Dans le cadre de notre dossier sur la mémoire, l'historien Gilles Havard retrace dans un entretien au HuffPost l'histoire méconnue de la Nouvelle-France, qui fut en réalité une "Amérique franco-indienne".
Par Pierre Tremblay
Signature du Traité de Grande Paix à Montréal en 1701
DOSSIER MÉMOIRE - Il suffit d’entrer dans une librairie française pour cerner l’angle mort. Dirigez-vous vers le rayon “histoire”, puis auscultez la section “Amériques”, si elle existe. À coup sûr, vous découvrirez maints ouvrages sur l’histoire contemporaine des États-Unis. La vie de Barack Obama, la crise des missiles de Cuba ou le 11 septembre 2001, jusque dans leurs moindres détails.
Mais difficile d’élargir ce spectre états-unien. Le Canada, le Québec? La section “guides de voyages” risque d’être plus fournie. Et la Nouvelle-France? Presque un trou noir. Dans l’Hexagone, l’histoire française de l’Amérique du Nord, qui s’est pourtant écrite sur un territoire colossal s’étendant de la Louisiane au Labrador, aux 17e et 18e siècles, est aujourd’hui presque oubliée.
Cet article fait partie de notre dossier “La mémoire en mouvement”. Alors qu’Emmanuel Macron appelle à la création d’une liste de personnalités pour mieux représenter “la diversité de notre identité nationale”, Le HuffPost se plonge dans l’histoire de France et dans l’actualité pour interroger notre mémoire collective.
La “Nouvelle-Orléans” et son “frenchquarter”, l’accent des “cousins québécois”... “Notre mémoire collective semble se résigner à n’entrevoir l’histoire des colonies françaises d’Amérique du Nord qu’à travers ces images fugaces et évanescentes”, explique l’historien Gilles Havard, en introduction de son “Histoire de l’Amérique française” (Flammarion) co-écrite avec Cécile Vidal, directrice d’études à l’EHESS.
“Par comparaison avec celle des îles à sucre, cette histoire occupe une faible place dans les programmes scolaires et elle reste peu enseignée à l’université”, rappelle-t-il.
Dans un long entretien au HuffPost, ce spécialiste de la Nouvelle-France et directeur de recherche au CNRS retrace ce pan méconnu de l’histoire française, en accordant une attention particulière aux relations franco-amérindiennes, fil rouge de ses recherches depuis une vingtaine d’années. Plongée dans une histoire complexe faite d’alliances, de guerres, de commerce et de métissages.
Ces derniers mois, les Français ont abondamment discuté de leur mémoire collective, mais l’histoire et les figures de l’Amérique du Nord française sont absentes de ces débats. Pourquoi ?
Le principal facteur, c’est que cette portion de l’empire français a disparu lors de la Guerre de Sept ans, en 1763, et donc avant la Révolution française, événement fondateur de notre histoire et identité nationale. Tout cela apparaît donc très lointain. C’est aussi l’histoire d’un échec. Les Français ont été battus par les Britanniques et on pourrait dire, même si c’est un peu simpliste, que l’amour propre national a pu freiner l’intérêt pour cette période.
Et puis c’est une histoire éclipsée par celle des États-Unis, première puissance mondiale. Côté américain, l’idéologie de la “Destinée manifeste” postule que l’histoire du continent commence avec l’arrivée des anglo-américains. Ce qui a précédé est considéré comme inférieur d’un point de vue civilisationnel. Le passé français et celui des autochtones sont donc perçus comme un prologue anecdotique.
Carte de la Nouvelle-France (en bleu) vers 1755
Vous écrivez que l’étude de l’Amérique française nécessite d’abord de “redéfinir les concepts souvent galvaudés de colonisation et d’impérialisme”. C’est-à-dire ?
Cette histoire nous amène à mieux réfléchir au phénomène colonial dans sa diversité et sa complexité. Par exemple, la colonisation de la Nouvelle-France, ça ne signifie pas immédiatement la soumission des Autochtones, ni nécessairement la confrontation.
La Nouvelle-France était peu peuplée (3000 colons en 1663, autour de 80.000 en 1760). Elle a donc existé grâce aux liens noués avec les Amérindiens. Ces derniers trouvaient aussi un intérêt dans ces alliances, pour mieux faire la guerre aux autres peuples autochtones ou résister à l’expansion des Britanniques, plus avides de leurs terres.
C’est pour cela que vous dites que l’Amérique française fut en fait une “Amérique franco-indienne” ?
Oui. Il y a bien un empire qui se construit, mais il repose sur des formes d’adaptation aux Autochtones, plus que d’imposition des normes coloniales. Le projet consiste à franciser et évangéliser les Amérindiens, mais c’est parfois le contraire qui se produit.
Il faut donc éviter l’histoire téléologique et anachronique en considérant que les autochtones sont immédiatement des victimes de l’histoire coloniale. Ce serait leur enlever leur marge de manœuvre, leur capacité à être des acteurs historiques. En revanche, à la longue, surtout au 19e siècle (époque britannique puis canadienne ou américaine), les Autochtones ont bien été soumis et refoulés dans des territoires exigus, devenant en quelque sorte des étrangers sur leurs terres.
L’arrivée des Français, et plus largement des Européens, va même provoquer une “tempête démographique” chez les Amérindiens...
En effet. C’est la plus grande tragédie de l’histoire des Amériques. Les Autochtones ont subi de plein fouet le choc microbien : ils n’étaient pas immunisés contre la grippe ou la variole. C’est, de loin, la principale cause de mortalité liée à la colonisation. Des groupes pouvaient perdre jusqu’à 90 % de leur population.
Si Jacques Cartier est passé avant lui, c’est Samuel de Champlain qui démarre l’entreprise coloniale en 1603. Quel est le projet au départ ?
Au 16e siècle, les pêcheurs normands, bretons et basques viennent pêcher la morue dans le golfe du Saint-Laurent. Mais bientôt, c’est un autre produit qui intéresse les Français : la peau de castor, qui sert à fabriquer des chapeaux en Europe. La monarchie va alors accorder des monopoles de traite à des entrepreneurs en échange de l’obligation de s’établir sur place et d’installer des colons.
Lors de ce voyage, une première alliance naît d’une rencontre fortuite avec des Amérindiens à Tadoussac (Québec), alors que des guerriers algonquins, montagnais et malécites célèbrent une victoire contre leurs ennemis, les Iroquois. Comment en arrive-t-on à ce rapprochement?
Les Français connaissaient déjà ces Autochtones. Mais cette rencontre est l’occasion de fonder une alliance durable. L’amitié des Autochtones est indispensable aux Français s’ils veulent circuler et s’implanter en Amérique du Nord. Leur alliance avec ces peuples est fondée sur le commerce et la guerre contre un ennemi commun. En s’alliant avec les Montagnais, les Hurons-Wendat et les Algonquins, les Français sont ainsi conduits à combattre les Iroquois.
Les Amérindiens trouvent aussi leur intérêt dans la traite des fourrures, car ils reçoivent en échange, par exemple, des textiles et des objets en fer (haches, marmites).
En 1701, cette politique d’alliance atteint son paroxysme avec la Grande Paix de Montréal, un traité hors normes entre les Français et une quarantaine de nations amérindiennes, dont les Iroquois. Peut-on parler alors d’un rapport de nation à nation?
Oui, ce sont des rapports diplomatiques tels qu’ils peuvent exister au même moment entre États européens. Mais les Français s’adaptent aux Autochtones : les discours de leurs chefs sont traduits par des interprètes français, on brandit des colliers de wampum – faits de perles de coquillages – pour appuyer sa parole, on fume le calumet… Les ambassadeurs autochtones s’adaptent eux aussi aux Français, qui leur demandent d’inscrire leur marque sur le traité de paix. Ils y dessinent alors des animaux totémiques.
Extrait du traité de 1701 avec les pictogrammes des nations
Dans “L’Amérique fantôme” (Flammarion) et “Empire et métissages” (Septentrion), vous sortez de l’ombre les “coureurs de bois”, peut-être les acteurs les plus aboutis de cette Amérique franco-indienne. Qui étaient-ils?
Ce sont des colons français, tous des hommes, qui circulaient dans l’intérieur du continent nord-américain pour collecter des fourrures auprès des Amérindiens. Sur place, certains épousent des Amérindiennes à la mode autochtone. Les enfants qui naissent de ces unions deviennent, pour la plupart, de petits Autochtones, élevés par leur mère. Les patronymes français que l’on trouve aujourd’hui dans les réserves indiennes du Dakota ou du Montana témoignent de ces interactions.
C’est ainsi que le “rêve de Champlain”, pour reprendre les mots de l’historien David Hackett Fischer, prend forme? Lui qui disait aux Hurons en 1633 : “Nos jeunes hommes marieront vos filles, et nous ne formerons plus qu’un peuple”?
Le “rêve” de Champlain n’est pas un rêve de métissage, mais plutôt de francisation des Autochtones. Si des femmes amérindiennes se marient à des colons, leurs enfants, espère Champlain, deviendront de petits Français. Mais ce projet, relancé à l’époque de Colbert, va échouer. Au 18e siècle, cette politique officielle d’intermariage est abandonnée. Un discours mixophobe se développe alors.
Cela ne veut pas dire non plus que les tensions et les conflits étaient inexistants en Nouvelle-France...
Non, en plus des guerres contre les Iroquois, les Français, toujours avec des alliés autochtones, sont engagés autour de 1730 dans une politique de destruction des Renards (peuple des Grands Lacs) et des Natchez (en Basse-Louisiane), parce que ces groupes se montrent belliqueux. Des Natchez sont d’ailleurs déportés comme esclaves à Saint-Domingue, et leur société est en bonne partie détruite.
Même si c’était dans une moindre mesure que les Antilles, la Nouvelle-France a aussi connu l’esclavage. À ce sujet, vous faites la distinction entre la Basse-Louisiane et le reste de la colonie...
Oui, la Louisiane, comme Saint-Domingue (Haïti), constituait à partir des années 1720 une “société esclavagiste”, c’est-à-dire que son économie reposait sur le travail des esclaves africains, exploités dans des plantations de tabac ou d’indigo. En revanche, dans la vallée du Saint-Laurent (Canada), les esclaves représentaient environ 5 % de la population. Ils étaient pour la plupart des domestiques, en ville. Il s’agissait en grande majorité d’Autochtones, et
secondairement d’Africains.
La Nouvelle-France fut l’un des “laboratoires” où se sont développées la culture et l’identité françaises.Gilles Havard, historien
L’histoire de l’Amérique française semble s’écrire beaucoup à partir des archives coloniales et plus difficilement à partir de sources autochtones, qui ne maîtrisaient pas l’écriture. Comment, en tant qu’historien des relations franco-amérindiennes, se prémunir de ce biais?
C’est la grande difficulté : faire ressortir le point de vue et les logiques des Amérindiens, avec des sources qui, pour la plupart, sont coloniales. Il faut donc les croiser avec des ethnographies produites plus tardivement par des anthropologues, qui ont enquêté auprès d’Autochtones ayant connu les modes de vie traditionnels, ainsi qu’avec les traditions orales autochtones.
Trouvez-vous dommage l’absence de toute cette histoire dans les débats sur la mémoire ?
Oui, car la Nouvelle-France fut l’un des “laboratoires” où se sont développées la culture et l’identité françaises. Dans les écrits de missionnaires ou d’autres colons tel le baron de Lahontan, on trouve, à travers le portrait (en partie fantasmé) du “Bon Sauvage”, une critique de l’absolutisme, du dogmatisme religieux et de la propriété, et la valorisation des valeurs d’égalité, de liberté et de félicité. Tout cela a nourri la philosophie des Lumières.
A contrario, à travers d’autres descriptions moins favorables dudit “Sauvage” (il serait “débauché”, “oisif”, “païen”, “insubordonné”, “polygame”), on essentialise l’identité française en traçant un portrait normatif et prescriptif du Français idéal. Il doit être chrétien, obéissant, laborieux, vivre au sein d’une famille restreinte, être alphabétisé, etc. On prépare ainsi un modèle d’unification culturelle qui verra finalement le jour sous la Révolution française.
Dans cette histoire, auriez-vous des exemples de personnages historiques pour mieux représenter “la diversité” dans notre espace public, comme le veut Emmanuel Macron ?
Il faudrait, je crois, se tourner du côté des Amérindiens. Le chef Huron-Wendat Kondiaronk, par exemple, fut le grand artisan de la Grande paix de Montréal de 1701. Chicagou, un chef Illinois, est venu faire valoir les revendications des siens jusqu’à la Cour de France, en 1725. Les femmes, individuellement, sont moins présentes dans les sources, sauf s’il s’agit d’Amérindiennes converties au catholicisme, la plus connue étant l’Iroquoise Kateri Tekakwitha, canonisée en 2012. Côté africain, je pense à Samba, un esclave bambara qui se révolte à La Nouvelle-Orléans en 1731.
Mais je ne crois pas qu’on retiendra ces individus pour nommer des rues ou pour des statues. L’enjeu politique en France semble faible. Les Autochtones et les descendants d’esclaves noirs en Louisiane sont devenus des citoyens américains ou canadiens. L’histoire de l’Amérique française semble trop déconnectée de la France contemporaine pour que cela intéresse vraiment le gouvernement. Mais j’espère me tromper.
Chaque année, le quatrième jeudi de novembre, les États-Unis célèbrent l'histoire réécrite par les vainqueurs.
Je suis arrivé aux États-Unis en 2006.
Julien Suaudeau — 28 novembre 2019 à 7h20
Longtemps, peu au fait des traditions locales, j'ai pris Thanksgiving pour une fête comme les autres –une injonction un peu niaise à exprimer sa gratitude envers les bienfaits que la vie nous adresse avec plus ou moins de générosité.
«What are you thankful for?», demande la formule consacrée.
«Ma famille», répond invariablement le chœur américain.
Avec mon mauvais esprit, ma hantise de la volaille gonflée aux hormones et mes préventions d'immigré athée, je me racontais que Thanksgiving était l'occasion inventée par un peuple superstitieux pour remercier haut et fort je ne sais quelle puissance supérieure au moment où, l'année tirant à sa fin, la puissance en question s'apprête à faire le tri de nos bonnes et mauvaises actions.
En bon Français, jamais content, j'estimais que j'avais été plutôt lésé dans la répartition et inventais toutes sortes d'excuses pour m'exempter de ce festival de bons sentiments.
En vain: il y a toujours, aux États-Unis, une âme compatissante pour vous inviter à partager la dinde familiale quand on apprend que vous n'avez rien de prévu ce jour-là. Seul à Thanksgiving, c'est le dernier degré sur l'échelle américaine de la désocialisation: «Ça doit être si triste d'être loin des siens quand tout le monde est réuni en famille.»
Étaler sa reconnaissance entre la grand-mère du Massachusetts et le cousin de l'Arkansas, ça ne coûte pas plus cher et ça ne peut pas faire de mal. Sauf à l'environnement (l'empreinte carbone de ce chassé-croisé à l'échelle d'un continent est monumentale) et à l'estomac: cette dinde farcie, aux dimensions et au poids faramineux, est de loin la chose la plus indigeste qu'il m'ait été donné de manger de part et d'autre de l'Atlantique.
Si on y ajoute la sauce aux canneberges, la tarte à la citrouille et les litres de bière qu'il convient de s'enfiler devant la parade de Macy's et le match de NFL spécialement programmés à la télé en ce jeudi de tous les dangers, l'immersion culturelle en apnée devient une longue séance de torture à la fois physique et mentale: on ne sait pas si on va mourir d'ennui ou d'occlusion intestinale.
Avec mon œil d'ethnologue à qui on ne la fait pas, j'avoue qu'il m'est arrivé de me dire dans ces moments de détresse que Thanksgiving est une coquille vide de contenu spirituel, un simple prologue à la frénésie consumériste qui s'abat sur le pays quand sonnent les douze coups de minuit, signal de Black Friday.
Coincée entre Halloween et les fêtes de fin d'année, Thanksgiving s'inscrivait pour moi dans la litanie des festivités en toc, mi-religieuses, mi-patriotiques, 100% mercantiles, qui rythment l'année américaine: Saint-Valentin, Saint-Patrick, Pâques, Memorial Weekend, Independence Day, Labor Day.
Je vivais alors dans une petite ville du New Jersey, dans la banlieue de Philadelphie. Intrigué, voire médusé par l'énergie qui s'emparait du patelin à un mois de la date fatidique, je regardais mes voisins installer et défaire leurs décorations saisonnières. La précision d'horloger et le sérieux qu'ils mettaient dans les préparatifs suscitaient en moi un mélange pas très noble d'ironie, d'envie et de honte de ma propre passivité.
Cette distance inaliénable [...] est aussi un bon poste d'observation sur l'un des mythes fondateurs des États-Unis.
L'Amérique suburbaine a horreur du vide: son année est une succession de séquences, scandées à haut débit par le pilonnage publicitaire. À peine remisé le barbecue estival, on se met à penser aux sorcières et aux squelettes qu'on accrochera à la gouttière du porche à la mi-octobre. Le 1er novembre, loups-garous et zombies tout juste remontés au grenier, il est temps de déplier les guirlandes électriques destinées à illuminer les happy holidays.
Pour montrer aux yeux de tous que nous étions des immigrés de bonne volonté, et non des agents dormants du communautarisme français, ma femme et moi déposions trois pauvres citrouilles et une malheureuse courge sur nos marches. Nous accrochions une couronne de fleurs orange à notre porte, en répétant à voix basse le mantra pascalien: «Mets-toi à genoux et tu croiras».
Aujourd'hui, je dois me rendre à l'évidence. La grâce ne m'a jamais touché: mon aversion pour Thanksgiving, aussi profonde que celle que m'inspirent le Superbowl, les sports bars et les salles de gym ouvertes à 4 heures du matin, est intacte.
Treize ans, une carte verte et la citoyenneté américaine pour en arriver à ce constat d'échec: Thanksgiving, c'est le jour où je me rappelle que je suis français, éternel étranger à la vie américaine, spectateur de ses rites.
Je sais que ce sentiment d'extériorité ne me quittera jamais.
Mais cette distance inaliénable, si elle complique le quotidien et hypothèque le bonheur à long terme, est aussi un bon poste d'observation sur l'un des mythes fondateurs des États-Unis.
La fable est connue. Les pèlerins débarquent à Plymouth. Ils rendent grâce à Dieu pour sa bonté, qui leur permet de survivre dans cette contrée hostile avec l'aide des Indiens du coin, les Wampanoag. Ces derniers, après avoir enseigné la culture du maïs aux nouveaux arrivants, se joignent à eux un jour de novembre 1621, dans le cadre d'un festin appelé à devenir un modèle de solidarité interculturelle.
Malgré de récentes initiatives pédagogiques dans le sens d'une plus grande exactitude historique, ce scénario mensonger est celui que les enfants américains apprennent et reconstituent chaque année à l'école dans les jours qui précèdent la brève coupure automnale.
Ma fille devait avoir 4 ou 5 ans lorsque j'ai assisté à son premier Thanksgiving Feast: d'un côté, les pèlerins en chapeau blanc, accessoire ridicule que j'associerai jusque sur mon lit de mort à la coiffe bretonne de Bécassine; de l'autre, les Indiens en plumes et en costumes tout droit sortis de Pocahontas, version Disney.
Et que faisaient ces enfants déguisés? Ils ânonnaient This land is your land, la chanson de Woody Guthrie devenue un hymne populaire. Comme l'écrit Philip Deloria dans The New Yorker, le refrain («This land is your land, this land is my land») repose sur une rhétorique faussement inclusive, qui nécessite en réalité l'effacement historique des peuples indigènes, dans la mesure où ils ne sauraient être ni «toi» ni «moi».
Si les Amérindiens, poursuit Deloria, ont une existence constitutionnelle (notamment dans le quatorzième amendement, où il est question de leur statut non imposable, «Indians not taxed») ce n'est que pour exister en dehors de la constitution des États-Unis: les tribus indigènes constituent des entités politiques distinctes du peuple américain, des nations souveraines qui n'ont pas de poids véritable dans le système politique national.
«Native American», par conséquent, ne saurait être une définition raciale; il s'agit d'une identité politique, et Deloria a raison de rappeler que l'insistance de l'administration Trump à enfermer les peuples indigènes dans leur ethnicité traduit une volonté profonde de détricoter les traités qui gouvernent depuis le XIXe siècle les relations entre l'État fédéral et les nations amérindiennes.
Thanksgiving, de ce point de vue, est un angle mort majuscule, une machine à transmettre et inoculer le négationnisme dès le plus jeune âge. Les festivités à l'école, la dinde, le chocolat chaud devant les vieux films qu'on regarde en famille, la version Friendsgiving pour ceux qui habitent loin de leurs bases, tout cela nimbe le fait de la colonisation des Amériques et du génocide amérindien d'une aura nostalgique, liée au paradis perdu de l'enfance, dans les vapeurs de laquelle le simulacre se substitue à l'histoire.
Dans This Land is Their Land: The Wampanoag Indians, Plymouth Colony, and the Troubled History of Thanksgiving, l'historien David Silverman renverse les perspectives. Il propose une généalogie critique de Thanksgiving, questionnant les tenants et les aboutissants de l'alliance entre le sachem Ousamequin et le gouverneur John Carver, jusqu'à sa dissolution sanglante, en 1675, dans la guerre du roi Philip.
Si le livre de Silverman est si convaincant, c'est d'abord parce qu'il envisage l'histoire du point de vue des vaincus: dans la mythologie américaine, et plus généralement dans l'inconscient occidental, les peuples indigènes n'existaient pas avant leur rencontre avec les colons européens; les Amériques et la Caraïbe n'ont pas été colonisées, elles ont été découvertes, puis évangélisées et civilisées.
Ce travail de démystification et de réappropriation historiques s'inscrit, aux États-Unis, dans la révolution copernicienne que les sciences sociales connaissent depuis plusieurs années: le monde n'est plus envisagé uniquement à travers le regard vainqueur et privilégié de l'homme blanc.
Roxanne Dunbar-Ortiz, dans An Indigenous Peoples' History of the United States, met au jour le lien organique entre idéologie de la découverte, mythe de la destinée manifeste, prédation des terres indiennes, extermination et suprématie blanche. À l'histoire du point de vue colonisateur, il s'agit d'opposer la contre-histoire des colonisés.
S'appuyant sur le jugement de D.H. Lawrence, souvent cité de manière incomplète («The essential American soul is hard, isolate, stoic, and a killer. It has never yet melted»), l'historienne analyse la continuité historique entre l'impérialisme d'hier et l'impérialisme d'aujourd'hui sur la scène internationale, et sur la scène intérieure entre les violences passées et présentes contre les minorités (incarcération de masse, brutalités policières, racisme systémique).
C'est dans le langage que les rémanences de la mentalité colonisatrice sont les plus frappantes. Quand les États-Unis font la guerre sur un théâtre d'opérations en Irak ou en Afghanistan, rappelle Dunbar-Ortiz, la terminologie militaire pour désigner la zone située au-delà des lignes ennemies demeure «Injun territory» [«Injun» est une modification du mot «Indien» en référence aux Amérindiens, ndlr]. Et le nom de code choisi pour Oussama Ben Laden, pendant la préparation de l'opération des Navy SEALs qui allait se solder par sa mort? Geronimo.
Comment vivre ensemble, par-delà tout ce mauvais sang? Comment dire «nous» et parler d'une seule voix, consciente de l'histoire, libérée des mythologies ayant pour fonction de légitimer la version officielle? Indépendamment du problème juridique des réparations, nombreux sont les artistes indigènes à se poser ouvertement la question.
Le grand T.C. Cannon, peintre Kiowa mort à 31 ans en 1978, avait donné corps dans ses tableaux aux conflits intérieurs de l'identité amérindienne, entre tradition et modernité, sacré et profane, espaces urbains et espaces ruraux, être indigène et citoyenneté américaine. Ses tableaux figuratifs (son œuvre a aussi un versant abstrait), portraits frontaux où se fait sentir l'influence de Van Gogh, présentent le corps indigène dans l'espace américain; ils nous regardent en disant: «We are still here.»
Tommy Orange, dans son roman polyphonique There There (Ici n'est plus ici), se demande quant à lui ce qui reste des Amérindiens après le génocide, la colonisation de leurs terres, la destruction de leurs cultures, l'oubli de leurs langues et de leurs traditions. De quelle quantité de sang indigène faut-il justifier pour être considéré comme un vrai Indien?
En même temps qu'il souligne l'absurdité de la question, et l'impossibilité d'y répondre, l'auteur insiste sur la responsabilité qui nous incombe de ne plus ignorer l'histoire:
La blessure qui a été infligée quand les Blancs sont venus et ont tout pris n'a jamais guéri. Une plaie qu'on ne soigne pas s'infecte. Elle devient une nouvelle blessure comme l'histoire de ce qui est arrivé devient une autre histoire. Ces histoires que nous n'avons pas racontées pendant tout ce temps, que nous n'avons pas écoutées, voilà ce que nous devons guérir.
On ne saurait mieux dire l'urgence d'en finir avec l'innocence coupable et l'esprit d'aveuglement qui se cristallisent dans l'éternel retour de Thanksgiving.
Il était encore très tôt, ce matin de mai 2012, lorsque Eddie Crandell a reçu le coup de téléphone qui le prévenait que les parents de son ex-femme étaient en train d'être expulsés de leur maison de la Robinson Rancheria, où ils vivaient depuis vingt ans en tant que membres de la tribu des indiens Pomos, dans la réserve fédérale du nord de la Californie.
Lorsqu’il est arrivé sur place, les membres de sa famille, qui ne s’étaient pas préparés à déménager, s’affairaient dans la maison et fourraient leurs affaires dans des cartons qu’ils chargeaient dans des véhicules sous l’œil vigilant de quatre policiers tribaux.
Le fils de Crandell, âgé de 5 ans, était interloqué. «Pourquoi vous chassez mes grands-parents?» a-t-il demandé à un policier qui n’a rien répondu. Mais Crandell, lui, savait que la famille de son ex-femme faisait l’objet d’une mesure de «disenrollment», procédure d’éviction par laquelle des Amérindiens sont déchus de leur statut de membres de la tribu. De l’autre côté de la colline, six autres familles avaient été expulsées dans le cadre d’une action à grande échelle décidée par le conseil tribal visant à chasser tous les membres qui n’étaient pas considérés comme de «vrais Indiens».
«La mesure était très controversée, rapporte Crandell. Les gens avaient peur d’être visés à leur tour s’ils parlaient (à des opposants du conseil tribal). Personne ne voulait plus approcher personne. Tout le monde avait peur.»
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Cupidité et corruption
Des milliers d’Amérindiens de tout le pays se sont vu retirer leur citoyenneté indienne lors des procédures de disenrollment qui les ont privés de leur identité, de leur statut au sein de la tribu et de leur accès à des ressources tribales comme les soins de santé et les bourses scolaires. Selon les experts, cette pratique autrefois rare s’est rapidement intensifiée mais certains membres évincés et leurs défenseurs résistent et ces dernières années, des signes indiquent qu’un vent opposé à ce phénomène d’éviction tribale est en train de se lever. Crandell, par exemple, a réussi à faire réintégrer une soixantaine de personnes, et des membres évincés ont remporté plusieurs victoires importantes dans tout le Pays indien.
Les chercheurs estiment que depuis les premiers cas d’éviction tribale dont on a une trace écrite à la fin du XIXe siècle, près de quatre-vingts tribus de vingt États se sont livrées à cette pratique qui a affecté jusqu’à 10.000 personnes, explique David Wilkins, co-auteur du livre Dismembered: Native Disenrollment and the Battle for Human Rights. Si l’éviction est un phénomène relativement récent au sein des 567 tribus reconnues par l’État fédéral, ses causes—la cupidité et la corruption—n’ont rien que de très banal.
Le succès du secteur des jeux d’argent a apporté une prospérité toute nouvelle aux tribus qui cherchaient à remédier à la pauvreté et à améliorer les conditions de vie dans les réserves. Selon les données les plus récentes de la National Indian Gaming Commission, les revenus tirés des jeux d'argent ont augmenté de plus de 4% en 2016 pour atteindre trente-et-un milliards de dollars, ce qui a stimulé le développement économique et complété les financements de l’État fédéral par le biais de paiements versés individuellement aux membres des tribus. Pour la septième année consécutive, les revenus bruts issus des jeux d’argent pour le marché tribal dans son ensemble étaient alors en hausse. Les critiques estiment que cette manne est précisément ce qui a conduit les évictions à se répandre comme une traînée de poudre. La logique est simple: réduire le nombre de membres des tribus permet à ceux qui restent de se partager davantage d’argent.
Cela a été le cas pour la Rancheria Picayune des Indiens Chukchansis, dont le nombre d’habitants, 1.800 au départ, a été divisé par deux après l’ouverture du Chukchansi Gold Resort & Casino en 2003, selon une émission de la station de radio This American Life datant de 2013. Dans cette émission, les membres de la tribu restants expliquent au journaliste David Ferry qu’ils ont constaté des augmentations de leurs indemnités après que certains membres ont été expulsés.
Les procédures d’éviction se sont poursuivies en 2016, époque où la présidente du conseil de l’époque, Claudia Gonzales, affirme avoir envoyé une douzaine de lettres d'éviction à certaines familles fondatrices de la tribu. Le différend n’a jamais été réglé mais en octobre 2017, la tribu a autorisé des candidatures libres pour la première fois de mémoire d’homme. Beaucoup considèrent que les membres sortants du conseil n’ont fait ce geste que pour gagner des soutiens quelques jours avant les élections, et il n’apparaissait pas clairement que les personnes précédemment évincées avaient le droit de proposer leur candidature.
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«Un no man’s land juridique»
Ces évictions ont lieu même au sein des tribus qui n’amassent pas de particulièrement grosses sommes grâce aux jeux d’argent. Prenons par exemple le cas de la tribu californienne des Pechanga Band of Luiseño Mission Indians, dont le conseil tribal a cherché à consolider son pouvoir en expulsant des opposants politiques de la tribu. «C’était complètement politique», explique Rick Cuevas, évincé avec presque cent membres de sa famille élargie après que le conseil de la tribu a proscrit leur ancêtre à titre posthume en 2006. «Il y avait des voix qu’ils ne pouvaient contrôler. Ce n’est pas juste une question d’argent. C’est une question de pouvoir et de contrôle.»
Contrairement à Crandell, les membres de la famille de Cuevas ont eu le droit de rester dans la réserve –dans la maison construite par son père en 1957– mais sans accès aux ressources tribales comme les soins de santé, les subventions immobilières et autres bénéfices assurés par le gouvernement fédéral, abrogés par la procédure d’éviction. «En gros, ils vivent dans un système d’apartheid, expose-t-il. Ils n’ont pas le droit d’aller au parc sans être accompagnés par un membre de la tribu. Ils n’ont pas le droit de boire aux fontaines à eau publiques. Ils n’ont pas le droit d’aller à la piscine. C’est de la ségrégation.»
«Vous êtes entre deux mondes. Les tribunaux fédéraux vous ont de fait fermé leurs portes, et les conseils tribaux ne veulent pas que leurs propres tribunaux jugent les affaires d’éviction»
David Wilkins, professeur de droit indien fédéral
Pour de nombreuses communautés d’Amérindiens, la capacité à déterminer qui est un membre et qui ne l’est pas est le plus grand indicateur de souveraineté tribale. Lorsqu’une tribu a évincé des membres, ceux-ci n’ont que très peu de recours légaux pour être réintégrés. Ils peuvent faire appel de la décision d’éviction, comme l’a fait Cuevas, mais il est très rare que les tribunaux tribaux cassent les décisions d’un conseil dans ce domaine. Et cela fait belle lurette que le gouvernement américain se lave les mains des histoires amérindiennes.
«Vous vous retrouvez dans un no man’s land juridique», expose Wilkins, professeur de droit indien fédéral et de politique amérindienne à l’Université du Minnesota. «Vous êtes entre deux mondes. Les tribunaux fédéraux vous ont de fait fermé leurs portes, et les conseils tribaux ne veulent pas que leurs propres tribunaux jugent les affaires d’éviction. Il ne vous reste plus le moindre recours, situation dans laquelle se retrouvent aujourd’hui beaucoup de ceux qui se sont fait évincer.»
Une émanation des quotas légalistes
Autrefois, les tribus précolombiennes considéraient l’appartenance en termes de groupes de parenté étendue, définie de façon très large afin de mettre l’accent sur la nécessité de l’interdépendance entre tous les membres de la tribu, explique la chercheuse cherokee Eva Marie Garroutte. Les groupes de parenté rendaient la justice, formaient les assemblées de dirigeants, organisaient l’agriculture locale et les autres aspects de la vie quotidienne.
Mais en rognant sur les territoires indiens, les États-Unis ont cherché à imposer des quotas plus légalistes mesurant le degré de «sang indien» nécessaire pour pouvoir revendiquer l’appartenance de chacun à une tribu. Les Navajos, par exemple, exigent de leurs membres qu’ils aient au moins 25% de sang navajo. Les politiciens américains du XIXe siècle espéraient qu’avec le temps, les Amérindiens se dilueraient en se mariant avec des non-Amérindiens, ce qui aurait réduit leur pourcentage de sang indien et par conséquent libéré le gouvernement de ses obligations vis-à-vis des tribus.
Pendant presque deux siècles, les gouvernements tribaux et la législation fédérale ont imposé ces exigences incompatibles et les ont appliquées n’importe comment, ce qui rendait la procédure d’intégration chez les Amérindiens extrêmement compliquée. Certaines tribus avaient si peu confiance dans le gouvernement qu’elles refusaient d’être reconnues officiellement. Les Amérindiens à l’héritage tribal mixte se contentaient de deviner leur pourcentage de sang indien. D’autres se voyaient refuser l’intégration, ou mouraient avant que la procédure ne soit arrivée à son terme. Sans ces papiers officiels et la preuve définitive de leur héritage, les Amérindiens sont devenus de plus en plus exposés à être évincés de leur tribu.
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Trouver un avocat
Les États-Unis se sont retirés de la controverse en 1934 lors du vote du Indian Reorganization Act. Cette loi imposait aux tribus une autonomie de gestion constitutionnelle incluant des critères d’appartenance qui incitèrent, dans tout le Pays indien, à accepter largement les lois sur le degré nécessaire de sang indien. Depuis, les États-Unis s’en remettent largement à la souveraineté tribale pour tout ce qui relève des différends indiens internes. En 1978, la décision de la cour suprême Santa Clara Pueblo v. Martinez, rédigée par Thurgood Marshall, explique que les Amérindiens n’ont pas le droit d’avoir recours aux tribunaux fédéraux pour rectifier les violations des droits civiques commises par les tribus. Wilkins explique que cette décision a déçu de nombreux Amérindiens, qui espéraient davantage de protection contre les gouvernements tribaux, et qu’elle a déclenché un débat autour du rôle du gouvernement fédéral dans les affaires indiennes.
«À ceux qui ont été exclus, je continue de conseiller d’agir, comme ils peuvent et quand ils peuvent, comme s’ils faisaient toujours partie de la tribu.»
Gabe Galanda, avocat
«Les États-Unis ont l'obligation morale d’assurer que les tribus subsistent et se maintiennent», explique Gabe Galanda, avocat amérindien dont le cabinet défend de nombreux membres de tribus évincés. «Cette responsabilité est envisagée d’un point de vue juridique et étroit, qui ne paraît que monétaire. Par exemple, si le gouvernement permet qu’une installation tribale tombe en décrépitude, eh bien à présent il est tenu pour responsable des répercussions financières. Ce qui a été perdu c’est la responsabilité morale. Les États-Unis ont l’obligation légale d’empêcher une tribu de s’éliminer elle-même.»
Privés de l’aide de la justice, les membres évincés se tournent vers des cabinets comme celui de Galanda pour obtenir de l’aide. Mais les avocats ont peu de moyens de changer le sort de leurs clients.
«À ceux qui ont été exclus, je continue de conseiller d’agir, comme ils peuvent et quand ils peuvent, comme s’ils faisaient toujours partie de la tribu», explique Galanda. «L’État de droit n’est plus ce qu’il était dans ce pays, mais ça marche dans les deux sens. Pourquoi un Amérindien légitime devrait-il se faire tout petit devant un politicien tribal corrompu et adhérer aux soi-disant résultats officiels d’un dirigeant corrompu?»
La bataille de l’opinion publique
Les membres exclus ont peut-être perdu la bataille dans les tribunaux, mais ils sont en train de gagner celle de l’opinion publique. Dans les années 1980, 1990 et 2000, les dirigeants de tribus ne prenaient pas position sur l’exclusion des membres parce qu’ils ne voulaient pas dire de mal des autres tribus. Circulait également l’idée fausse que garder le silence éviterait que ce phénomène ne s’applique à sa propre tribu. Mais tout ceci est en train de changer grâce à un groupe actif de réseaux sociaux, de Stop Disenrollment de Galanda à Stop Tribal Genocide d’Emilio Reyes, qui contribue à aviver les débats entre tribus autour de ce sujet autrefois tabou.
«En étant maintenu dans l’ombre pendant si longtemps, ça s’est répandu comme un cancer», raconte Galanda. «Cela a été exposé au grand jour par les médias mainstream, les actions en justice, les réseaux sociaux et les communications interpersonnelles, et tout cela a causé le déclin de la pratique auquel nous sommes en train d’assister. Dans le même temps, le tabou qui était associé à l’exclusion a décliné en faveur de la honte rejetée sur les tribus qui la pratiquent.»
Dans tout le Pays indien, des signes indiquent que cette pratique est sur le déclin. Il n’y a pas eu d’éviction de masse depuis 2016, deux ans après qu'elles s'étaient mises à exploser, et certaines tribus ont fait machine arrière et réintégré des membres exclus, explique Galanda. En août 2016, une cour d’appel tribale de l’Oregon a cassé la décision rendue par les Confederated Tribes of the Grand Ronde d’exclure soixante-six membres après trois ans de bataille. En mars 2017, la Robinson Rancheria est devenue la première tribu à réintégrer volontairement soixante membres après que Crandell a aidé à organiser la destitution par les urnes d’élus corrompus. Aujourd’hui, en tant que président du conseil, il travaille à faire voter une loi qui empêchera des exclusions injustifiées à l’avenir.
«Nous avons été capables de le faire avec l’aide des membres de la tribu», reconnaît Crandell. «C’est un plan bien orchestré que nous avons mené à bien ensemble. Nous étions tous sur la même longueur d’ondes, et cela a vraiment été un moment lourd de conséquences.»
«Pour moi, ce ne sont toujours pas des membres de la tribu. Le tribunal a dit que si, mais ils ne le sont pas.»
Brenda Gray, une ancienne de la tribu Grand Ronde
En mars 2017 toujours, en Californie, la Elem Indian Colony a annulé une motion déposée par des membres qui vivaient de la colonie, visant à exclure 132 habitants de la réserve. En août, un juge fédéral a décidé que la Nation cherokee, basée dans l’Oklahoma, devait réintégrer 2.800 descendants de personnes réduites en esclavage par la tribu après que celle-ci les avait déchus de leurs droits à l’occasion d’un vote en 2007. (Ces descendants, très proches du Caucus noir du Congrès, avaient cité une obligation du traité particulière, incitant le gouvernement fédéral –qui a le pouvoir d’intervenir en fonction de la tribu et de la situation– à mettre son grain de sel.)
Mais le combat n’est pas terminé pour les membres réintégrés. Bien que certaines tribus aient réussi à faire accéder ces ex-exclus à des postes de leadership, ils doivent toujours faire face à une discrimination à l’intérieur de la tribu. Lors d’un conseil de la tribu Grand Ronde en février dernier, une ancienne a décrété que les membres qui avaient fait l’objet d’une exclusion ne devaient pas participer au comité d’intégration de la tribu, raconte le journal tribal Smoke Signals. «Nous savons qu’ils n’ont rien de Grand Ronde, et maintenant ils font partie de notre comité d’intégration», a déploré cette ancienne, appelée Brenda Gray. «Pour moi, ce ne sont toujours pas des membres de la tribu. Le tribunal a dit que si, mais ils ne le sont pas.»
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Cette animosité persistante est inquiétante pour les activistes, qui n'en sont pas moins prudemment optimistes.
«J’ai l’impression que nous avons pris un tournant», explique Wilkins. «Je suis très prudemment optimiste, mais je ne suis pas encore certain que nous soyons tirés d’affaire encore parce que les force qui ont poussé à l’éviction de certains membres –l’augmentation des revenus, les problèmes de mesure de pureté du sang– continuent de jouer. Nous devons garder l’œil là-dessus. Le génie est sorti de la lampe, et on ne pourra pas l’y remettre.»