La sociabilité est un vaste sujet qui concerne autant les réunions informelles que celles structurées ou dictées par le rythme des saisons, les habitudes locales ou nationales. En Provence, elle a été l’objet de nombreuses études, tant historiques [Agulhon, 1979] qu’ethnologiques [Roubin, 1970]. À notre tour, nous examinerons ce sujet [Chabert, 1991] à travers une structure assez répandue dans les villes et les villages, le « cercle ».
Régie par la loi de 1901 sur les associations, cette institution regroupe principalement des hommes. Elle possède un conseil d’administration, délivre des cartes à ses membres après le paiement d’une cotisation annuelle, qui permettra au trésorier de constituer un budget. Pour le visiteur, le cercle se présente sous la forme commune d’un bar : on y boit, on y joue aux cartes ou aux boules. Seules différences, son appellation : « Cercle de… », et la non-consommation de boissons habituelles. Ce bar est le siège d’une association, donc un lieu privé. Ainsi conçu, le cercle constitue une véritable « société » au sens juridique et, comme toute association, se trouve être polymorphe. On remarque, pour l’ensemble de ces cercles, une inclination vers le corporatisme lorsqu’il devient lieu de réunion des chasseurs ou des pêcheurs. C’est le cas à Tourves, à Vauvenargues ou aux Martigues. On devine également des connexions avec la coopérative viticole, lorsque le local du cercle est intégré à son bâtiment, comme à Camps. L’aspect ludique est récurrent, par-delà les cartes et les boules, mais certains cercles (tel celui d’Auriol) se consacrent essentiellement à la musique, avec la présence d’un orphéon. Enfin, d’autres nous intéressent plus particulièrement, pour avoir conservé jusqu’à ce jour une fonction politique, très importante par le passé, notamment durant la IIIe République. C’est en particulier sur ce dernier type d’association que portera notre étude, du point de vue de l’anthropologie politique.
Antérieurement à cette loi de 1901, le cercle existait déjà en Provence, ainsi nommé dans les villes, plutôt désigné par les termes « chambre » ou « chambrette » dans les campagnes (chambro ou chambreto, en langue d’oc) [Roubin, 1970]. Une rapide prospection dans les archives des communes indique un véritable fourmillement de chambrées tout au long du xixe siècle ; au xviiie siècle, le terme chambro peut désigner une société de pénitents. Dans le reste de la France, la structure-cercle s’est répandue sous la forme d’une association plutôt bourgeoise [Agulhon, 1977] sous la monarchie de Juillet. Durant la IIIe République, son expansion est due à un effet de « mode politique ». Peu après, elle s’est estompée un peu partout en France. Son existence, bien réelle et actuelle en Provence aujourd’hui, provient sans doute d’un effet lié au « substrat » de cette sociabilité, caractérisé par la densité et la proximité sociale. Ce qui tendrait à faire de cette sociabilité une exception provençale.
Dans le cercle, de manière récurrente, des banquets sont organisés, ainsi que des concours de pétanque, des célébrations en l’honneur de la société, bref, tout ce qui privilégie le versant ludique de la sociabilité. Si cette attitude est commune à tous les cercles, certains d’entre eux s’inspirent, à travers le ludique, d’une Histoire qui circule encore. En effet, si un banquet peut être anodin, il peut aussi s’inscrire dans un calendrier commémoratif donné ; un concours de pétanque a moins de chance d’être porteur d’un sens historique clair, bien qu’il puisse appartenir à une « syntaxe » festive qui, elle, détient une valeur affective forte pour la communauté villageoise. Les connotations sont fréquemment d’ordre politique et rappellent le rôle joué dans ce domaine par certains cercles.
Notre étude concerne essentiellement les cercles politisés d’aujourd’hui, ceux qui témoignent d’un profond enracinement dans les valeurs de la IIIe République. Il demeure cependant difficile de prouver la continuité du rôle de la sociabilité au travers d’une politisation antérieure au xixe siècle, même si le rôle des confréries aux xviiie et xviie siècles est déterminant quant à la notion de communauté d’habitants [Baudot, 1984].
Sociabilité et vie politico-festive
L’aire provençale offre une certaine théâtralisation de la sociabilité, tant dans le paysage villageois que dans le discours de ses habitants. Ainsi, l’utilisation d’un vocabulaire emprunté au théâtre n’a pas pour but de ridiculiser les acteurs – en membres du cercle ou villageois –, mais consiste en une façon d’aborder les événements, d’autant que la « communauté » elle-même n’hésite pas à se mettre en scène. Par contre, on ne peut être aussi affirmatif avec l’aire de l’ancien comté de Nice, où le discours ne convoque pas les mêmes pratiques et où la configuration des villages n’est pas tout à fait identique. Le cercle semble plus en retrait dans la géographie communale, et le discours porte encore les traces des confraternités de pénitents. Néanmoins, la fête recèle une volonté certaine de mettre en scène l’histoire locale. Enfin, on soulignera que dans deux cas sur trois, à Utelle et à Breil, le cercle est et a été l’organisateur de ces fêtes. Il devient un relais des abbayes de la jeunesse, ces anciennes associations/confréries d’hommes non mariés [Ariès, 1973 : ix]. Comment s’exprime donc la dimension politique de la sociabilité ?
Depuis les travaux des historiens [Agulhon, 1979], on connaît la spécificité des villages provençaux, principalement ceux du Var. Ce qu’il faut en retenir, c’est qu’ils ressemblent davantage à des petites villes, à des « bourgs » : leur sociabilité est celle d’une société complexe avant l’heure, l’heure de la Révolution bien sûr. Cette propension d’une certaine sociabilité provençale à « s’urbaniser » nous oblige à un raccourci historique : elle va sans doute chercher ses racines bien loin dans l’histoire, une histoire déjà pétrie par les légionnaires romains et leur système apparemment égalitaire des centuries, mais cette « urbanisation de l’esprit » s’effectue même dans les plus petits quartiers ruraux qui pensent comme leurs aînés. Malgré tout, rappelons ex abrupto que le cercle s’inscrit dans la problématique d’un individualisme qui jouxte une apparente solidarité.
Les données immédiates que l’observable nous présente et qui par conséquent nous permettent d’objectiver le cercle politisé sont les indicateurs topographiques par exemple, facilement décelables pour un œil averti. Globalement, le village a une physionomie qui renvoie à une variété de commune à laquelle son histoire a largement contribué. Il est probable qu’un village perché ou présentant même une faible pente ait connu, ou connaît toujours, une opposition entre le haut et le bas alors qu’il semble groupé et uni autour du campanile. La présence d’un cercle en haut du village et/ou en bas peut nous mettre sur une piste d’autant plus sérieuse qu’une proximité de la mairie dans un cas, ou de l’église dans l’autre, apporte des soupçons que l’enquête orale devra dissiper. On pense ainsi aux villages de Fuveau et d’Auriol dans les Bouches-du-Rhône. L’un est un village perché où l’on observe un clivage entre le haut et le bas, mais a contrario Auriol est un village-rue où le clivage s’effectue dans l’horizontalité, en amont et en aval de la rivière, l’Huveaune. Ces deux situations extrêmes peuvent sans doute s’expliquer par un phénomène d’« aimantation ». À Fuveau, le cercle d’en haut est proche de l’église et le cercle d’en bas est placé sur un boulevard ; à Auriol, le cercle en amont de la rivière est placé sur le cours, en face du monument aux morts et près de la mairie, le second cercle est en aval, assez éloigné. L’enquête orale nous apprend que le cercle de Fuveau qui est près de l’église, en haut, est un cercle qualifié de « blanc » et que celui d’en bas est « rouge » ; à Auriol, celui qui est placé près de la mairie est un ancien cercle dit « rouge ».
Outre le titre du cercle qui est susceptible de connotations évidentes, mais dont il faut se méfier, puisqu’un cercle dit « de l’Union » peut être un titre abrégé (« de l’Union Républicaine »), l’intérieur du cercle délivre sans ambages une réponse aux interrogations du promeneur. L’iconographie (bustes de Marianne, de Jean Jaurès ou de Jules Guesde ; tableaux de Rouget de Lisle, drapeaux rouges) nous dirige vers la voie d’une interprétation sans équivoque, de même que les bustes de saints ou les croix, ainsi que des enseignes ornées du labarum (étendard impérial institué par Constantin et portant)
Il faut souligner l’absence assez continue du buste de Marianne dans les cercles des Alpes-Maritimes, surtout sur la rive gauche du Var, historiquement ancien comté de Nice. Dans cette aire, les titres des cercles ne comportent généralement pas de connotation politique ; leurs présidents se refusent d’ailleurs à toute activité politique susceptible, selon eux, « de semer la discorde » [déclaration d’un informateur], mais, a contrario, la production de vin « favorise la solidarité »
Ainsi plantés, les décors vont s’animer dans le discours et dévoiler dans un système métonymique leur forte charge symbolique. Le décodage, d’abord topographique, montrera le jeu des oppositions, ou des agencements des groupes, comme on l’a rapidement évoqué précédemment. Cela n’est pas sans rappeler les remarques de Jacques Lévy [fnsp, 1991 : 213] : « Il existe différentes combinaisons interholistiques dont on peut supposer qu’elles fonctionnent sur le modèle qu’André Siegfried avait défini pour l’Ardèche [Siegfried, 1949] : une première opposition religieuse (Catholique/Protestant), une seconde en fonction du mode d’exploitation agricole, mais avec une vaste gamme de variantes si l’on change l’ordre des facteurs. »
La question qui se pose est celle d’une reconnaissance des indices topographiques et iconographiques dans le discours, soit une vérification de l’externe dans l’interne. L’émergence des discriminants dans le discours s’effectue sous la forme d’un paradigme récurrent qui use de codes à la fois topographique, patronymique, social, chromatique et de classe d’âge. On peut convoquer à ce propos la notion littéraire d’« isotopie » qui désigne un réseau de signifiés plus large qu’un champ sémantique. On obtient ainsi dans le discours de certains informateurs, sous une forme saturée, les formules suivantes pour le Var :
« En haut » « En bas »
« L’Union » « Le Progrès »
« Les Riches » « Les Pauvres »
« Les Blancs » « Les Rouges »
« Les Anciens » « Les Jeunes »
Dans les Alpes-Maritimes, le code ne met pas en avant une dichotomie par les cercles, mais se réfère essentiellement aux codes des confraternités, c’est-à-dire des confréries de pénitents, ce qui a pour effet d’effacer le code Rouge/Blanc, ce qui doit pouvoir s’expliquer par l’histoire du comté de Nice qui est resté étranger à la Révolution française ; les cercles n’étant pas encodés, le résultat est le suivant :
« En haut » « En bas »
« Les Pénitents Blancs » « Les Pénitents Noirs »
« Les Riches » « Les Pauvres »
Dans cette aire, l’ensemble de la communauté est comprise dans une répartition très claire, grâce au système des codes en vigueur aussi bien dans l’espace ludique, festif, que dans celui des processions ou du travail.
Au sujet des institutions qui produisent leur vin, on précisera que cette originalité ne figure pas dans les statuts des sociétés, mais se trouve juste expliquée par les sociétaires, qui considèrent qu’une telle pratique consolide les liens et présente des avantages économiques. Ne s’agit-il pas d’une transposition des pratiques dites « autarciques » qui existèrent naguère et se trouvent aujourd’hui transférées dans le cercle, alors même que la production de raisin disparaît dans le terroir et que le raisin est acheté dans le Var ? Rappelons que les coopératives vinicoles n’existent pas dans ce département, peut-être du fait de la forte déclivité des terrains ou d’une tradition politique qui manque et limite les innovations, telles que les coopératives viticoles.
Une originalité supplémentaire de l’ancien comté réside dans la propension à mettre en scène les tensions intra/intercommunautaires qui ponctuèrent la vie locale avant le rattachement (1860). Nous en donnerons quelques exemples.
La célèbre fête du Cepoun à Utelle se concrétise par un jeu qui se déroule depuis le XVe siècle, le 15 août, sur la place de l’église. M. Jean Gavot [1971 : 75] déclare : « Il consiste, pour les célibataires du pays à attaquer et à s’emparer, si possible, d’un morceau de tronc d’arbre, d’environ 80 kilogrammes, défendu avec acharnement par les hommes mariés qui en sont les gardiens. Le sens du jeu changea vers 1430 ou 1450, à la faveur d’un événement très important. Comme Utelle, Peille et Lucéram étaient des communes libres, elles décidèrent de signer un pacte d’assistance en cas de danger, d’où qu’il vienne. Peille et Lucéram furent attaquées, elles firent appel à Utelle, mais les jeunes Utellois refusèrent de se battre, les anciens durent remplacer les jeunes défaillants, et les combats se prolongèrent assez longtemps pour que les femmes des guerriers s’ennuient… Et qu’elles se divertissent avec les jeunes. »
À Levens, un festin a lieu le 2 septembre, dont l’origine se trouve dans le fait historique suivant : « Quand les Levensois qui, sous le régime de leur seigneur, avaient un “parlement” (réunion des chefs de famille), voulurent se soustraire à la suzeraineté des Grimaldi, ils offrirent le 29 août 1699, seize mille lires au duc de Savoie, pour n’être désormais tenus qu’à ce seul vasselage, la commune fut alors investie du “fèude, noble et lige” mais sans titre comtal. Les habitants marquèrent leur affranchissement en plantant, au milieu de la place, devant l’entrée du château du seigneur, une grosse pierre conique “lou boutau”, que l’on saute » [Gavot, 1971 : 68].
Enfin, à Breil, a lieu la fête d’A’ Stacada. « Cette reconstitution commémore une petite révolution qui permit aux Breillois de faire abolir le droit de cuissage dont usait le bailli de l’époque. Au XVIIe siècle, les membres du conseil de Communauté étaient élus par les chefs de famille (cap d’oustau), et élisaient à leur tour et à leur tête les syndics (maires) au nombre de deux. Le bailli du lieu, personnage central de la Stacada représentait le seigneur de Breil et réglait la justice » [Gavot, 1971 : 99]. On devine la suite, le bailli abuse de son droit de cuissage, et la communauté se révolte.
Globalement, la longue durée nous offre un paysage politique partagé entre les « cap d’oustau » qui tentent de se faire entendre et le seigneur. Le clivage dans la sociabilité ne se politise pas pour autant, on a davantage affaire à des jacqueries ou à des révoltes sporadiques qu’à un mouvement global comme en Provence. Là, la Révolution va, semble-t-il, entraîner un processus dichotomique à l’intérieur du premier groupe qui donnera vraisemblablement naissance aux Rouges et aux Blancs. Mais, au lendemain de la Révolution, quand les corporations sont pourchassées et qu’on assiste à un vide associatif, l’éclatement des chefs de maison en deux factions crée de facto une sociabilité politisée, après un passage par les clubs révolutionnaires.
Néanmoins, on peut se demander si la constitution du cercle en véritable corps ne nous renvoie pas à une attitude « inconsciente » qui s’enracine dans la longue durée et renvoie au mécanisme d’opposition. Pour mémoire, on notera qu’au lendemain de la Révolution les maires sont élus, mais qu’ensuite et jusque vers 1831 ils sont nommés. Ce n’est qu’en 1831 qu’une loi permettra l’élection des conseillers municipaux. C’est alors que Charles Dunoyer écrit : « L’État moderne est un producteur de sociabilité » [Coquelin, Guillaumin, 1852, t. 2 : 837].
Mais il faut aller plus loin que la mise au jour de cette interaction globale entre le fait politique et sa théâtralité. L’attitude réflexive, d’autodérision assez répandue dans le Midi se retrouve sans doute dans ce jeu de l’acteur/spectateur de son histoire, peut-être le cercle est-il aussi un effet de cette « double énonciation » si connue au théâtre ?
En Provence, le cercle aimante une grande partie des autres associations du village. Ce phénomène fait du cercle un forum, ce qui lui confère, de fait, une légitimité implicite. Il est un pion incontournable sur l’échiquier de la commune. On y trouve par exemple les associations de chasseurs, pêcheurs, boulistes, coopérateurs, anciens combattants, libres-penseurs et, surtout, celle du comité des fêtes. Sur ce dernier point, le cercle remplit les fonctions d’abbaye de la jeunesse, puisqu’on y retrouve le groupe des jeunes. Cette stratégie permet sans aucun doute à l’institution de maintenir son patrimoine culturel, de le produire et de le reproduire afin de le conserver. Enfin, cette capitalisation associative met en relief les réseaux basés sur le clientélisme et la notion de famille, réelle ou idéologique. Apparemment, le cercle appartient à ce que Maurice Duverger [1968 : 454] qualifie de « groupes de pression étroitement liés à un parti et soumis en fait à un parti », mais les faits ne sont pas aussi simples et ce serait compter sans le non-dit inhérent au village lui-même.
La pratique du cercle s’effectue dans un continuum où le caractère rituel de l’acte politique est fondamental. On n’appartient à un cercle que si l’on est domicilié dans la commune. Se retrouve la vieille notion d’« étranger » (en tant que non-indigène à la commune) : on se doit d’être parrainé, d’attendre quinze jours d’affichage pour connaître la réponse. N’oublions pas qu’il s’agit d’entrer dans un lieu qui porte souvent à l’entrée la mention « Privé ». Il faut souligner également que ce sont surtout les anciennes familles (tant chez les Rouges que chez les Blancs) qui occupent le conseil d’administration de la société. Les anciens sont souvent surnommés lei cepoun (les piliers). Ce sont eux qui font autorité – leur père sinon leur grand-père ayant, la plupart du temps, été membres –, et sont par conséquent des références et des garanties d’une légitimité incontournable (lou cepoun désigne à la fois un cep de vigne et la marque du grade de centurion, qui était un sarment de vigne lui servant à imposer son autorité). Bref, cette place des anciens est justifiée par les actions politiques des ancêtres, qui sont à l’origine de la fondation du cercle ou de la coopérative, ou du syndicat. Le prestige provient ainsi d’actions illustres que la mémoire conserve dans les noms des rues, des quartiers ou des salles de fêtes.
Le fondateur est plus souvent évoqué chez les Rouges, puisqu’il est à l’origine du processus d’achat du local sous la forme de quotes-parts ou d’actions, ce qui fait du cercle un bien en indivision dont les membres sont copropriétaires, système égalitaire qui satisfait l’ensemble de la société. Par contre, chez les Blancs, c’est un grand propriétaire terrien ou un châtelain qui a fait don du local où le cercle s’est installé ; ainsi a-t-il été élu maire, conséquemment à ce mécanisme de don et de contre-don. Mais les Rouges peuvent parfaitement pratiquer une transmission familiale du titre. On voit le fils succéder au père dans les fonctions de premier magistrat de la commune : il y a là légitimité traditionnelle.
Enfin, une solution ultime reste possible pour tous si les tensions sont trop vives et si personne ne veut s’engager sur la voie de l’élection : le recours au système du « podestat » consistant à convaincre une personne étrangère à la commune, ou qui n’y réside que depuis peu, de se présenter aux élections. Sans devenir une tête de Turc ou un caramentran, elle pourra concrétiser une sorte d’arbitre passager (Caramentran, ou « Sa Majesté Carnaval » est ici évoquée, car nombre de maires battus aux élections voyaient, il y a peu, leur effigie brûlée ou leur veste pendue en place publique).
De la mémoire à l’imaginaire, il n’y a qu’un pas. Que l’on continue à qualifier une partie du village de « Rouge » ou de « Blanc » renvoie à une époque qui n’existe peut-être plus, mais est toujours perçue de la sorte. De plus, l’absence d’un code métaphorique Rouge/Blanc dans les Alpes-Maritimes à propos des cercles connote certes une « autre Histoire », puisque le rattachement, qui date de 1860, a « favorisé » le maintien d’un code métaphorique lié aux confréries de pénitents, Noir/Blanc. Cette « transmétaphorisation » ou cette métaphorisation dans le temps peut sans doute s’expliquer, d’une part, par la place du soleil dans les proverbes météorologiques provençaux (le soleil couchant très rouge annonçant le beau temps), et, d’autre part, par leur utilisation en période politique. Frédéric Mistral l’illustre avec l’anecdote de la vieille Riquelle [Mistral, 1971 : 160]. S’agit-il d’un déplacement métaphorique lié à un héliotropisme – on substitue au Noir le Rouge, et à l’ancien ordre social, un nouvel ordre politique ? Ce code ressurgit régulièrement, dès que le discours politique sur le cercle s’engage, mais est-ce suffisant pour dire que le mythe solaire est associé hic et nunc à la politique et à la sociabilité ? Est-ce suffisant pour affirmer que la nouvelle métaphore politique entraîne avec elle un nouveau langage, un peu comme « la poésie qui ne détruit le langage ordinaire que pour se reconstruire sur un plan supérieur » [Ricœur, 1975 : 206] ?
Quoi qu’il en soit, dans l’Ouest varois, un usage est à remarquer qui consiste, selon un rituel plus ou moins consciemment réalisé, à entamer sa carrière politique locale par la présidence de la coopérative, ou de la société de chasse comme nous l’indique Christian Bromberger. Ensuite vient la présidence du cercle, ou inversement, et enfin l’accession au pouvoir municipal. C’est dans cet ordre que se situe un parcours sans erreur.
Pour les « Blancs », la course au pouvoir s’inscrivant dans un autre système qui met en place un café et des caves privées, le cursus honorum s’établit ainsi :
Rouges : Présidence du cercle et/ou de la coopérative. Mairie
Blancs : Café et caves privées. Mairie
Il existait une variante plus ancienne de conquête de la municipalité, très répandue dans l’entre-deux-guerres : la présence de deux infrastructures de couleur politique différente. Dans chacune d’elles, on rencontrait un cercle et une coopérative. Ce dispositif est encore partiellement en place. C’est dire l’usure en cours du dispositif. De même, il est clair que le terme « coopérative » s’efface peu à peu des frontons de ces bâtiments, laissant place à celui de « cave ». Le cadre dans lequel ces cercles s’épanouissaient a largement évolué : au début du siècle, les Rouges étaient réunis sous le titre de « Fédération des cercles rouges ». Les Blancs, eux, participaient, du moins dans les Bouches-du-Rhône, de « L’œuvre des cercles catholiques d’ouvriers », fondée par Albert de Mun à la fin du xixe siècle. Dans le Var, l’implantation de ce réseau n’a pas eu lieu. Sans doute, cela peut-il s’expliquer par la présence dans les cercles blancs de quelques royalistes, et par une composition sociale où les ouvriers étaient absents ; par contre, les grands propriétaires fonciers étaient largement représentés.
Parallèlement à ces réseaux, il est clair que l’homogénéité sociale des cercles n’a cessé d’évoluer. Globalement, ceux du début du siècle présentent un lien social très fort entre les familles du terroir et la profession : on observe ainsi des cercles d’agriculteurs ou de charretiers, de pêcheurs ou, dans les villes, des cercles de négociants, sinon d’avocats ou de chapeliers. Dans l’entre-deux-guerres, les faits évoluent vers une plus grande diversité. Malgré tout, n’imaginons pas le cercle comme un système hermétique, car les instituteurs y étaient très activement présents et s’attachaient à l’embrigadement des jeunes dans les orphéons. Cette culture orphéonique passée de mode, c’est le sport qui prendra le relais. Du côté des Blancs, c’était généralement un prêtre qui s’occupait du patronage, destiné également à former une chorale ou à jouer la célèbre pièce de théâtre, La Pastorale, véritable cheval de Troie que les Blancs représentaient régulièrement au cours de leurs « virantes » dans les villages voisins.
Les bagarres entre les écoliers de l’école laïque et ceux de l’école religieuse étaient nombreuses jusque vers 1939 environ. La période de l’Occupation fut particulièrement néfaste pour les sociétés des Rouges, alors interdites, et dont les membres furent l’objet de tracasseries [Guillon, 1983 ; Girault, 1995 ; Rinaudo, 1982 ; Constant, 1977].
Aujourd’hui, ces tensions ont à peu près disparu, les « cercles » étant avant tout composés d’employés. L’homogénéité sociale demeure, mais le travail qui réunissait naguère les hommes se trouve peu à peu remplacé par les loisirs. C’est sans doute la raison pour laquelle les « cercles » se dépolitisent. On peut dire cependant que l’institution « est le prisme d’une relation de pouvoir autant que l’incarnation d’une culture singulière dont on perçoit les effets en termes de productions d’identités » [Abélès, Jeudy, 1997 : 135]. Quant à la mémoire du « cercle », elle demeure, grâce au rituel festif par exemple, qui réunit les membres de certains « cercles » rouges autour d’un banquet républicain, le 24 février. Ce jour-là, les membres boivent le vin « français » dont la recette ressemble sensiblement à une sorte de sangria et qui a pour objet de rappeler aux membres « ceux de 1851 » qui, réunis dans leurs chambrettes, goûtaient ce breuvage en attendant des jours meilleurs. La fête de ces « cercles » qu’on peut qualifier de « quarante-huitarde » leur est spécifique dans la mesure où il s’agit de « leur » fête. Quant à elle, la commune fêtera le 14 juillet, mais les participants éprouvent le besoin de se démarquer. On retrouve en ces termes le vieux débat de l’Histoire et de la mémoire de l’Histoire.
Autre particularité festive, c’est l’attachement des « cercles » communistes de la région d’Aubagne au 21 septembre, cette date constituant d’ailleurs, comme le 24 février, le titre de certains d’entre eux. Il faut y ajouter le 1er mai, jour au cours duquel le drapeau rouge est hissé devant l’entrée.
Notons que ces lieux sont précisément définis par les locuteurs : « Le cercle, c’est la mairie ! » Malgré tout, au village, on ne parle pas de parti politique, comme s’il existait un tabou à cet endroit, à moins que ce soit par simplification, ce qui expliquerait la persistance de la formule paradigmatique et certes ancienne, « les Rouges et les Blancs ». Ainsi que le remarque très justement Irène Bellier [Abélès, Jeudy, 1997 : 136], la question est de savoir si les individus font de l’institution un lieu de culture et si l’institution est le foyer d’une culture singulière. Dans le cas du « cercle », il semble bien que l’institution en question réponde à ces interrogations en tant que lieu de production et de reproduction culturelle notamment par le biais du rituel festif.
Dans cette interaction au sein de la commune, à quoi correspond réellement le cercle ?
« Réfléchir à l’institution en partant de l’idée qu’elle constitue un microcosme permet aussi bien d’explorer ses frontières et les relations qu’elle entretient avec des unités semblables ou d’ordre distinct, que de considérer les pratiques de ses “ressortissants” et les idées qu’ils mettent en œuvre » [Abélès, Jeudy, 1997 : 134]. Dans cette perspective, nous avons vu cette institution comme un contre-pouvoir ou une sorte d’antichambre de la mairie. C’est, en effet, à la fois une manière de préparer les élections et de contrôler le maire quand il a été élu. Peut-être aussi une façon de considérer qu’en fait tout se joue au cercle et non à la mairie. Les faits paraissent relativement clairs dans les écrits d’un militant communiste d’Aubagne [Grimaud, 1980] : « La proclamation des résultats des municipales de 1965 déchaîna l’enthousiasme et cette foule en délire, nouveaux élus en tête, se dirigea vers le cours Beaumond, vers ce cercle de l’Harmonie qui, il faut bien le dire, était le vainqueur de cette journée […], dans ces heures de joie, nous nous sentions près de nos Anciens, nous leur apportions, dans les murs qu’ils avaient bâtis, la réalisation de leurs rêves […]. Le doyen d’âge prit la parole et remercia le cercle de l’Harmonie et son président pour l’appui apporté pendant la campagne électorale. Le maire prit place dans le fauteuil. » On le voit, la mairie, c’est bien sûr le but, mais est-ce que tout n’a pas déjà été joué ailleurs ? Peut-on aller jusqu’à avancer l’idée d’un doublet de la mairie incarné par le cercle ? À moins qu’il ne s’agisse d’une manifestation de ce goût pour la liberté, tant apprécié par les Provençaux ? Les règles du jeu politique obligent à la confrontation, surtout lorsque deux « cercles » sont en présence. Le champ lexical de la guerre chez les locuteurs est riche : le cercle adverse « doit être démoli », les « processions interdites », la « date de Carnaval déplacée » dans le calendrier. On oublie pour un temps les moqueries à l’égard des communes voisines, et « l’état de guerre engendre une situation de contre-société animée par la tension interne et la propension révulsive » [Abélès, Jeudy, 1997 : 113]. L’état de guerre est à la fois une rupture – ici une rupture pour la conquête de la mairie – et une façon de consolider la cohésion du groupe et d’assurer sa continuité.
Quant au ressort réel qui pousse les bellicistes vers l’extrémisme, il paraît bien appartenir au domaine du symbolique et plus précisément du patrimoine symbolique, de l’identité politique, mais la guerre aura-t-elle jamais lieu ? Dans cet état plus ou moins chronique de guerre, l’observateur est tenté de qualifier cet aspect de « jeu politique critique » qui oscille dangereusement vers la fragmentation extrême de la sociabilité. C’est notamment le cas avec la commune de Saint-Zacharie, qui a connu le cercle des Rouges, celui des Blancs et celui des Jaunes (fondé par des dissidents des Rouges). Ces conditions conduisent à la prise de conscience d’un risque de fracture irrémédiable, comme cela se passe dans les communes modestes où la fusion des deux « cercles » est un mariage de raison. Dans ces perspectives, un discours digne d’intérêt est celui tenu par bon nombre de membres qui regrettent la trop grande fragmentation des partis politiques au plan national, ce qui finit par « brouiller les pistes » et gêner le débat. En fait, avec cette remarque, on met le doigt sur une divergence importante entre, d’une part, la politique au village qui s’inscrit dans une dichotomie qui puise ses origines très loin dans l’histoire, dans la mémoire et les choix locaux de chacun, et, d’autre part, la politique nationale qui s’avère plus anonyme et comme échappant aux villageois par la complexité des divisions et des repères.
À ce propos, la théorie du contrat social resurgit dans ce microcosme politique qui s’avère être un laboratoire de sciences politiques ; dans une pénétrante analyse de la souveraineté [Esprit, 2002 : 156] Mickael Foessel insiste sur ce point en citant Rousseau et « son refus de toute représentation de la souveraineté [qui] s’explique par le souci de ne pas séparer l’origine de toute légitimité politique (le peuple) de l’exercice du pouvoir ». Mais n’imaginons pas le village provençal comme un camp retranché où chacun vit de son côté. Certes, il y a les habitudes, mais, interrelations aidant, le moment des élections cristallise des conflits qui sommeillaient. Conflits enracinés dans l’imaginaire autant que liés aux engagements historiques (récents ou anciens) : Occupation, Front populaire, séparation de l’Église et de l’État, 1851, Révolution… Il est vrai que derrière l’enjeu d’une « appropriation de la commune » par un maire d’une certaine « couleur » politique se profile la continuité de l’appartenance du village à une histoire locale cohérente, et son basculement remet en question l’identité même à laquelle les habitants sont attachés. C’est pourquoi, au-delà du choix électoral individuel, se situe l’image du village, qui fut pour certains d’abord situé en haut de la colline, là où l’on trouve toujours le cercle des Blancs ou des Anciens, alors que pour d’autres elle se vit là où les Rouges ou les Jeunes venus après eux se sont installés, où se trouvent leur « cercle », les travailleurs, leur coopérative : en bas.
D’ailleurs, dans cette dialectique qui puise dans un culte unanime des Anciens (même les Jeunes ont leurs Anciens), chacun obéit et se subordonne à son mythe politique fondateur, tout en le transmutant en pouvoir par le biais d’un puissant esprit de liberté. Rappelons le passage d’un discours de Fabre d’Églantine le 3 brumaire an II [Le Moniteur, 18 : 683] qui met en relief la place de l’imaginaire, même si le terme est absent : « Il faut se saisir de l’imagination des hommes pour la gouverner. » Le prolongement du capital symbolique en tant que légitimité traditionnelle, on le retrouve encore dans les monographies, qu’elles soient écrites par un « bord » ou par un autre. C’est bien dans l’écriture de son histoire, qu’on peut (ou pas) s’identifier et cristalliser l’imaginaire, aussi bien que dans la guerre des noms de rues ou dans le choix des journaux, des écoles… La délimitation de l’espace du politique passe même par les proverbes. Ainsi, à Aubagne, la règle du jeu est claire : « Un cop, cadun, maire d’Aubagno » et ce goût bien méridional pour le jeu se retrouve dans les jeux de cartes, le jeu de boules, la chasse ou le jeu de ballon.
Ces pratiques ne sont pas innocentes : sont-elles initiation ou jeu politique ? On l’a vu, enfermer uniquement la politique du village dans des luttes électorales serait réducteur. Il semble à la fois que le cercle constitue une sorte de « forum intérieur » où les élections se préparent selon des critères ne coïncidant pas nécessairement avec ceux de la nation ; et que le jeu politique relève d’une mentalité globale régulant la vie quotidienne dont la dimension rituelle est importante. La culture dite « traditionnelle » peut éventuellement confirmer ces recherches. La Pastorale (pièce de théâtre en langue d’oc régulièrement jouée à Noël) met en scène une communauté villageoise réconciliée autour de la naissance de l’Enfant Jésus. D’une certaine manière, elle se fait l’écho utopique d’un village idéal, impossible à concevoir. Cette mise en « abyme » via La Pastorale est d’autant plus savoureuse qu’elle est souvent représentée par et dans un cercle.
Enfin, la longue durée montre combien, dès le xive siècle, la confrérie du Saint-Esprit est à la source de la notion de communauté d’habitants [Baudot, 1984 : 235-244]. Celle-ci possédait déjà un grenier, produisait son vin et établissait ses réunions dans la chapelle.
Soulignons que fréquemment le capitaine de bravade ou l’abbé de la jeunesse, sinon le recteur de la confrérie, est un consul. Là encore, on retrouve le lien discret entre espace festif et espace politique.
Maillon essentiel dans la transmission du pouvoir et du savoir politique, le cercle, par le rôle qu’il accorde au rituel, et surtout par son caractère de propriété indivise entre les membres qui garantit l’égalité entre eux, montre qu’il existe un lien entre les modes de transmission du patrimoine en général et du patrimoine symbolique auquel participe le politique. Ainsi, on rejoint Marie Cuillerai et Marc Abélès : « Individus et groupes produisent leurs propres paysages, les ethnoscapes, eu égard à leurs propres origines et aux avatars qu’ils subissent. La notion de paysage est elle-même ambiguë : elle connote tout à la fois l’extérieur, le monde tel qu’il nous apparaît, mais tout autant l’intériorité, la représentation que nous portons en nous » [2002 : 17]. Mais le cercle peut aussi s’interpréter en tant que théâtre, espace, où le fait politique est dédramatisé par sa mise en scène. Ou bien encore être vu comme synthèse relativement réussie de la vie privée et de la vie publique, puisque c’est dans cet espace privé qu’on débat de la vie politique. Enfin, on a déjà indiqué [Chabert, 1991] combien les pratiques provençales (tout au moins pour ce qui est de la sociabilité) présentaient d’affinités avec notre voisin italien. Il est clair que les cercles socialistes, tant à Florence (« Circolo arci ») que dans le nord de l’Italie avec « Forza Italia » (mouvement politique de droite) autour de Silvio Berlusconi, y sont puissamment organisés. Ainsi lit-on dans le journal Le Monde [2003] : « Forza Italia est pourtant devenue aujourd’hui une formation solidement enracinée grâce aux liens noués avec les cercles et les associations professionnelles. » ?