Il y a dix ans, presque jour pour jour (le 15 septembre 2014), Netflix débarquait en France. Ce jour-là, sans qu'on en eut forcément conscience sur le moment, l'exercice qui consistait à ouvrir un livre pour passer une soirée en sa compagnie devenait une pratique désuète, bientôt obsolète. Je ne dis pas qu'en 2014 la France comptait autant d'habitants que de lecteurs, mais au moins existait-il encore une frange de sa population qui s'adonnait régulièrement au plaisir de lire des livres autres que des romances à visées commerciales.
Dix ans plus tard, cette population a largement disparu. Rares sont désormais les individus qui occupent leurs heures de loisir à dévorer un roman, préférant s'adonner au plaisir de consommer, à toute heure de la journée, un flux de séries présent en abondance sur de multiples plateformes de streaming. D'une certaine manière, Netflix et consorts ont donné le coup de grâce à une pratique qui était de toute manière condamnée à disparaître.
Il n'est nul besoin d'être visionnaire pour constater que nous sommes passés, en l'espace de deux décennies, d'une civilisation du verbe à celle de l'image et du bruit, du tapage incessant. L'apparition des réseaux sociaux a capté l'essentiel de nos capacités réflexives, transformant nos cerveaux en une vaste terre brûlée où la finesse de la pensée a été remplacée par la brutalité de slogans qui ne cherchent plus à asseoir un raisonnement, mais à manifester une opinion réduite à sa plus simple expression.
Les écrans sont devenus nos nouveaux évangiles, nos téléphones portables, nos auxiliaires de vies. Nous vivons saturés d'images, de faits divers, d'anecdotes qui vont et viennent à la vitesse de la lumière au point où notre capacité à fixer notre attention ne dépasse plus que quelques minutes, voire même une poignée de secondes, le temps de s'intéresser à une quelconque problématique, avant de s'interrompre pour répondre à un message WhatsApp ou visionner en urgence absolue une vidéo sur l'accouplement de deux pandas dont les ébats feront le tour du monde avant de laisser la place à un homme capable de décortiquer un homard à l'aide de sa barbe.
Netflix n'a fait qu'accentuer ce dérèglement culturel en proposant pour un prix dérisoire une flopée de séries, certaines remarquables, mais dans l'immense majorité parfaitement insignifiantes et suffisamment élaborées pour que le cerveau captif en redemande soir après soir. Si l'on considère que le but ultime de chaque individu est de trouver un moyen de s'évader de lui-même, Netflix a apporté de quoi remplir ce besoin existentiel par la profusion d'une offre qui ne connaît pas de limites.
Netflix procure chaque jour la dose suffisante de divertissement pour permettre à chacun de prendre congé de lui-même sans réclamer autre chose qu'un canapé et une capacité d'attention minimale. Le problème étant qu'à force de répéter cet exercice, le cerveau a perdu tout contact avec la notion même d'effort. À force de s'absenter de nous-mêmes, nous sommes devenus des sortes de parangons du vide, d'individus saoulés de récits écrits à la va-vite et filmés pareillement, dont le rythme effréné de productions annihile toute sorte d'esprit critique.
Si bien que désormais la lecture d'un roman, d'un roman qui ne soit pas le pendant d'une série estampillée Netflix où l'écriture serait devenue comme une sorte de supplétif à l'image, une écriture bon marché et sans aspérités, demande non seulement du temps mais aussi des efforts que nous ne sommes simplement plus capables de fournir.
Le cerveau est un muscle. Si vous l'habituez à gober des images ou des intrigues sans jamais le perturber dans sa manière d'être, si vous répondez très exactement à ce à quoi il aspire, un simple et pur désir d'évasion, face à la complexité d'une phrase qui prendrait le temps de s'écrire et jouerait sur plusieurs registres lexicaux, il devient aussi désemparé qu'un poulet face à un décapsuleur.
Ce n'est pas que les gens lisent moins, c'est qu'ils ne savent plus lire. Que leur capacité de concentration a diminué en des proportions si drastiques que la lecture qui nécessite une attention soutenue et un certain goût pour l'effort, se heurte aux contingences d'un cerveau asséché par l'absorption à haute dose de produits culturels néfastes à sa productivité.
Ce serait comme manger tous les jours de la pizza. À la longue, votre capacité à savourer des plats un brin plus élaborés aura disparu. L'idée même de goût n'existera plus. Vous serez devenus un estomac à pizza et à rien d'autre. Netflix, c'est le Pizza Hut de la culture. Un truc ni bon ni mauvais, juste pratique pour n'avoir ni à cuisiner ni à penser. Pour beaucoup, une certaine idée du bonheur contemporain.