Après dix mois à chambouler la vie de centaines de milliers de fonctionnaires fédéraux, de millions d'Américains anonymes et de millions d'autres dans le monde entier, le département de l'Efficacité gouvernementale ou DOGE, semble avoir vécu.
Selon un article de Reuters paru le 23 novembre, Scott Kupor, le directeur de l'Office of Personnel Management (OPM), le service des ressources humaines de la fonction publique états-unienne, a fait une révélation intéressante. Interrogé par l'agence de presse sur le statut du DOGE, Scott Kupor a répondu: «Ça n'existe pas.» Il a ensuite précisé dans une publication sur le réseau social X que si le DOGE «n'avait peut-être pas de direction centralisée», ses principes «restent tout à fait d'actualité» au sein de l'administration Trump. Mais cette distinction ne rend pas le DOGE moins mort pour autant.
Voici donc une fin en eau de boudin pour un épisode de destruction pure, fomenté par l'homme le plus riche du monde, qui s'était vu remettre les clés du gouvernement des États-Unis afin qu'il en dispose selon son bon plaisir. Et c'est un Elon Musk au cerveau possiblement embrumé par la drogue qui s'est chargé de la branche exécutive du gouvernement avec toute la diligence d'un gamin de 5 ans qui s'occupe d'une Barbie: une coupe de cheveux tragique par-ci, un grand coup de marqueur indélébile par-là, avant de l'abandonner une ou deux semaines au fond du panier du chien.
Pour Elon Musk et les employés du DOGE qui se sont chargés de cette impitoyable attaque en règle du travail des agences fédérales, cela a été une exaltante foire d'empoigne dans les sphères du pouvoir. Pour le reste de la population, cela a été une catastrophe dont les conséquences vont se faire sentir sur plusieurs générations.
Selon ses propres critères (réduction des dépenses et du gaspillage), le DOGE est un échec cuisant. Lorsqu'Elon Musk a été désigné pour diriger ce ministère fondé à la hâte après l'élection de Donald Trump, en novembre 2024, il s'est engagé à réduire les dépenses fédérales de 2.000 milliards de dollars la première année. Le 9 janvier 2025, avant même que Donald Trump ne prenne ses fonctions onze jours plus tard, Elon Musk avait réduit ses ambitions de moitié et estimé les futures coupes budgétaires à 1.000 milliards de dollars. Au bout de quelques mois, le chiffre promis avait encore diminué et tournait autour de 150 milliards de dollars.
Chaque fois que le département de l'Efficacité gouvernementale a voulu afficher ses réussites, ses chiffres n'ont pas résisté à un examen approfondi. Cet été, lorsque le DOGE a annoncé avoir fait économiser 52,8 milliards de dollars aux États-Unis, en mettant un terme à des contrats gouvernementaux, le média Politico n'a pu vérifier que pour 32,7 milliards de dollars de contrats effectivement résiliés et a conclu à une économie totale de seulement 1,4 milliard de dollars.
Le DOGE est arrivé à son estimation en usant d'une comptabilité fallacieuse. Selon Jessica Tillipman, doyenne associée aux études de droit des marchés publics au sein de la faculté de droit de l'université George-Washington (Washington D.C.), le stratagème utilisé reviendrait à «prendre une carte de crédit avec un plafond de 20.000 dollars, annuler le contrat et clamer ensuite: “Je viens d'économiser 20.000 dollars.”» Dans un des cas, le DOGE a affirmé avoir fait économiser 8 milliards de dollars aux contribuables états-uniens en annulant un contrat d'une valeur maximale de 8 millions de dollars.
Malgré toutes ses victorieuses exagérations, le DOGE a réellement battu des records, mais plutôt du côté des pertes. En première place sur la liste, figure la dissolution de l'Agence des États-Unis pour le développement international (Usaid). En tant que projet du gouvernement américain, l'Usaid n'était pas seulement un instrument de diplomatie opérant en douceur, c'était aussi une des initiatives les plus rentables en matière de progrès pour l'humanité. Sur les 15.000 dollars d'impôts payés en moyenne par chaque Américain·e en 2024, seuls 24 dollars étaient redirigés vers l'Usaid. Le budget de l'agence lui a permis de sauver 92 millions de vies dans le monde entier en deux décennies.
En faisant de la suppression de l'Usaid une de ses toutes premières décisions, le DOGE envoyait un message au monde entier: ces vies ne comptent pas autant que les vies américaines blanches et chrétiennes, privilégiées par l'administration Trump. C'était une manière de marquer des points politiques en malmenant les méprisables indigents du reste de la planète, en même temps qu'une salve inaugurale dans la guerre d'Elon Musk contre les andouilles qui croient bêtement en une gouvernance bienveillante et réfléchie au service d'un monde meilleur.
La suppression de l'Usaid a déjà porté ses funestes fruits. Selon une étude conduite par l'épidémiologiste Brooke Nichols de l'université de Boston (Massachusetts), plus de 654.000 personnes sont pour l'heure mortes à cause de la fin de l'aide apportée par l'Usaid, dont plus de deux tiers sont des enfants. Même si une partie des financements est restaurée, ce bilan des morts liés au DOGE continuera de croître, car il faut parfois du temps pour que des personnes meurent de maladies soignables et évitables qui n'ont été ni traitées ni évitées. Et chaque mort par la faute de l'équipe muskienne de programmateurs naziphiles et d'un racisme éhonté laissera derrière elle des proches dévastés par le chagrin.
Cet allègre dédain pour la vie des pauvres racisés n'est qu'une des illustrations de la manière dont le DOGE est un parfait miroir du projet de Donald Trump et résume à lui seul toute son administration. Il y a aussi eu le mépris du DOGE pour la loi (en septembre, un tribunal fédéral a jugé que des dizaines de milliers de licenciements étaient illégaux) et son impunité (le juge n'a pas ordonné que les salariés soient réengagés).
Il y a eu sa manière de tenter de compliquer la vie des Américains ordinaires tout en aidant les banquiers fortunés (en réintroduisant les frais de découvert); ainsi que celle qui a nui aux malades (en mettant abruptement un terme à des centaines d'essais médicaux auxquels participaient plus de 74.000 patients). Le DOGE a aussi été le principal instrument de mise en place de la stratégie de Donald Trump qui consiste à faire tellement de choses choquantes et inadmissibles qu'il en est devenu impossible de se concentrer sur une transgression en particulier.
Associant la mentalité bâclée et aventurière d'une start-up de la tech et l'indifférence morale de mercenaires du piratage, le DOGE a fini par devenir le prétexte d'une nouvelle attaque contre le peuple états-unien.
Le DOGE, tout comme le reste de l'administration Trump, est une illustration de ce qui se produit lorsque les gens les plus ignorants, les plus négligents et avec les moins bonnes intentions du monde sont placés aux manettes pour prendre des décisions sur des questions de vie ou de mort. Des ingénieurs logiciels âgés d'une petite vingtaine d'années ont été investis de l'autorité d'annuler personnellement des versements à des programmes jugés critiques par le secrétaire d'État Marco Rubio, tels que l'aide à l'Ukraine ou à la Syrie, ainsi que des initiatives du Plan d'urgence du président américain pour la lutte contre le sida (Pepfar) qui vise à combattre le VIH en Afrique.
Les employés du DOGE ont été à l'initiative du renvoi de milliers d'agents de l'Internal Revenue Service, l'agence gouvernementale chargée des impôts, avant de se rendre compte de leur importance et de supplier qu'ils soient réintégrés. Des gens comme un certain Edward Coristine, alias «Big Balls» («grosses couilles» en français), âgé de 19 ans et arrivé au sein du DOGE avec un passif de fuite de données sensibles d'un précédent employeur, se sont soudain mis à décider de la poursuite de la recherche sur le cancer, de la pertinence du secours à apporter aux randonneurs égarés dans les parcs nationaux et de l'aide humanitaire à expédier après une catastrophe naturelle.
Associant la mentalité bâclée et aventurière d'une start-up de la tech et l'indifférence morale de mercenaires du piratage, le DOGE a fini par devenir le prétexte d'une nouvelle attaque contre le peuple états-unien. Au début du mois d'août, lorsqu'Edward «Big Balls» Coristine a été agressé par au moins deux autres adolescents à 3h du matin, dans un quartier de Washington, Donald Trump a pris cet événement comme un prétexte pour envoyer la garde nationale patrouiller dans la capitale, le début d'une «vague» d'opérations policières fédérales dans tout le pays.
Le 47e président des États-Unis n'avait pas besoin d'une raison pour justifier de punir les villes démocrates. Mais il était logique que l'incident qui lui a servi à lancer son occupation de Washington implique le type qui avait ravagé le principal employeur de la ville.
L'administration Trump a récusé l'annonce de la mort du département de l'Efficacité gouvernementale par Reuters. Scott Kupor, le directeur du service des ressources humaines de la fonction publique, a insisté sur le fait que l'esprit du DOGE persisterait. Il a écrit sur X que les agences fédérales allaient désormais «institutionnaliser» les initiatives de réduction des réglementations et des emplois fédéraux. En gros, a dit l'administration Trump, elle n'a pas du tout fait euthanasier le DOGE, elle l'a envoyé vivre dans un chouette refuge à la campagne.
Mais le souvenir du DOGE subsistera longtemps après le départ (un jour? peut-être?) de Donald Trump de la Maison-Blanche. Nous n'en sommes qu'au début des effets des entraves du DOGE envers le travail du gouvernement fédéral, au point que la population états-unienne va finir par perdre toute foi dans sa capacité à accomplir les tâches et les services qu'elle attend de lui depuis si longtemps. Si les États-Unis veulent un jour reconstruire le gouvernement, il leur faudra un ingrédient bien plus compliqué à trouver que du temps ou de l'argent: une volonté politique.
Les futurs dirigeants qui voudront restaurer le gouvernement tel qu'il était se verront accuser d'engorger les agences fédérales avec des milliers de «nouveaux» emplois et programmes. L'équivalent de milliers d'années de compétences cumulées auront disparu en fumée. Il sera impossible de rattraper les années volées par le DOGE dans les domaines de la recherche biomédicale, des études sur les droits civiques et du contrôle de la sécurité nationale.
Le DOGE a également laissé derrière lui une mine cachée prête à exploser à tout moment. Ce ministère avait un accès dont on ne mesure pas l'ampleur à des kilomètres de données sensibles du type renseignements financiers, dossiers médicaux et peut-être informations syndicales. Personne ne sait exactement quelles informations ont été prises ou copiées par les salariés du DOGE, où ils les ont stockées ou ce que Elon Musk a l'intention de faire avec. Ils ont dissimulé ce qu'ils faisaient et les données qu'ils piquaient en désinstallant les outils de surveillance et en effaçant les enregistrements d'accès –exactement ce que ferait une entreprise criminelle de piratage informatique.
Quiconque est assez fou pour confier la manne des données du gouvernement fédéral à Elon Musk, à «Big Balls» et à leurs acolytes, sans penser qu'ils vont les faire fuiter, les vendre, les exploiter, les échanger ou s'en servir dans leur intérêt personnel, est un crétin. C'est peut-être la fin de la courte et répugnante vie du DOGE, mais son héritage, plus sombre encore, n'a pas fini de hanter les États-Unis.