Chaque année, le quatrième jeudi de novembre, les États-Unis célèbrent l'histoire réécrite par les vainqueurs.
Je suis arrivé aux États-Unis en 2006.
Julien Suaudeau — 28 novembre 2019 à 7h20
Longtemps, peu au fait des traditions locales, j'ai pris Thanksgiving pour une fête comme les autres –une injonction un peu niaise à exprimer sa gratitude envers les bienfaits que la vie nous adresse avec plus ou moins de générosité.
«What are you thankful for?», demande la formule consacrée.
«Ma famille», répond invariablement le chœur américain.
Avec mon mauvais esprit, ma hantise de la volaille gonflée aux hormones et mes préventions d'immigré athée, je me racontais que Thanksgiving était l'occasion inventée par un peuple superstitieux pour remercier haut et fort je ne sais quelle puissance supérieure au moment où, l'année tirant à sa fin, la puissance en question s'apprête à faire le tri de nos bonnes et mauvaises actions.
En bon Français, jamais content, j'estimais que j'avais été plutôt lésé dans la répartition et inventais toutes sortes d'excuses pour m'exempter de ce festival de bons sentiments.
En vain: il y a toujours, aux États-Unis, une âme compatissante pour vous inviter à partager la dinde familiale quand on apprend que vous n'avez rien de prévu ce jour-là. Seul à Thanksgiving, c'est le dernier degré sur l'échelle américaine de la désocialisation: «Ça doit être si triste d'être loin des siens quand tout le monde est réuni en famille.»
Étaler sa reconnaissance entre la grand-mère du Massachusetts et le cousin de l'Arkansas, ça ne coûte pas plus cher et ça ne peut pas faire de mal. Sauf à l'environnement (l'empreinte carbone de ce chassé-croisé à l'échelle d'un continent est monumentale) et à l'estomac: cette dinde farcie, aux dimensions et au poids faramineux, est de loin la chose la plus indigeste qu'il m'ait été donné de manger de part et d'autre de l'Atlantique.
Si on y ajoute la sauce aux canneberges, la tarte à la citrouille et les litres de bière qu'il convient de s'enfiler devant la parade de Macy's et le match de NFL spécialement programmés à la télé en ce jeudi de tous les dangers, l'immersion culturelle en apnée devient une longue séance de torture à la fois physique et mentale: on ne sait pas si on va mourir d'ennui ou d'occlusion intestinale.
Avec mon œil d'ethnologue à qui on ne la fait pas, j'avoue qu'il m'est arrivé de me dire dans ces moments de détresse que Thanksgiving est une coquille vide de contenu spirituel, un simple prologue à la frénésie consumériste qui s'abat sur le pays quand sonnent les douze coups de minuit, signal de Black Friday.
Coincée entre Halloween et les fêtes de fin d'année, Thanksgiving s'inscrivait pour moi dans la litanie des festivités en toc, mi-religieuses, mi-patriotiques, 100% mercantiles, qui rythment l'année américaine: Saint-Valentin, Saint-Patrick, Pâques, Memorial Weekend, Independence Day, Labor Day.
Je vivais alors dans une petite ville du New Jersey, dans la banlieue de Philadelphie. Intrigué, voire médusé par l'énergie qui s'emparait du patelin à un mois de la date fatidique, je regardais mes voisins installer et défaire leurs décorations saisonnières. La précision d'horloger et le sérieux qu'ils mettaient dans les préparatifs suscitaient en moi un mélange pas très noble d'ironie, d'envie et de honte de ma propre passivité.
Cette distance inaliénable [...] est aussi un bon poste d'observation sur l'un des mythes fondateurs des États-Unis.
L'Amérique suburbaine a horreur du vide: son année est une succession de séquences, scandées à haut débit par le pilonnage publicitaire. À peine remisé le barbecue estival, on se met à penser aux sorcières et aux squelettes qu'on accrochera à la gouttière du porche à la mi-octobre. Le 1er novembre, loups-garous et zombies tout juste remontés au grenier, il est temps de déplier les guirlandes électriques destinées à illuminer les happy holidays.
Pour montrer aux yeux de tous que nous étions des immigrés de bonne volonté, et non des agents dormants du communautarisme français, ma femme et moi déposions trois pauvres citrouilles et une malheureuse courge sur nos marches. Nous accrochions une couronne de fleurs orange à notre porte, en répétant à voix basse le mantra pascalien: «Mets-toi à genoux et tu croiras».
Aujourd'hui, je dois me rendre à l'évidence. La grâce ne m'a jamais touché: mon aversion pour Thanksgiving, aussi profonde que celle que m'inspirent le Superbowl, les sports bars et les salles de gym ouvertes à 4 heures du matin, est intacte.
Treize ans, une carte verte et la citoyenneté américaine pour en arriver à ce constat d'échec: Thanksgiving, c'est le jour où je me rappelle que je suis français, éternel étranger à la vie américaine, spectateur de ses rites.
Je sais que ce sentiment d'extériorité ne me quittera jamais.
Mais cette distance inaliénable, si elle complique le quotidien et hypothèque le bonheur à long terme, est aussi un bon poste d'observation sur l'un des mythes fondateurs des États-Unis.
La fable est connue. Les pèlerins débarquent à Plymouth. Ils rendent grâce à Dieu pour sa bonté, qui leur permet de survivre dans cette contrée hostile avec l'aide des Indiens du coin, les Wampanoag. Ces derniers, après avoir enseigné la culture du maïs aux nouveaux arrivants, se joignent à eux un jour de novembre 1621, dans le cadre d'un festin appelé à devenir un modèle de solidarité interculturelle.
Malgré de récentes initiatives pédagogiques dans le sens d'une plus grande exactitude historique, ce scénario mensonger est celui que les enfants américains apprennent et reconstituent chaque année à l'école dans les jours qui précèdent la brève coupure automnale.
Ma fille devait avoir 4 ou 5 ans lorsque j'ai assisté à son premier Thanksgiving Feast: d'un côté, les pèlerins en chapeau blanc, accessoire ridicule que j'associerai jusque sur mon lit de mort à la coiffe bretonne de Bécassine; de l'autre, les Indiens en plumes et en costumes tout droit sortis de Pocahontas, version Disney.
Et que faisaient ces enfants déguisés? Ils ânonnaient This land is your land, la chanson de Woody Guthrie devenue un hymne populaire. Comme l'écrit Philip Deloria dans The New Yorker, le refrain («This land is your land, this land is my land») repose sur une rhétorique faussement inclusive, qui nécessite en réalité l'effacement historique des peuples indigènes, dans la mesure où ils ne sauraient être ni «toi» ni «moi».
Si les Amérindiens, poursuit Deloria, ont une existence constitutionnelle (notamment dans le quatorzième amendement, où il est question de leur statut non imposable, «Indians not taxed») ce n'est que pour exister en dehors de la constitution des États-Unis: les tribus indigènes constituent des entités politiques distinctes du peuple américain, des nations souveraines qui n'ont pas de poids véritable dans le système politique national.
«Native American», par conséquent, ne saurait être une définition raciale; il s'agit d'une identité politique, et Deloria a raison de rappeler que l'insistance de l'administration Trump à enfermer les peuples indigènes dans leur ethnicité traduit une volonté profonde de détricoter les traités qui gouvernent depuis le XIXe siècle les relations entre l'État fédéral et les nations amérindiennes.
Thanksgiving, de ce point de vue, est un angle mort majuscule, une machine à transmettre et inoculer le négationnisme dès le plus jeune âge. Les festivités à l'école, la dinde, le chocolat chaud devant les vieux films qu'on regarde en famille, la version Friendsgiving pour ceux qui habitent loin de leurs bases, tout cela nimbe le fait de la colonisation des Amériques et du génocide amérindien d'une aura nostalgique, liée au paradis perdu de l'enfance, dans les vapeurs de laquelle le simulacre se substitue à l'histoire.
Dans This Land is Their Land: The Wampanoag Indians, Plymouth Colony, and the Troubled History of Thanksgiving, l'historien David Silverman renverse les perspectives. Il propose une généalogie critique de Thanksgiving, questionnant les tenants et les aboutissants de l'alliance entre le sachem Ousamequin et le gouverneur John Carver, jusqu'à sa dissolution sanglante, en 1675, dans la guerre du roi Philip.
Si le livre de Silverman est si convaincant, c'est d'abord parce qu'il envisage l'histoire du point de vue des vaincus: dans la mythologie américaine, et plus généralement dans l'inconscient occidental, les peuples indigènes n'existaient pas avant leur rencontre avec les colons européens; les Amériques et la Caraïbe n'ont pas été colonisées, elles ont été découvertes, puis évangélisées et civilisées.
Ce travail de démystification et de réappropriation historiques s'inscrit, aux États-Unis, dans la révolution copernicienne que les sciences sociales connaissent depuis plusieurs années: le monde n'est plus envisagé uniquement à travers le regard vainqueur et privilégié de l'homme blanc.
Roxanne Dunbar-Ortiz, dans An Indigenous Peoples' History of the United States, met au jour le lien organique entre idéologie de la découverte, mythe de la destinée manifeste, prédation des terres indiennes, extermination et suprématie blanche. À l'histoire du point de vue colonisateur, il s'agit d'opposer la contre-histoire des colonisés.
S'appuyant sur le jugement de D.H. Lawrence, souvent cité de manière incomplète («The essential American soul is hard, isolate, stoic, and a killer. It has never yet melted»), l'historienne analyse la continuité historique entre l'impérialisme d'hier et l'impérialisme d'aujourd'hui sur la scène internationale, et sur la scène intérieure entre les violences passées et présentes contre les minorités (incarcération de masse, brutalités policières, racisme systémique).
C'est dans le langage que les rémanences de la mentalité colonisatrice sont les plus frappantes. Quand les États-Unis font la guerre sur un théâtre d'opérations en Irak ou en Afghanistan, rappelle Dunbar-Ortiz, la terminologie militaire pour désigner la zone située au-delà des lignes ennemies demeure «Injun territory» [«Injun» est une modification du mot «Indien» en référence aux Amérindiens, ndlr]. Et le nom de code choisi pour Oussama Ben Laden, pendant la préparation de l'opération des Navy SEALs qui allait se solder par sa mort? Geronimo.
Comment vivre ensemble, par-delà tout ce mauvais sang? Comment dire «nous» et parler d'une seule voix, consciente de l'histoire, libérée des mythologies ayant pour fonction de légitimer la version officielle? Indépendamment du problème juridique des réparations, nombreux sont les artistes indigènes à se poser ouvertement la question.
Le grand T.C. Cannon, peintre Kiowa mort à 31 ans en 1978, avait donné corps dans ses tableaux aux conflits intérieurs de l'identité amérindienne, entre tradition et modernité, sacré et profane, espaces urbains et espaces ruraux, être indigène et citoyenneté américaine. Ses tableaux figuratifs (son œuvre a aussi un versant abstrait), portraits frontaux où se fait sentir l'influence de Van Gogh, présentent le corps indigène dans l'espace américain; ils nous regardent en disant: «We are still here.»
Tommy Orange, dans son roman polyphonique There There (Ici n'est plus ici), se demande quant à lui ce qui reste des Amérindiens après le génocide, la colonisation de leurs terres, la destruction de leurs cultures, l'oubli de leurs langues et de leurs traditions. De quelle quantité de sang indigène faut-il justifier pour être considéré comme un vrai Indien?
En même temps qu'il souligne l'absurdité de la question, et l'impossibilité d'y répondre, l'auteur insiste sur la responsabilité qui nous incombe de ne plus ignorer l'histoire:
La blessure qui a été infligée quand les Blancs sont venus et ont tout pris n'a jamais guéri. Une plaie qu'on ne soigne pas s'infecte. Elle devient une nouvelle blessure comme l'histoire de ce qui est arrivé devient une autre histoire. Ces histoires que nous n'avons pas racontées pendant tout ce temps, que nous n'avons pas écoutées, voilà ce que nous devons guérir.
On ne saurait mieux dire l'urgence d'en finir avec l'innocence coupable et l'esprit d'aveuglement qui se cristallisent dans l'éternel retour de Thanksgiving.