100 ans: c'est la durée de vie théorique d'un pont, selon le rapport d'information du Sénat présenté par la Commission de l'aménagement du territoire et de développement durable. Mais attention: «seuls les ponts construits depuis le début des années 2000 et répondant à des normes européennes» peuvent prétendre atteindre cet objectif. Cela constitue un problème pour les ouvrages français, dont un quart ont été construits dans les années 1950 et 1960. Pour ces ouvrages qui arrivent en fin de vie, le point de rupture s'approche à mesure que le réchauffement climatique s'accentue.
Ce dernier «devrait accélérer de 31% le délai d'endommagement des structures des ponts et réduire leur durée de vie de quinze ans», peut-on lire dans un article publié par Science Direct sur l'impact du changement climatique sur les structures des ponts. La détérioration des matériaux, exacerbée par la chaleur, réduit la résistance des composants structurels. À mesure que les phénomènes météorologiques s'intensifient, les ponts sont davantage exposés à l'érosion due aux importants débits d'eau qui s'écoulent en dessous. De cette manière, ces ouvrages essentiels à la circulation routière et ferroviaire sont confrontés à d'importants risques de sécurité.
La France compterait entre 200.000 et 250.000 ponts routiers, dont près de 15% seraient en «mauvais état structurel», toujours selon le rapport d'information sénatorial. Pour faire prendre conscience des risques encourus et à venir, (la plateforme InfraClimat](https://infraclimat.com/), qui permet de visualiser l'impact du changement climatique sur les infrastructures, a été lancée par la Fédération Nationale des Travaux Publics (FNTP). Avant tout destinée aux élus et aux collectivités françaises, elle est librement consultable sur internet: ses résultats sont inquiétants.
Par la sélection de plusieurs critères tels que l'infrastructure concernée, la région choisie ainsi que l'aléa climatique projeté parmi la sécheresse, les inondations, la chaleur extrême ou encore la submersion marine, une carte se dessine sous nos yeux. Elle permet de «comprendre la nature des vulnérabilités auxquelles sont exposées [les infrastructures]», lit-on sur le site. En analysant la région de la Métropole Aix-Marseille-Provence d'ici à 2030, InfraClimat indique que 2.550 ponts sont par exemple exposés aux conséquences de la sécheresse.
Celle-ci implique une fragilisation totale ou partielle des ponts en raison d'«un rétrécissement du matériau suite à la perte de l'eau qui le compose. Par exemple, en période de sécheresse, des fissurations de la couche de roulement du tablier peuvent apparaître. L'augmentation excessive des dilatations d'ouvrage peut également engendrer une rupture des joints de dilatation qui n'ont pas été prévus initialement pour les encaisser.»
Le site propose malgré tout des solutions pour empêcher la catastrophe. En haut des recommandations, il préconise la tournée d'inspections spécialisées ainsi que la mise en place d'actions de rénovation et de maintenance des infrastructures. Des mesures d'autant plus urgentes face au retard accumulé de 89 millions d'euros dans l'entretien et la réparation des ouvrages d'art.
D'ici 2100, si aucune mesure n'est prise contre l'augmentation de la température, la France devra débourser près de 260 milliards d'euros pour contrer les effets du changement climatique, indique un rapport de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME).
Visuel Wikimedia Commons : Jean-Baptiste Camille Corot, Le Château Saint-Ange et le Tibre, Rome, 1826, huile sur toile, musée du Louvre.
À l’échelle de l’histoire humaine, l’eau agit souvent comme un liquide amniotique. Au fond des mers, des lacs, des glaciers, des fleuves et des cours d’eau, elle garde ce que l’homme lui a jeté, confié ou bien ce qu’il y a perdu. Un véritable coffre-fort ou un musée aquatique comme on voudra. Jusqu’ici les niveaux des mers, des fleuves et des lacs n’avaient pas considérablement bougé depuis les premiers temps avant J.-C. Le réchauffement climatique vient donc dérégler et parfois abolir brutalement cette fonction de conservatoire naturel des eaux continentales. Les épisodes de sécheresse qui se renouvellent et s’aggravent d’année en année en Méditerranée affectent à tel point le niveau des fleuves que surgissent en effet à l’œil nu depuis deux ans des objets, des ossements et des structures plus ou moins oubliées. À Rome, le Tibre est passé cette année d’un niveau oscillant entre 4,5 et 5 mètres à… 1,12 mètre. Du coup, les ruines d’un pont construit sous Néron sont apparues au niveau du château Saint-Ange. Pont stratégique bien documenté par les sources latines sur lequel passait initialement là « Via Triumphalis » !
Dans lit du Pô, c’est un, blindé allemand de 7 tonnes qui est réapparu entre Pomponesco (Région de Modena) et Gualtieri (Reggio Emilia). À une vingtaine de kilomètres de Parme, ce sont deux épaves datant de la dernière guerre qui ont émergé cette année : l’Otiglia et le Zibello. Deux barges coulées par les bombardements américains. Mieux, des ossements d’animaux qui vivaient dans la vallée du Pô il y a 100 000 ans se sont retrouvés à l’air libre : le crâne d’un grand cerf, des ossements de rhinocéros, de hyènes et même de lions réémergent. Seuls les archéologues peuvent se réjouir, ils n’ont plus besoin de plongeur ou de pelleteuse pour sonder la vase, les graviers ou le sable. Mais attention, ce qui devrait surgir de la fonte du permafrost sibérien – le sol glacé depuis 30 000 ans - est dantesque. À commencer par les virus pathogènes endormis.
Le paradoxe c’est que le liquide amniotique des eaux se tarit sur le continent mais s’apprête à submerger nos côtes, nos villes littorales, notre patrimoine portuaire à la faveur de la montée du niveau de la mer.
Guillaume Malaurie
Depuis quelques années, les baies sauvages ont un goût étrange, rapportent des personnes âgées autochtones de l’Arctique canadien. Durant les décennies de vie de celles-ci, la saveur des aliments tirés de la nature s’est modifiée, selon les recherches du scientifique Alain Cuerrier, professeur associé au Département de sciences biologiques de l’Institut de recherche en biologie végétale, à Montréal.
"Chez les Inuit, les impacts des changements climatiques sont clairs, ils sont actuels, ça se passe présentement", souligne le chercheur.
Entre autres, la saveur du caribou, des phoques et des poissons n’est plus la même, disent les Inuit.
Au cœur du problème : le réchauffement climatique, qui vient déséquilibrer des écosystèmes fragiles, tels que ceux de la toundra arctique. Les plantes et les animaux qui y vivent se sont en effet adaptés aux conditions de cet environnement, mais si celles-ci changent, certains aspects des plantes changeront en conséquence.
"Si tu as des chaleurs intenses et pas de pluie, ça brûle les fruits sur la toundra, explique Alain Cuerrier. Pour des plantes habituées à être dans un certain froid, ça peut jouer un rôle sur la physiologie de la plante. Pour les Autochtones, ça se traduit par un goût plus insipide, plus sec."
Pour une personne n’ayant jamais mangé les fruits d’autrefois, le goût des baies d'aujourd'hui paraît sucré et doux. Cette augmentation du taux de sucre dans ces petits fruits est pourtant une conséquence directe du réchauffement climatique.
"Pour nous, les baies sont meilleures, mais les personnes âgées ne retrouvent plus le goût de leur enfance", fait valoir M. Cuerrier. De plus, la modification de la physionomie de ces fruits pourrait entraîner une baisse de leurs qualités médicinales.
Ces changements, en apparence anodins, sont pourtant d’une importance capitale pour les premiers peuples. "L’identité des Inuit est liée à l’alimentation, à la toundra, aux animaux, à leur langue... Tout ça définit un lien culturel avec un endroit", explique le chercheur.
Une jeune Inuk du Labrador m’a dit : "J’ai déjà perdu ma langue. Si je n’ai plus la nourriture qui me définit, je suis qui, moi?"
Alain Cuerrier, ethnobiologiste
"Ça fragilise ton lien identitaire. C’est énorme pour les Inuit, dit Alain Cuerrier. Ils voient déjà qu’il y a des plantes qui arrivent dans le nord du Québec, des nouveaux insectes... Ils me parlent d’animaux, comme l’ours noir, qui se rend là où il n’y a pas d’arbres maintenant."
M. Cuerrier n’est pas le seul chercheur à s’intéresser aux effets des changements climatiques sur nos aliments.
Au Japon, une étude sur le goût des pommes, qui s’est étirée sur plus de 40 ans et qui a été publiée dans la revue Nature(Nouvelle fenêtre), a conclu que la texture et la saveur des fruits étaient influencées par la température de l’air ambiant, les pommes devenant plus sucrées et moins fermes avec les années, à mesure que la Terre se réchauffe.
Il n’y a pas que la température qui change la qualité des fruits et légumes : la concentration de CO2 dans l’air joue elle aussi un rôle important sur des traits comme la teneur nutritionnelle et le goût, selon cet article paru en janvier dans le Journal of Innovation Economics & Management(Nouvelle fenêtre).
On y apprend que les températures plus élevées et le taux de gaz carboniques dans l’atmosphère ont des conséquences positives sur certains traits des fruits, comme leur taux de sucre et la présence accrue d’antioxydants, mais influence négativement la quantité de protéines et de minéraux présents dans plusieurs plantes nourricières, comme les tubercules.
En Chine et en Inde, le précieux thé est en train de perdre de sa valeur(Nouvelle fenêtre), puisque sa qualité est minée par des pluies plus abondantes. La dilution des composés aromatiques, causée par la présence plus abondante d’eau dans la plante, est le principal facteur de cette réduction de la qualité, mais des infestations d’insectes nuisibles plus fréquentes et des températures à la hausse entraînent des saisons plus difficiles pour l’exploitation des théiers.
En général, les cultivars des plantes maraîchères qui sont traditionnellement cultivées sur un territoire ou dont le goût définit ce qu’on appelle le "terroir" seront appelés à disparaître ou à évoluer, selon les scientifiques. Il ne s’agit donc pas de voir la tomate disparaître, mais bien les caractéristiques précises d’un cultivar, qui ne pourra plus pousser près de chez nous à cause d’un climat radicalement différent à celui auquel il est habitué, comme on l’apprend dans ce reportage de L’épicerie(Nouvelle fenêtre).
Tout cela fait dire à Alain Cuerrier que l’agriculture telle qu’on la connaît aujourd’hui doit commencer à s’adapter. "Il y a un mouvement au Nigéria, notamment, où on a décidé d’abandonner la course à la productivité pour adopter des plantes rustiques, qui ont de moins grands besoins en eau, suggère-t-il en exemple. Il va falloir se dire : il va y en avoir moins, mais au moins il y a quelque chose qui va pousser."
Propos recueillis par Ariane Labrèche.
On a vite fait d'incriminer les gaz à effet de serre dans les hivers de plus en plus doux en Europe. En réalité, la cause de la disparition des vagues de froid, de la neige et du blizzard serait en grande partie liée... aux efforts en matière de pollution. La diminution de la quantité d'aérosols entraîne un forçage radiatif, qui lui-même génère d'autres phénomènes climatiques en cascade.
L'hiver 2019-2020 s'annonce d'ores et déjà comme un record de douceur. Les mois de décembre et janvier ont été les plus chauds jamais enregistrés depuis le début des mesures en France, selon Météo France, avec une température moyenne nationale de 7,6 °C, soit 2,3 degrés au-dessus des normales. Plusieurs records de chaleur et de pression ont été battus, avec par exemple 26,6 °C le 3 février à Biarritz, soit plus que la moyenne d'un mois de juillet.
En fait, cela fait plusieurs années que la neige se faire rare à Noël en France et dans tout le reste de l'Europe. Coupable tout désigné : le réchauffement climatique dû aux émissions de CO2. Et bien, non : ce serait plutôt la faute... au renforcement des réglementations en matière de pollution atmosphérique, atteste une nouvelle étude publiée dans la revue Nature Climate Change le 3 février. « En ce qui concerne le climat hivernal, les aérosols ont un impact encore plus important que les gaz à effet de serre sur le réchauffement », atteste Jonathan Jiang, chercheur au CalTech et coauteur de l'article. Les chercheurs ont analysé la fréquence et l'intensité des épisodes de froid en Europe et en Russie sur la période 1970-2005 et ont révélé « la signature indéniable » de la diminution des aérosols sur la raréfaction des hivers froids.
Les aérosols atmosphériques, provenant principalement de l'urbanisation et de l'industrialisation, constituent le deuxième facteur de changement climatique dans le système terrestre après les gaz à effet de serre. En réfléchissant et en absorbant la lumière du soleil, les particules de suie, de sulfates ou d'autres composés contribuent à abaisser localement les températures et modifient le bilan radiatif terrestre. Un phénomène appelé « éclaircissement » et qui exerce un refroidissement radiatif d'environ -0,8 W/m2 au niveau mondial selon le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec). Or, en Europe, les émissions d'aérosols, surtout celle des aérosols sulfatés, ont fortement diminué grâce aux politiques de réduction de la pollution. D'après une étude de 2014 du Centre national de recherches météorologiques français, l'éclaircissement expliquerait 23 % de l'augmentation de température en surface en Europe entre 1980 et 2012, « contribuant de manière notable au réchauffement climatique régional ».
Les changements climatiques sur l’Europe entre 1970 et 2005 (l’échelle va croissante du bleu vers le rouge. a) émissions d’aérosols. b) forçage radiatif. c) vitesse de vents à 200 hPa (courant-jet) et d) pression atmosphérique. © Yuan Wang et al., Nature Climate Change, 2020
Mais ce n'est pas tout : car le forçage radiatif a lui-même engendré un autre phénomène climatique, accentuant encore la diminution des vagues de froid, démontrent Yuan Wang et ses collègues dans la nouvelle étude de Nature. « Le réchauffement en Europe entraîne un plus fort gradient de température entre l'Europe et le pôle Nord, ce qui contribue à verrouiller le courant-jet polaire dans une position stable », notent les auteurs. Ce courant-jet de haute altitude (plus communément appelé jet-stream), qui circule d'ouest en est, délimite les zones d'air froid au nord et les zones d'air chaud au sud. En temps normal, il fluctue entre les basses et les hautes altitudes, laissant ainsi l'air froid monter ou descendre. De plus, l'expansion tropicale de la cellule de Hadley, qui redistribue la chaleur accumulée à l'équateur vers les plus hautes latitudes, contribue à déplacer le courant-jet vers le pôle Nord, affaiblissant encore les possibilités de descente d'air froid.
Bientôt des hivers sans neige ?
Et les stations de ski n'ont pas fini de voir fondre leur couverture neigeuse. Car après l'Europe, la Chine s'est elle aussi lancée dans une lutte sans merci contre la pollution, ce qui devrait réduire encore la fréquence des vagues de froid hivernales notamment sur l'Europe du Nord et de l'Est. Évidemment, tous ces mécanismes sont hautement fluctuants. D'autres études ont par exemple montré que le réchauffement du pôle Nord pouvait au contraire affaiblir le jet-stream, laissant ainsi l'air froid descendre sur l'Europe. Mais la tendance à la diminution des aérosols ne va, elle, pas s'inverser, d'autant plus que la pression des populations est de plus en plus forte sur les questions climatiques. Cet exemple illustre en tout cas que même des bonnes intentions entraînent des effets secondaires insoupçonnés.
Ce qu'il faut retenir
Les émissions d’aérosols anthropiques ont fortement diminué ces 50 dernières années, en Europe.
Or, ces émissions limitaient le réchauffement en réfléchissant et en absorbant le rayonnement solaire.
Le réchauffement engendré par l’éclaircissement entraîne lui-même un blocage du courant-jet sur les régions polaires, l’empêchant de nous amener de l’air froid.
La jeune militante pour le climat Greta Thunberg a été reçue mardi à l’Assemblée Nationale pour y interpeller les députés sur le réchauffement climatique – et, surtout, sur l’inaction quasi-totale du gouvernement face à l’urgence (pas trop chaud chez vous… ?). Sa venue en France a pourtant suscité de nombreuses critiques de la part de certains députés refusant d’écouter « une prophétesse en culottes courtes ». Or on retrouve également au Moyen Âge cette méfiance vis à vis de ceux qui prétendent connaître l’avenir.
Prophètes et faux-prophètes
Les prophètes sont évidemment nombreux dans le texte biblique et jouent un rôle-clé : ils transmettent aux hommes les vérités divines, obtenues grâce à un contact direct avec Dieu. Le prophète se reconnaît à plusieurs critères : la foi évidemment, mais aussi la discrétion, l’humilité, sa bonne connaissance des choses passées. Son propos doit rester cryptique : la prophétie ne se dit jamais au grand jour, mais se masque sous des images, des symboles, des mots ambigus. Le prophète, par conséquent, évite toujours les dates et les noms propres, permettant d’identifier à peu près ce que l’on veut derrière ses mots – c’est ce qui permet aux prophéties de Nostradamus d’être toujours utilisées aujourd’hui. Bref, le prophète voit la vérité mais la transmet dans des « obscures paroles », comme le fait par exemple Merlin – figure par excellence du prophète médiéval – dans les romans arthuriens.
A cet égard, parler de Greta Thunberg comme d’une prophétesse est fallacieux. En effet, elle ne prédit pas l’avenir, se contentant de diffuser l’avis unanime de la communauté scientifique mondiale, en s’appuyant notamment sur le rapport du GIEC. Elle n’utilise ni discours ambigu, ni images obscures : au contraire, son propos est d’une grande clarté, appuyé sur des faits et des chiffres précis. Enfin, elle n’appelle pas tant à une réforme morale assez floue qu’à des actions politiques concrètes et bien identifiées.
Dans le même temps, la Bible, en particulier l’Ancien Testament, met en garde contre les « faux prophètes ». Menteur, démagogue, le faux prophète est également séduisant (Michée, II, 11). Sa prophétie, évidemment, ne s’accomplit jamais, mais cela n’empêche pas le peuple de le croire. Il peut être inspiré par le diable : les démons en effet sont capables de prédire l’avenir.
Très vite, le faux prophète est assimilé au loup. Il s’agit d’un animal redouté à l’époque, souvent considéré comme l’incarnation du paganisme – Romulus, fondateur de Rome, qui a persécuté les chrétiens pendant plusieurs siècles, n’a-t-il pas été nourri par une louve ? Le loup est en outre l’adversaire par excellence du berger, figure christique, chargé de protéger son troupeau. Sans surprise dès lors, l’Evangile de Mathieu dénonce les « faux prophètes », qui ressemblent à des brebis mais sont en réalité « des loups ravisseurs ». Prenant cette métaphore au premier degré, de nombreux auteurs médiévaux s’emploient à décrire des loups prophètes.
C’est le cas par exemple dans l’Ysengrinus de Nivard, un prototype du Roman de Renard écrit en 1148 qui voit le loup, Ysengrin, prophétiser sur son lit de mort. Il faut dire que le loup entretient un rapport étroit avec la parole. Selon une croyance populaire relayée par les textes savants, le loup peut « couper la voix » de sa proie, lui voler son souffle en ouvrant sa gueule : ne pouvant pas crier, la proie est aisément dévorée… Pas étonnant dès lors de croiser dans les textes des loups qui parlent.
L’Ysengrinus est un texte parodique : le loup y est une caricature du clergé, et son dernier discours se moque donc du texte apocalyptique. Les anges sont remplacés par des porcs, les trompettes par des clochettes ; au lieu des désastres mondiaux du texte de saint Jean, Ysengrin propose une apocalypse domestique triviale, faite pour déclencher le rire : « les tabourets auront les pieds en l’air, la chaise sera renversée, tout le monde aura mal aux genoux, la cruche et la marmite se promèneront toutes seules… ». L’auteur du texte se moque de l’emphase des prédicateurs et de leurs images catastrophistes : la peur de la fin des temps est comme effacée par ce discours ancré dans le quotidien. De même, aujourd’hui beaucoup préfèrent se moquer de Greta Thunberg… plutôt que de l’écouter.
Le chroniqueur Giraud de Barri, qui écrit à la fin du XIIe siècle, décrit quant à lui la rencontre, en Irlande, entre un prêtre et un loup-garou parlant qui prophétise sur l’avenir de l’île. La scène est beaucoup plus inquiétante que dans l’Ysengrinus : au cœur de la nuit, un prêtre marchant dans les collines de Tara est abordé par un énorme loup, qui lui explique qu’il est catholique, que son peuple a été transformé en loup par un saint à cause de ses péchés, avant d’entamer une longue prophétie sur l’avenir de l’Irlande, prophétisant notamment l’invasion anglaise de l’île – évidemment, Giraud écrit en 1188, donc après cette invasion…
Le loup-garou est décrit dans les textes médiévaux comme un versipellis, c’est à dire un « change-peau » : figure ambivalente, il incarne la ruse, la traîtrise, la fourberie. Il est tout à fait logique du coup de le voir associer au faux prophète, maître des apparences et des illusions.
Mais ces deux loups prophètes sont avant tout des figures ambivalentes, qui disent à la fois le faux et le vrai. Chez Giraud de Barri, le prêtre, suite à sa rencontre avec cet animal étrange, réfléchit en effet à la notion chrétienne de la métamorphose, et donc au mystère de l’Eucharistie. Le loup est d’ailleurs décrit comme un bon guide et ses vertus sont mises en avant par le texte. Dans l’Ysengrinus, le ton violemment parodique permet à l’auteur de dénoncer, sous le couvert de l’humour, les abus et la corruption du clergé, à une époque où les hérésies commencent à se multiplier en Occident. Au même moment, la théologienne Hildegarde de Bingen se pose elle aussi comme une visionnaire, convoquant de terribles prophéties pour mieux appeler à une réforme morale et politique de l’Eglise.
Dans tous ces cas, le fait de parler de l’avenir, sur un ton sérieux, apocalyptique ou humoristique, permet de réfléchir sur le présent. Au Moyen Âge, les « prophéties de Merlin » puis celles de Joachim de Flore ont en permanence un rôle politique : les principaux pouvoirs s’en servent pour légitimer leur autorité… ou pour critiquer la domination d’un rival.
Greta Thunberg ne ressemble ni à l’Ysengrin de Nivard, ni au loup-garou de Giraud, ni même à Hildegarde de Bingen. Son discours n’a pas les accents de la prophétie, ni les mêmes buts. Mais, tout comme nos loups-prophètes médiévaux, elle rappelle que parler de l’avenir est toujours une façon de décrire le présent – et, du moins peut-on l’espérer, de transformer ce présent, pour éviter un avenir redouté.