a bien voulu représenter une cavalière.
Enfin il faut souligner que le sculpteur a entouré la tête casquée de la cavalière d’une auréole qui, comme les nimbes ou gloires, est un attribut toujours reconnu de la sainteté dans l’iconographie chrétienne. Rappelons que Jeanne d’Arc a été béatifiée en 1909 puis canonisée en 1920. Aussi bien, comme on le verra ci-dessous, c’est essentiellement à cause de ces éléments de référence à une « sainte » nationale que le monument a soulevé pendant plus de vingt ans des oppositions diverses à son installation à Paris.
Au total et pour ces différentes raisons on ne peut nier que le sculpteur ait bien choisi et voulu représenter une cavalière canonisée et très vraisemblablement Jeanne d’Arc.
Une fois fondue dans l’atelier d’Alexis Rudier, célèbre à Paris pour avoir fondu les œuvres d’Auguste Rodin, d’Antoine Bourdelle et d’Aristide Maillol, le sculpteur Holger Wederkinch a fait connaître son désir d’offrir son œuvre à la ville de Paris pour qu’elle soit érigée comme il se doit sur la place Jeanne d’Arc dans le 13e arrondissement de Paris.
En 1938 après de longues négociations diplomatiques entre les ambassades de France et de Danemark, le Conseil municipal de Paris et le sculpteur, le Danemark donne la statue de Jeanne d’Arc à la ville de Paris pour qu’elle soit érigée d’un commun accord, non plus dans le 13e , mais sur la place Vauban au sud de l’Hôtel des Invalides dans le 7e arrondissement.
La guerre va laisser le projet en suspens et l’après guerre le repousse : ce n’est qu’en décembre 1950 que le Conseil municipal de Paris reprend le dossier et accepte finalement le don.
En 1953, la sculpture n’est cependant pas encore installée et se trouve toujours remisée dans les réserves des œuvres d’art de la ville de Paris. Le 31 décembre de la même année le Conseil municipal précise qu’il a certes accepté le don mais qu’il s’oppose finalement à l’ installation du monument place Vauban.
En 1954 l’administration des Beaux-Arts propose à son tour le square Samuel-Rousseau dans le 7e arrondissement, en face de la basilique Sainte-Clotilde. Mais ce site va aussi être refusé. En effet, l’emplacement ne convient pas au sculpteur lui-même et les frais d’installation sont trop élevés car il faudrait déplacer la statue de César Franck qui s’y trouve.
En 1955, le Conseil municipal finit par autoriser l’installation du monument à l’extrémité amont de l’île aux Cygnes, faisant ainsi pendant à la statue de la Liberté érigée sur la pointe aval de l’île. Cependant en 1956 la Commission des monuments commémoratifs émet un avis défavorable à la pose de cette statue car, selon ses membres « elle ne correspond pas à l’iconographie traditionnelle de l’héroïne ».
La ville de Paris se trouve alors dans une situation difficile car, ayant accepté le don, elle s’est implicitement engagée à ériger le monument. Le problème est exposé à l’ambassade du Danemark avec l’alternative : soit le sculpteur accepte de laisser l’œuvre au dépôt des œuvres d’art de la ville, soit l’ambassade reprend la statue afin d’en disposer pour une autre collectivité. Rappelons que l’œuvre mesure près de 5 m et pèse 3 tonnes...
En mars 1956 un compromis semble en voie d’être trouvé. Le projet pourrait être repris en omettant de dire qu’il s’agit d’une représentation de Jeanne d’Arc, mais en affirmant que c’est une œuvre décorative choisie comme allégorie de la « La France renaissante ». Le compromis est enfin entériné entre l’ambassade du Danemark, le sculpteur et la ville de Paris et un décret du 3 août 1956 approuve le projet d’érection du monument commémoratif sur l’île aux cygnes.
Le 22 janvier 1958, soit vingt ans après les premières négociations, le monument est ainsi inauguré sans aucune allusion à Jeanne d’Arc.
On se gardera bien de stigmatiser ici ces « péripéties » comme un exemple de nos particularités administratives nationales, en regrettant seulement, au résultat, l’incognito volontaire qui en est résulté jusqu’à aujourd’hui pour reconnaître une Jeanne d’Arc sur l’île aux Cygnes.
Les images et représentations de Jeanne d’Arc sont très nombreuses en France et relèvent pour la plupart de l’imagination. On peut s’en convaincre, notamment, en se référant à l’unique représentation de Jeanne d’Arc de son vivant en 1429 par un croquis en marge du journal du greffier du Parlement de Paris Clément de Fauquembergue ; on pourrait aussi se reporter aux discussions et querelles auxquelles ont donné lieu la mise à jour en 1998 des petites fresques anciennes supposées la représenter dans la chapelle de Brémont dans les Vosges au nord de Domremy-la-Pucelle.
Dans ce contexte iconographique incertain, ce n’était pas le lieu ici de reprendre l’éternel débat franco-français entre l’héroïne nationale, la sainte laïque de Michelet et la sainte catholique. Loin de nous donc l’idée de refuser à Jeanne d’Arc son assimilation contemporaine et symbolique à une « France renaissante », tant il est vrai qu’à son époque puis dans la mémoire nationale, elle a souvent été représentative des ressources d’énergie et de renouveau de notre pays pendant et après les épreuves diverses qu’il a du affronter. La grave pandémie qui frappe notre pays en cette année 2020 pourra actualiser l’allégorie de cette « France renaissante » en Jeanne d’Arc.
En opposition à l’Ancien Régime, les Déclarations des droits de l’Homme de 1789 et de 1793 célébraient l’égalité parmi les hommes. Cette conception sera contredite par la Constitution de l’An III, annonçant le « retour à l’ordre » du Directoire.
Dès le 9 juillet 1789, une large part de l’Assemblée nationale constituante est convaincue qu’il faut faire précéder la Constitution d’une Déclaration des droits.
« On décide, que, si les loix [sic] sont utiles, la Constitution est indispensable ; qu’il faut dont commencer par ce qui est indispensable ; qu’on n’aura jamais de loix, tant que le pouvoir arbitraire pourra les frapper. […]
La Constitution doit donc être précédée de la déclaration des droits de l’homme. (On désire que tous les Bureaux soient engagés à s’en occuper, & qu’on établisse un Comité de correspondance). »
27 projets voient alors le jour, mais la Déclaration est finalement élaborée en assemblée article par article, mot par mot, à partir d’une ébauche qui n’aura servi que de support pour ce premier texte fondateur écrit collectivement.
Le droit, tel que les Constituants le fondent, est en premier lieu restauration des droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme. Or ces droits, dits naturels, sont alors considérés comme antérieurs à toute organisation sociale et sont attachés à la personne. Ils sont donc droits individuels et naturels : liberté, propriété, sûreté, résistance à l’oppression.
Non seulement tous les individus doivent être égaux pour qu’une société soit vivante, mais ces individus sont tous dotés des mêmes droits, quelle que soit la place qu’ils occupent dans la société. Ces droits peuvent être ignorés, oubliés, méprisés mais ne peuvent pas disparaître. Ils ne sont pas le résultat de rapports de force mais liés à la nature même de l’homme : un être rationnel et sensible.
« M. le marquis de la Fayette fait lecture du projet qui suit :
“La nature a fait les hommes libres et égaux ; les distinctions nécessaires à l’ordre social ne sont fondées que sur l’utilité générale. Tout le monde naît avec des droits inaliénables et imprescriptibles […]. L’exercice des droits naturels n’a de bornes que celles qui en assurent la jouissance aux autres membres de la société. […]”
M. le comte de Lally-Tolendal. “Messieurs, j’appuie la motion qui vous est présentée, à quelques lignes près, susceptibles de quelques discussions.” »
Les projets ont cependant nourri le débat et produit les concepts clés que l’on retrouve dans les déclarations de 1789 et de 1793. Sieyès, dans sa Reconnaissance et exposition raisonnée des droits de l’homme, rédigée les 20 et 21 juillet 1789, dit ainsi :
« Tous ayant un droit découlant de la même origine, il suit que celui qui entreprendrait sur le droit d'un autre, franchirait les bornes de son propre droit ; il suit que le droit de chacun doit être respecté par chaque autre, et que ce droit et ce devoir ne peuvent pas ne pas être réciproques.
Donc le droit du faible sur le fort est le même que celui du fort sur le faible. Lorsque le fort parvient à opprimer le faible, il produit effet sans produire obligation. Loin d'imposer un devoir nouveau au faible, il ranime en lui le devoir naturel et impérissable de repousser l'oppression.
C'est donc une vérité éternelle, et qu'on ne peut trop répéter aux hommes, que l'acte par lequel le fort tient le faible sous son joug, ne peut jamais devenir un droit ; et qu'au contraire l'acte par lequel le faible se soustrait au joug du fort, est toujours un droit, que c'est un devoir toujours pressant envers lui-même. »
C’est au nom d’une liberté civile qui refuse tout rapport de domination, que la notion de résistance à l’oppression est alors fondée comme droit naturel – et le droit du plus fort récusé. La force ne produit jamais du droit quand la résistance à la domination en produit à coup sûr. Ainsi, la violence insurrectionnelle ne peut être assimilée à la violence oppressive.
De fait, de 1789 à 1792, les pauvres, les femmes, les « libres de couleur » puis les esclaves ont pu réclamer contre la constitution de 1791, qui ne leur reconnaissaient pas de citoyenneté active ou de citoyenneté tout court. La vocation universelle de la Déclaration n’est alors en rien une abstraction formelle et fallacieuse, elle est un outil indispensable pour faire avancer l’égalité réelle. L’enjeu est toujours de savoir si l’on peut remettre en question le droit positif grâce aux normes énoncées sous forme de principes dans la déclaration.
Lorsque les Conventionnels décident, en 1793, de réécrire la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ils reprennent l’ensemble des enjeux de 1789, tant sur la souveraineté des citoyens, leur liberté politique, que sur les libertés publiques et le respect des règles de contrôle des pouvoirs de l’État, afin que soit respectée la liberté individuelle de chacun. Mais la résistance à l’oppression devient une clé de voute de l’édifice et non un droit parmi les autres, c’est elle qui fait de chaque citoyen un garant de sa propre liberté et de la liberté commune.
Enfin cette nouvelle Déclaration consacre de nouveaux droits, les droits créances, qui affirment que dans une société républicaine, c’est-à-dire disposant d’un gouvernement populaire, la société doit des garanties à ses citoyens en termes d’éducation et d’assistance. On retrouve ainsi au cœur de l’édifice, la nécessité de penser la place d’une dette sacrée de la société envers ses membres. A ces deux titres – droit de résistance fondant l’institution insurgeante, droit créance garantissant l’égalité –, la déclaration de 1793 est éminemment démocratique. Elle garantit la démocratie plutôt que l’ordre.
« XXI . Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler.
XXII. L’instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens. […]
XXV. La souveraineté réside dans le peuple. Elle est une et indivisible.
XXVI. Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier ; mais chaque section du souverain assemblée doit jouir du droit d’exprimer sa volonté avec une entière liberté. […]
XXXII. Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l’autorité publique ne peut, en aucun cas, être interdit, suspendu ni limité.
XXXIII. La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme.
XXXIV. Il y a oppression contre le corps social, lorsqu’un seul de ses membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé.
XXXV. Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »
Après le 9 thermidor et la Chute de Robespierre, tout s’inverse et les principes de la déclaration de 1789 et 1793 sont remis en question par la commission des Onze chargée d’abord d’encadrer par de nouvelles lois organiques la constitution de 1793, puis après les émeutes de prairial an III, de rédiger une nouvelle Constitution. L’ordre social présenté par Boissy d’Anglas est garanti par la propriété et la déclaration de 1793 présentée comme un « arsenal pour les séditieux ».
Désormais la résistance à l’oppression comme la liberté des citoyens disparaissent. Non seulement l’égalité est noyée dans un suffrage censitaire, mais si les nouveaux professionnels de la politique ont encore des droits, les citoyens ne semblent plus avoir que des devoirs car la Déclaration des droits et des devoirs est fondamentalement déséquilibrée afin de faire régner un certain « ordre social » plutôt que la démocratie.
Ainsi le rapport de Boissy d’Anglas, discuté le 23 juin 1795 (5 messidor an III) à la Convention, qui s’inscrit à l’encontre des idées égalitaires des premières années de la Révolution :
« L’égalité civile, en effet, voilà tout ce que l’homme raisonnable peut exiger. L’égalité absolue est une chimère. […]
Nous devons être gouvernés par les meilleurs. Les meilleurs sont les plus instruits et les plus intéressés au maintien des loix [sic] : or, à bien peu d’exceptions près, vous ne trouverez de pareils hommes que parmi ceux qui possèdent une propriété, sont attachés au pays qui la contient, aux loix qui la protègent, à la tranquillité qui la conserve, et qui doivent à cette propriété et à l’aisance qu’elle donne, l’éducation qui les a rendu propres à discuter avec sagacité et justesse les avantages et les inconvénients des loix qui fixent le sort de leur patrie. […]
Un pays gouverné par les propriétaires est dans l’ordre social, celui où les non propriétaires gouvernent est dans l’état de nature. »
Alors que la crise des migrants en méditerranée est toujours d’actualité, nous republions cet article sur l’acceuil des migrants à Corfou, écrit en mars 2017.
Les îles grecques, tout comme les côtes italiennes ou espagnoles, font partie des zones d’interface de la Méditerranée. Elles servent de passage aux flux des marchandises et des hommes, dans des conditions qui dépendent beaucoup de la situation politique et économique : on n’accueille pas les migrants de la même manière en période d’abondance et en période de crise.
Or à Corfou, en 1473, c’est la crise, et les habitants se plaignent :
« Des personnes étrangères sont venues dans cette ville et dans cette île (…) et habitent ici. Ils ont pris le nom de Corfiotes, et chaque jours ils commettent mille infractions (…) Qu’ils soient condamnés à des peines corporelles, et non à des amendes (…) afin que l’on sache bien que les fidèles Corfiotes originaires de ce lieu ne mènent pas une telle vie ».
Demander des peines corporelles pour les nouveaux habitants de l’île, c’est demander que leur soit appliquée une justice différente, et plus dure, que celle qui s’applique aux autres Corfiotes. C’est donc une décision grave, et c’est pourquoi les Corfiotes ont décidé de la porter devant la plus haute autorité dont ils relèvent : Venise.
Car au XVe siècle, Corfou fait partie d’un vaste empire maritime vénitien. Pour mieux tenir les routes du commerce, Venise s’est lancée depuis le XIIIe siècle dans la conquête d’îles et de villes côtières dans l’Adriatique et la mer Egée. Mais ces territoires sont alors menacés : Venise est en guerre contre l’Empire ottoman, avec l’espoir de stopper l’avancée des Ottomans dans les Balkans, peut-être même d’étendre ses propres territoires dans la région.
Corfou est donc soumise à une double contrainte : d’une part elle doit fournir des hommes pour le front, et d’autre part elle accueille les populations qui fuient les zones de combat. Pas étonnant que la situation y soit tendue.
Combien de réfugiés Corfou a-t-elle accueilli depuis le début de la guerre ? Difficile à dire. Le flux des réfugiés a probablement commencé avant le début de la guerre. Dès la prise de Constantinople, en 1453, de nombreux orthodoxes ont choisi l’exil vers des îles grecques sous domination vénitienne. Des Latins et des juifs ont pu s’y ajouter depuis que la guerre a commencée en 1463.
Tout le monde ne fuit pas devant l’armée ottomane : pour certaines communautés, ou pour certains individus, faire allégeance au sultan permet d’éviter une conquête violente, ou même d’améliorer sa position sociale. Il n’empêche, Corfou a certainement vu sa population doubler à l’époque. Et ce n’est qu’un début, la population de l’île continue de croître : entre 1499 et 1503 elle passerait de 37 000 à 60 000 habitants. Peut-être faut-il imaginer une île où plus de la moitié de la population est « réfugiée ».
Pourtant la croissance démographique n’est jamais retenue comme un problème en soi. Dans un monde où la main d’œuvre est précieuse, on s’inquiète d’abord de pouvoir nourrir tout le monde. En ensuite, seulement, les Corfiotes s’inquiètent du maintien de leurs privilèges.
Car les Corfiotes qui, en 1473, adressent à Venise pour demander de punir plus sévèrement les nouveaux-venus, ne représentent pas l’intégralité de la population. Il s’agit uniquement des citoyens : c’est-à-dire les classes supérieures, celles qui jouissent de droits politiques. À part cette partie privilégiée de la population, les autres habitants n’ont pas vraiment plus de droits que les réfugiés nouveaux-venus. La mesure qu’ils réclament est donc avant tout une mesure de distinction : elle permettrait de séparer les nouveaux corfiotes des anciens, même lorsqu’ils ne sont pas citoyens.
Or quelques années plus tard, au début du XVIe siècle, les citoyens corfiotes renouvellent leur plainte, mais cette fois dans un tout autre domaine : ils protestent parce que certains des nouveaux Corfiotes sont désormais parvenus à obtenir des droits de citoyenneté. Par mariage, par grâce, ou par d’autres moyens, ils sont parvenus à obtenir des droits politiques, et la majorité du conseil se plaint que, parmi ses rangs, siègent maintenant d’anciens réfugiés.
D’une plainte à l’autre, de la fin du XVe siècle au début du XVIe siècle, l’évolution est frappante. Elle montre que la fermeture face à l’arrivée de nouveaux venus n’est pas que le fait des couches sociales les plus basses : elle se rejoue à tous les niveaux, dès lors, en fait, que l’on craint de se voir remplacé. Mais ces deux plaintes suggèrent aussi un autre aspect : dans un monde où les bras humains sont encore la première source d’énergie, personne ne songe jamais à leur interdire l’accès à l’île. Pas même lorsqu’ils deviennent, probablement, la moitié de la population.
Pour aller plus loin :
– Νicolas Karapidakis, Civis fidelis : l’avènement et l’affirmation de la citoyenneté corfiote (XVIe-XVIIe siècles), P. Lang, 1992
– Peregrine Horden et Nicholas Purcell, The corrupting sea : a study of Mediterranean history, Blackwell, 2000.
– Suraiya Faroqhi, The Ottomans empire and the world arount it, I. B. Tauris, 2006.
Bien avant les voitures et les centrales à charbon, les Romains ont massivement brûlé du bois et décimé des forêts pour se nourrir et entretenir leur mode de vie. Des activités qui ont significativement modifié le climat de l'époque, preuve que l'Homme était déjà un gros pollueur il y a 2.000 ans.
Plus personne aujourd'hui ne remet en cause l'implication des activités humaines dans le réchauffement climatique. La concentration de l’atmosphère en CO2 a atteint un record de 407 parties par million (ppm) en 2018, contre 280 ppm avant la révolution industrielle, sans compter les particules fines émises par les voitures et les centrales à charbon.
L'Homme n'a cependant pas attendu les avions ni le pétrole pour polluer l'atmosphère. Une nouvelle étude de l’ETZ Zürich montre que les Romains ont eux aussi contribué au changement climatique à travers leurs activités. Plusieurs articles avaient déjà pointé du doigt les nombreux dégâts causés par l’Homme, notamment via la déforestation pour dégager des terres, récolter du bois de construction, ou faciliter les déplacements.
Les Romains brûlaient également du charbon et du bois pour fabriquer du fer, cuire des poteries, se chauffer et cuisiner mais également pour la crémation des corps. Selon les différentes estimations, un habitant brûlait ainsi entre 1,5 et 5 kg de bois chaque jour à l'époque. Mais, entre l’augmentation de l’albédo et les émissions d'aérosols conduisant plutôt à un refroidissement, et la réduction de la capacité des sols à capturer le CO2 favorisant le réchauffement, l'impact sur le climat n'avait pas été clairement établi.
Pour leur étude, les chercheurs suisses se sont appuyés sur un ensemble d'analyses visant à estimer les émissions d'aérosols issus des incendies et le changement d'affectation des sols pour le premier siècle après J.-C, lorsque l’empire romain était à son apogée. Ils ont ensuite appliqué un modèle de simulation climatique pour estimer les conséquences sur le climat. D'après leurs calculs, la déforestation aurait entraîné un léger réchauffement de 0,15 °C tandis que les aérosols issus de incendies auraient à l'inverse refroidi le climat de 0,17 °C à 0,46 °C. Une différence qui peut sembler minime mais qui est en fait considérable si l'on attribue cet effet uniquement aux activités humaines.
Les estimations climatiques montrent pourtant une période anormalement chaude entre 250 et 400 après J.-C (appelée « optimum climatique romain »), attribuée en grande partie à des phénomènes naturels : activité du soleil, modifications des courants océaniques et faible activité volcanique. Un réchauffement qui aurait été atténué par la pollution anthropique des Romains, estiment les chercheurs. Les fumées des incendies auraient en revanche provoqué une énorme pollution dans les villes et affecté le régime des précipitations.
À cet optimum climatique a succédé le « Petit Âge glaciaire », une longue vague de froid qui s'est étendue de 536 à 660 après J.-C et qui aurait entraîné des décennies d'étés plus froids, parfois jusqu'à 4 °C inférieurs par rapport à la température normale selon les travaux de Ulf Büntgen et de ses collèges publiés dans la revue Nature Geoscience.
Ce refroidissement constitue l'une des nombreuses explications à la chute de l’Empire romain. Dans son ouvrage Comment l'Empire romain s'est effondré, Kyle Harper, professeur d'histoire à l'université d'Oklahoma, explique ainsi comment les changements climatiques et les dégâts causés à l'environnement (forêt coupées et incendiées, construction de routes...) ont favorisé la propagation des épidémies et entraîné des crises alimentaires. Une leçon à retenir pour notre société moderne ?